À peine il verrouille son téléphone que Pavel se laisse tomber sur son oreiller. Il fixe les lumières qui dansent sur son plafond et s'attend à ce que Vivienne l'appelle. Non. Elle n'appellera pas. Vivienne sait, Vivienne le connait et anticipe déjà qu'il se relève pour aller machinalement mettre ses chaussures. Parce que Pavel le fait, comme un bon petit soldat programmé à obéir à sa reine - au centre de son univers, quand bien même il aura passé des années à essayer de se détacher d'elle.

Habillé d'un pantalon de jogging et d'un débardeur blanc, il n'enfile pas de veste et sort avec le même habit dans lequel il s'est couché. Le vent frais de la nuit déjà bien entamée le heurte de plein fouet. Il doit traverser les rues encore animée d'Agôn District pour rejoindre l'Atè. Ça tombe bien, il vit en bordure - jamais trop loin de Vivienne. Pavel est une planète bien ancrée à son système, et jamais il ne dévie trop loin de sa rotation originelle.

Une fois devant la porte de son studio, Pavel lève la main pour toquer. Il fronce les sourcils et hésite, soucieux de n'entendre aucun bruit. Est-ce que Vivienne a vraiment besoin de lui ? Est-ce qu'il sera à la hauteur ou s'est-elle empressé de convier quelqu'un d'autre ? Pavel pense que ça serait gênant s'il les surprend.

Ça l'encourage à frapper contre la porte, trois fois.
Comme les coups du destin ;
comme l'Ordre.
Elle sait que c'est Lui et pas l'imposteur qui prendra un jour la place dont il n'a jamais voulu.

Viv ?

Quand elle ouvre, Pavel se force à ne pas s'attarder sur les détails de son tissu noir et tranparent ; il se concentre sur son visage, respectueusement. Elle avait toujours trouvé ça chiant, cette pudeur qu'il s'imposait déjà enfant.

Tu savais que je viendrai, hein ?

Mais désormais, Pavel exprime sa frustration - celle d'être toujours lié à elle malgré leur désengagement.

Tu es pénible.

Lâche-t-il sur un ton de reproche, tout en entrant.

Les insectes. Pavel fronce les sourcils et accuse le coup. Il est las mais demeure loyal. Ce n'est pas la première fois que Vivienne se laisse corrompre par les visions horrifiques que lui génèrent ses traumatismes évidents. Mais Pavel aussi est traumatisé, d'une autre manière - et il lui est difficile de diagnostiquer correctement les troubles dont est victime celle qui fut pendant des années la seule personne qui comptait. Son bien-être primait sur celui des autres, même sur le sien, même sur son intégrité.

Comme par automatisme, Pavel ouvre les bras et l'enjoint à se rapprocher pour qu'il puisse l'enlacer. Il la serre contre lui et lui caresse la tête, d'une main qui se veut plus rassurante que possessive.

Tout va bien Viv', ce n'est pas réel. Tout va bien, je suis là.

Il dépose un baiser sur sa tempe et frotte son dos. Il s'oublie, ne pense pas aux réactions naturelles que son corps pourrait avoir à son contact - comme une mémoire interne qui se rappelle ; avant il avait le droit.

Je vais les chasser pour toi. Après tu te rendors ? Jure-le. Je veux que tu te reposes, tu as beaucoup à faire demain.

Gérer une adelphie comme celle d'Hécate n'est pas de tout repos ; c'était comme commander un clan, sauf qu'il n'y a parmi ses frères et soeurs aucun adorateur intrusif ou aucun ancêtre abusif.

Si Pavel en avait le courage, il les tuerait tous pour ça.

Même ses soupirs font mal. Pavel souffre du corps, de coeur - il souffre à en crever quand elle est dans les parages. Mais comme un papillon de nuit, il ne peut pas s'empêcher de voler autour d'elle. Elle est son phare dans la nuit ; tout comme elle est aussi la mascarade qui l'envoie s'échouer contre des rochers ; qui l'envoie au naufrage. A chaque vague de chaleur, Pavel accuse des haut-le-coeur. Ses muscles tétanisent. Il en a envie oui, peut-être parce qu'il a été formaté pour ne jamais réussir à la détester.

Je pourrais bien. Je pourrais te mordre si tu me le demandais.

Ne me donne pas d'ordre. Et l'étreinte devient captivité. Pavel ourle un sourire gêné ; s'excuse d'exister dans un regard qui déborde pourtant d'une générosité déplacée. Il a tant à offrir et se sent dépassé d'être interprété de la sorte - à peine, comme s'il n'existait qu'à moitié.

Viv. Tu ne penses pas ce que tu dis, hein ?

Il caresse maladroitement la surface lisse de son dos, drapé d'une soie douce.

Tu es tellement égoïste. Tu blesses. Tu ne t'en rends pas compte.

Pavel se détache d'elle et inspecte l'entrée ; il s'avance ensuite dans le studio à la recherche d'insectes imaginaires. Se retourne et attrape la main de Vivienne pour l'escorter jusqu'à son lit aux draps défaits.

C'est une énième défaite.

Il est incensé d'essayer de raisonner Vivienne lorsqu'elle est dans cet état. Pavel le sait bien - il se hait intensément d'avoir cru un seul instant que ce soir serait différent. Il fixe Vivienne d'un mélange d'amour puissant et de ressentiments. Elle se trompe sur toute la ligne : Pavel n'a pas peur. Il se permet de la corriger d'une voix douce.

Ce n'est pas de la crainte que j'ai envers toi, mais de la colère.

Quand il la tient contre son torse, Pavel ne les perçoit pas comme deux adultes mais comme ces enfants qu'ils étaient, à la maison. Il est nostalgique de cette époque où il la suivait dans les champs de pissenlits et de bourraches. Il figure la ligne fine et gracile de son dos, ses longs cheveux qu'ils lui interdisaient de couper, flottant au gré du vent. Il ne savait pas encore ce qu'elle était. Et c'est cette ignorance qu'il regrette amèrement.

Elle est légitime, ma colère. Tu m'as laissé partir et tu me traites encore comme ton chien.

Est-ce que Vivienne entend seulement ? Terrée et cloitrée au fond de son propre corps, malmenée par son esprit déviant. Pavel se mord la lèvre. Il la couche sur son lit et s'assoit à côté d'elle. Il s'interdit de la détailler car il rejette encore tous les aspects de son obcénité. Il la désire mais c'est trop dur. Il la hait.

Parfois j'aimerai que tu disparaisses.

Avoue-t-il du bout de la langue, dans un murmure honteux. Il se sent maintenant adolescent, quand il s'imposait les fréquentations de Vivienne, qu'il vivait au travers d'elle dans l'espoir candide et désespéré qu'elle le soumette.

Elle l'avait déjà fait.

Mais même ça tu m'en empêches ! Une vie sans toi me désespère. Je t'en voudrais éternellement de m'avoir enchainé à toi de cette manière.