Cecil pleurait encore, sans larmes ni tristesse palpable, les tulipes fanées dans le jardin qu'il tenait jadis avec Arden, désormais condamné, à l'abandon. Il n'y avait plus d'amour pour le retenir de basculer du mauvais côté, plus de tendresse pour le ramener à la raison, plus d'enchanteresse pour le ramener à la maison. Il n'y avait que le vide et la haine, qui grouillaient en son sein et y faisaient pousser des mauvaises herbes. Cecil avait pris la décision de trahir sa parole ; celle donnée aux Olympiens pour débusquer lui-même les rats qui se faufilaient sur l'île, sous leurs yeux ébahis et leurs mains impuissantes.

Et pour cela,
il allait avoir besoin de ses plus proches alliés.

Cecil attend Caden, assis en bord de plage. Dos au chemin de galet, il fait face à la mer. A quelques pas d'ici, il connait par coeur la route qui le mènerait à l'ancienne maison d'Arden.

Il sent une présence dans son dos. Il n'a pas besoin de se retourner pour reconnaitre le silence de son ami.

Bonjour Caden.

Et il attend que celui-ci le rejoigne, sur le petit monticule de sable sur lequel Cecil s'est lui-même élevé. Ses yeux ne se sont pas détourné de l'horizon. Cecil est apaisé par le bruit des vagues. Il aime cet endroit parce qu'il est encore préservé des jeunes demi-dieux profitant des dernières semaines de beau temps, à surfer et à nager.

Je voulais te voir. J'ai un projet et je pense qu'il pourrait t'intéresser.

Enfin, Cecil tourne la tête vers son ami, qu'il gratifie d'un sourire cruel.

Durant le conseil, j'ai défendu la chasse aux traitres, la mise à mort de ceux qui fricotent de près ou de loin avec les monstres. Ah ! Évidemment, ils ont laissé partir Amouretti avec ses bagages et des remerciements. Ça m'écoeure.

Il pousse un soupire, vite englouti par un rictus désabusé.

On devrait prendre les choses en main, qu'en penses-tu ? La direction de l'île tangue et ne restera pas sous notre coupe bien longtemps. On doit s'y préparer.

C'est ce qu'il aime, dans les rares personnalités qui composent son cercle d'amis (faible et peu étendu) - la compréhension par le silence, l'acceptation dans les gestes, l'abnégation dans la décence. Cecil n'accorde pas un seul regard à Caden ; il s'obstine à fixer la vue devant lui. Il se connait par coeur et sait que le déferlement des vagues suffira à l'apaiser.

Évidemment que j'ai déjà un plan. J'ai toujours un plan. C'est bien connu ! Cecil Warren, le serpent venimeux a toujours une longueur d'avance. Normal parce qu'il ment et triche !

Il éclate d'un rire sardonique, brusqué par des accusations qu'il ne fait que retranscrire, amer.

Je vais bien.

Répond-il sèchement. Il a du mal à se laisser totalement aller, frustré et tendu, nerveux, abattu - il a du mal à retenir le brasier en son sein. Il voudrait tout voir brûler.

Je ne t'ai pas demandé de venir pour qu'on parle d'Arden. Je voulais te parler de l'île, et de ce grand projet auquel j'ai pensé.

Le nom d'Arden qui s'envole d'entre ses lèvres ; il n'y fait pas attention. Il tourne enfin la tête, un sourire féroce illumine son faciès.

Divine a quitté les Spartes. Je lui ai soufflé de le faire.

Cecil se pense plus important qu'il ne l'est, comme un marionnettiste à l'origine de l'effondrement du monde.

Et maintenant, je coopère avec la milice. Je veux purifier cette île, Caden. Je veux débusquer ces rats malodorants qui pensent se cacher derrière leur immunité. Je veux que le sang coule en offrande aux Dieux que nous ne cessons de décevoir. Toi, tu comprends, hein ? Tu comprends mon sens de la justice.

Arrête-moi.
Maintenant.
Ou suis-moi jusqu'au bout, aveuglement.

Pas cool et Cecil tourne enfin la tête vers Caden. Son sourire est un peu moralisateur, il contracte les muscles de son visage pour réprimer un rire moqueur. Ouai, pas cool. Mais Cecil n'avait pas eu le temps et l'espace pour considérer les besoins et l'équilibre des autres - il avait saisi l'opportunité de se rallier à la milice pour se rapprocher de ses objectifs. Il avait pensé, un peu naïvement (et c'est assez rare pour ça ait le mérite d'être soulevé), que Caden accueillerait sa légitimité.

C'est pour le mieux, je t'assure. Nous devrions nous préparer, choisir une porte de sortie pour quand la direction de l'île s'écroulera et qu'une autre voudra prendre légitimement le pouvoir.

Caden le rassure. Caden assure le comprendre ; le peut-il seulement ? Cecil est convaincu de son engagement. Il ne fait pas trainer plus longtemps l'exposition tant attendu de son plan.

J'aimerai ouvrir un bureau de renseignement. Nous serions en dehors de la politique actuelle ; nous informerons la milice des comportements plus que suspects ; ils ouvriront une enquête eux-mêmes. Qui sommes-nous Caden ? Nous sommes des olympiens et c'est vers toi naturellement que je suis venu en premier.

Il ajoute, sur une pointe de cynisme, à peine perceptible sous toutes les couches doucereuses.

Ellair aussi. Il sait, mais ce n'est pas comme toi. Ellair suivra.

Même si leurs avis sur la question divergent, Cecil écoute respectueusement et accueille son opinion sans le remettre en question. Il le gratifie même d'un petit sourire complaisant, qui, parce que c'est Caden, est dénué de mépris. Cecil ne peut pas prédire l'avenir, seulement la guerre. Il a confiance dans le jugement de Nemesis qui coule dans les veines de son ami mais pressent un grand effondrement. Ça lui ferait plaisir d'en être à l'origine mais Cecil est lucide : la faux sera dans les mains des égarés ou des spartes ; lui doit seulement préparer ses arrières.

Pense comme tu veux mais fais-moi confiance. J'aimerai avoir la foi, comme toi. Je préfère me préparer au pire.

Il inspire un grand coup et songe aux conséquences directes d'une telle confidence.

Je n'en ai pas parlé à David. Pas encore. Je viens vers toi en premier, je n'ai pas menti.

Et parce que ça serait inutile de mentir à un fils de Nemesis, tout simplement. Cecil connait bien les pouvoirs de Caden et même s'il maitrise avec excellence les rouages du langage, qu'il sait tordre les propos leur donner d'autres significations, il joue franc jeu pour s'assurer de le garder dans son équipe. L'honnêteté est parfois la clé de l'alliance parfaite.

Ellair, évidemment.

Il ajoute, sur un ton plus léger.

Simca Sugawara m'intéresse. Ses capacités de nécromancie, notamment. Je sais que tu l'exècres, car sa naissance est maudite. Mais si tu prenais le temps de creuser ... un peu plus en profondeur, tu serais surpris.

Il n'en dira pas plus, cependant.
Cecil garde des secrets à double tour que même son meilleur ami ne saurait lui délier la langue.
((pour l'instant))

La réaction ne se fait pas attendre. Cecil sent ses muscles se tendre. Il fait craquer sa nuque et ne répond pas tout de suite. Il comprend et entend la haine de Caden ; il s'amusait jadis à la partager, cependant les temps ont changé et Cecil a besoin d'alliés. Il est peu entouré et ce ne sont pas Caden et Ellair qui iront le ramasser quand une horde d'ennemis viendront tour à tour le piétiner. Rompre avec Arden Li, la préférée de Nausikaa comme il la surnomme dans ses cauchemars, lui a apporté plus d'instabilité que son couple lui avait apporté de sérénité.

Attends-

Mais Caden profère des allégations qui brûlent les oreilles chastes de Cecil. Il le toise en hauteur. Ses doigts s'enfoncent dans le sable pour agripper une poignée qu'il serre fort dans sa paume avant de relâcher, lentement.

Je ne la baise pas non.

Pas encore, se serait-il permis d'ajouter si son coeur ne pleurait pas encore les bras d'Arden. Il ne nie pas son attirance étrange envers la fille de Thanatos. Elle est capable d'atrocités et ça plait à Cecil - une femme qui ne recule devant rien.

Et toi ? Est-ce que ton égo est aussi fragile pour que tu te sentes menacé par cette fille ? Tu ne travailleras pas directement avec elle. Tu n'auras même pas à la croiser si tu préfères rester à distance. Peut-être même qu'elle me dira non. Si seulement tu pouvais la voir à son plein potentiel, Caden. Sa maitrise des fantômes est un atout qu'on ne peut pas négliger. Imagine... avoir accès à toutes les conversations de l'île, il suffit d'hanter n'importe qui et de demander à Simca ce que les spectres ont entendu, tapis dans l'obscurité.

Il soupire, il savait que ce serait un combat difficile à mener. Caden a ses raisons de la détester et Cecil veut bien les entendre - à condition qu'il entende raison.

Cecil tâte le terrain. Il sait qu'il marche sur du verre et qu'il se doit d'être extrêmement prudent dans l'étalage de ses plans. Il connait Caden et sa manière logique et sapide de penser. Alors, par respect pour son ami, il réprime le sourire victorieux qui monte à ses lèvres lorsqu'il l'entend peu à peu céder. Cecil est sérieux - sincère dans l'estime qu'il porte aux capacités de Simca. Or, il s'en méfie encore comme de la peste et préfère l'avoir de son côté pour mieux la contrôler qu'en faire une ennemie ou un acte manqué.

Bien ! Alors c'est réglé. Je trouverai un moyen de l'aborder pour lui en parler. Je suis sûr qu'elle se montrera très intéressée par cette légitimité qu'on lui offrira en retour.

Il ne s'étale pas davantage. Il va même pour passer à un autre sujet, plus détendu maintenant qu'il sait que son ami sera de la partie. Mais Caden insiste et Cecil, sans bouger la tête, oriente ses yeux sur le côté pour le scruter dans sa périphérie.

Tu veux que je jure, c'est ça ?

Il glousse et porte son poing à sa bouche en continuant de ricaner.

Si elle nous trahit, je la mettrai à genoux et je la battrai avec tendresse. Ensuite je lui arracherai la tête.

Il ajoute, sur un ton ignoble car il se veut volontairement clivant :

Tu sais ce que je sais d'elle ? C'est que ça l'exciterait, probablement. Elle n'attend que ça.

Et ça l'intrigue, Cecil. Ça le fascine, même. Depuis le début il la sent différente de toutes les personnes qu'il a un jour côtoyé sur cette île et même en dehors.

Cecil rit de bon coeur. Il ne se sent pas offensé par le dégout exprimé par Caden. Au contraire, ça le flatte d'une certaine manière. C'est la première fois qu'il se permet d'être aussi joviale depuis la rupture, depuis qu'il a littéralement pété un câble face à Arden. Il sent que ses mains ne tremblent plus et que les pulsions de violence se sont évanouis dans la nature. Parler de Simca et de ses ébats sexuels avec lui le détend ; c'est léger et innocent.

Je te raconterai si ça arrive.

Il le dit car il est sincère mais il le dit aussi un peu sans le penser. Il y a un monde où il fantasme, bizarrement, ses lèvres se poser sur celles de Simca ; une étreinte morbide où ils se chuchoteraient leurs secrets inavoués. Et ça, il n'a pas spécialement envie de le partager avec Caden. Il veut jalousement garder pour lui tout ce que Simca aurait à exploiter.

Mais surveille ton langage mon ami, on parle quand même de notre future collaboratrice, si tout se passe bien dans le meilleur des mondes.

Il se lève et lui tapote l'épaule.

J'ai rendez-vous avec Ellair. Je suis heureux, Caden. Heureux, vraiment. Tu me rends heureux.

Il abuse des mots, il en fait trop. Cecil retire sa main avant que son geste de politesse se mue en caresse.

Passe à la maison, demain soir. Je te servirai du vin et on pourra en discuter davantage.

C'est une invitation qui n'en est pas vraiment une. Caden est toujours le bienvenue chez Cecil.

Je te révélerai en avant première qui je compte choisir pour la brigade d'élite parmi mes adelphes. Je te laisse vingt-quatre heures pour y méditer. Si tu tombes juste, alors je te dirai un autre secret.

Il glousse, mystérieux. Tournes les talons. C'est malin, maintenant ; quand il ferme les yeux sur le chemin, lui apparait le visage de la fille de Thanatos, le corps tordu de plaisir et de douleur. Cecil fronce les sourcils et rougit.