C'était une soirée identique à celle où il avait croisé Sohel avant le grand incident ; de ces soirées auxquelles Themisto n'était pas vraiment invité, mais quelqu'un qui connaissait quelqu'un qu'il connaissait lui en avait parlé et il s'y était faufilé l'air de rien, l'air surtout pas coupable. Il y avait ds visages familiers, d'autres moins, alors il lâcha quelques salutations hasardeuses appuyées d'un aplomb tout à fait feint puis disparut dans la foule, tenta de se faire invisible.

Les jours s'étiraient, depuis le concert. Ils s'étiraient à cause des longues nuits d'insomnie, à cause des images qui défilaient derrière ses paupières closes et les questions incessantes qui lui martelaient la tête : est-ce que j'aurais pu faire mieux ? Est-ce que j'aurais pu empêcher le pire ? Est-ce que c'est prétentieux, de se croire capable d'empêcher quoi que ce soit d'aussi imprévisible et inéluctable que la mort ?

Et pour oublier la fatigue et la culpabilité et tout le reste, il se noyait dans le bruit, dans cette musique trop forte, dans les gens, si vivants dans leur agitation et leurs rires ivres et leurs petites colères vexées. Dans leur flirt, dans leur timidité, dans leurs chants et leurs paris. Bientôt, il lui faudrait affronter demain. Affronter Sohel, affronter sa propre faiblesse, affronter ses adelphes et leurs propres émotions, leurs propres traumatismes, et prendre des décisions. Demain.

Un demain fictif, flou, qui s'étalait entre l'heure à venir et les dix mois prochains.

Themisto cogna alors une autre épaule, par mégarde, par manque de conscience de tout ce qui se passait autour de lui - parce qu'il ne voulait pas avoir trop conscience des tas d'autres fuites identiques à la sienne qui se jouaient - et il lâcha un désolé automatique, puis se figea lorsqu'il reconnut ce visage devant lui. Il se fit raide, statique, sourd au chaos alentour.

Il lui rappelait ce cauchemar, ce visage, et Themisto tourna livide. Il était là, cet homme, le soir où le minotaure les avait attaqués.

Themisto se força à prendre une profonde inspiration. Tout allait bien. Il était à Nausikaa, et aucun monstre n'était en mesure de passer les portes de Nausikaa, et cet homme n'était pas de ceux qu'on avait aperçu fuir avec les monstres. Il était une victime de plus de ce massacre, de ceux qu'il avait entendu crier et vu se décomposer et qui était passé à peu de chose de périr, lui aussi.

Là, maintenant, il(s) ne craignai(en)t rien.

"Themisto," répondit-il sans le lâcher du regard, impressionné par la vitesse avec laquelle l'homme avait descendu sa coupe. Axel, si le nom hurlé ce soir-là était le bon. "Je pensais pas te revoir. On s'était même pas présentés à ce moment-là. Enfin, je crois pas. C'est flou."

Une remarque tout à fait inutile au demeurant, qu'il aurait pu se retenir de partager, mais elle était l'expression sincère de ses pensées. Tous ces gens qui avaient échappé au Minotaure ce soir-là, il avait oublié qu'ils partageaient sa vie. Qu'ils partageaient sa ville. Qu'ils existaient au dehors de ses cauchemars.

Quelque part, cela le rassurait. La vie continuait pour eux ; alors il n'y avait aucune raison qu'elle ne continue pas pour lui.

"Encore désolé pour la bousculade. C'est animé ici."

Themisto cligna des yeux, surpris par la légèreté d'Axel, par cette remarque innocente qui aurait pu le faire rougir, eut-il été plus timide, moins confiant. Mais son rire avait quelque chose de communicatif, bien qu'il manquait un brin de naturel, et Themisto hocha la tête pour agréer avec lui ; lui n'avait pas oublié le nom d'Axel après tout.

Il y avait quelque chose dans la gestuel d'Axel qui donnait l'impression à Themisto d'être accidentellement monté sur scène et d'assister aux premières loges aux répétitions d'un acteur amoureux des grands gestes et de la démesure. C'était un personnage, comme on disait des gens comme lui, et Themisto n'était pas habitué à côtoyer gens si extravagants. Ou bien n'était-ce que l'ivresse qui le rendait si fantasque ? Il sentait l'alcool, avait descendu un second verre juste sous ses yeux, et Themisto doutait qu'il s'agisse des seuls engloutis ce soir.

Et ses paroles le confirment.

"Cette fête est de toi ? On peut en effet dire que tu as mis les moyens." Themisto s'était invité sans connaître l'hôte, et c'était maintenant corrigé. "Et est-ce que ça fonctionne ? Est-ce qu'on oublie vraiment tout ?"

C'était une taquinerie avec un fond de vrai question ; une envie inavouable de devenir un déchet l'espace d'un soir tout en ayant peur de ce que cela pourrait entraîner. L'envie de recommencer. L'envie de ne plus jamais se confronter à la réalité et juste fuir, fuir et fuir encore. Themisto aimait s'amuser, perdre un peu la tête. Il n'avait jamais aimé se réveiller avec des trous dans ses souvenirs, l'impression d'avoir gaffé, des numéros d'inconnus dans son rainphone.

Et contrairement à ce qu'affirmait l'adage, il n'était pas certain qu'il faille un début à tout.

Non. Non, il ne voulait pas être confronté à sa tristesse. Il ne voulait pas en être la source non plus. Il n'aurait pas dû lui parler, pas dû venir, pas dû survivre, ajouta en tout dernier une voix vicieuse dans le fond de son esprit qu'il chassa en secouant la tête comme un chien sous la pluie.

Themisto enfonça les mains au fond de ses poches à la recherche d'excuses qu'il ignorait comment formuler, d'une tactique de fuite délicate qu'il peinait à construire. Puis était-ce la bonne solution, fuir ? Il n'en savait rien. Comme Axel, il n'en savait rien du tout.

"Désolé," marmonna-t-il, parce que c'était un début. C'était trop faible et ridicule, vraiment, mais la simplicité valait mieux que le silence. "Pardon. Je peux partir. Je vais partir. Je veux pas être le démon de quelqu'un."

Ils en côtoyaient déjà bien assez. Des vrais, des ombres, des souvenirs au creux de la nuit.

La foule et sa frénésie et le volume de la musique perdaient de leur charme alors que leur hôte se décomposait sous ses yeux. C'était insultant qu'on puisse s'amuser autant quand quelqu'un, là, au milieu de toute cette agitation décomplexée, se fissurait.

Themisto agit sans réfléchir ; il attira Axel contre lui pour une étreinte maladroite. Il ne le connaissait pas vraiment. On ne pouvait pas qualifier d'ami quelqu'un qu'on avait simplement failli voir mourir.

Probablement qu'Axel n'allait pas tarder à le repousser ; et comme annoncé, il partirait, pour que lui au moins puisse fuir l'horreur de ses souvenirs en paix.