(cw mention d'alcool et d'actes sexuels, vomi)
t'es encore plus beau en vrai ! c'est un compliment sans l'être, formulé par une inconnue qui ne sait rien. elle ne sait pas que daniel a changé. elle s'expliquera sûrement la différence avec les photos par ce qu'on appelle le charisme et plus vulgairement le sex-appeal. elle ignore que son amour s'inspire des sens : daniel sent le sexe, il en empeste par tous ses pores. qu'importe que le contexte n'ait rien de glamour - ce ne sera pas la première fois qu'il le fait dans les toilettes d'un bar. ici, rien de prétentieux, rien qu'une familiarité triviale et primaire au goût de nostalgie. l'étrangère a remonté sa robe courte afin de se mettre à genoux sur le sol. ce sol-là colle sous les semelles alors c'est un peu triste pour une si belle femme de s'y abaisser ainsi, voilà ce que pense daniel pendant qu'elle s'affaire à baisser son pantalon.
bah alors ? qu'est-ce qui t'arrive ? hein ? elle est déçue, il est stupéfait. je te plais pas ? hein quoi mais si, pourtant rien n'y fait, il faut se rendre à l'évidence, son corps demeure tiède sous les baisers. pris d'une nausée soudaine, daniel recule dans un sursaut - trop tard, son estomac se retourne et son contenu se déverse sur ce sol déjà immonde, souille la belle femme au passage, voilà, elle n'aurait pas du se mettre à genoux... ah mais c'est dégueulasse ! oui, c'est dégueulasse, tout ceci l'est : daniel a le vertige et ne la regarde déjà plus. penché sur le lavabo, il se rince sans conviction avant de prendre la fuite.

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dans le vacarme du bar, daniel s'enlise et se rassure. tout va pour le mieux - à brooklyn, chez lui, il connait presque tout le monde et ceux qu'il ne connait pas le connaissent, lui.
apercevoir farrow ne le surprend pas. ils naviguent tous deux ce monde volatile aux silhouettes en clair-obscur depuis des années. si daniel s'est déjà trouvé tenté de l'ignorer, il s'en est montré parfaitement incapable. farrow n'est pas un enfant de l'amour mais son visage a ce quelque chose qui fait qu'on lui pardonne toujours tout. assis seul, immense et très droit, son profil est comme une ombre envoûtante sous les lumières changeantes de la piste. il est beau comme une apparition. c'est sûr et certain, daniel a trop bu ! il a trop bu, trop fumé, trop... non, il s'est rarement senti aussi sobre et demeure perplexe face à l'absence de brouillard. à croire qu'il s'est purgé de tous ses excès.
il s'avance comme un automate. ne s'annonce pas et court-circuite les salutations. à quoi bon ? on danse ? accompagné d'une main tendue vers farrow sans cérémonie. il se doit de rester fidèle à lui-même. non, j'rigole. daniel ne rit pas alors c'en est presque drôle. ce qu'il veut dire, c'est que c'est une plaisanterie, une absurdité lâchée comme ça et à laquelle il ne faudrait pas trop réfléchir. il n'attend pas qu'on l'invite pour tirer un tabouret et le rejoindre à sa table.
tu t'ennuies pas là tout seul ?
farrow et daniel se connaissent bien. en tout cas, daniel aime le penser. ils se connaissent bien, voilà, pas davantage, comme des camarades d'enfance se connaissent, mais pas très bien, pas par coeur. il le connait assez bien pour apprendre la courbe de ses épaules, celle de sa mâchoire ou de son nez. pas assez pour l'éprouver. allez, laisse-moi t'inviter. juste un verre, je sais que t'es raisonnable.

quand farrow se penche vers lui, daniel se rapproche à son tour, machinalement, afin qu'il puisse lui parler dans l'oreille. ainsi il peut entendre sa voix sans qu'elle ne soit dénaturée par le vacarme environnant. il remarque malgré lui la façon dont la lumière épouse le grain de sa peau ; se surprend à étudier les formes découpées sur ses pommettes et sur la courbe de sa mâchoire. le regard de farrow, noirci dans l'ombre de ses cils, est un aimant auquel il s'arrache presque instantanément.

tiens, pour toi. un verre de rhum commandé auprès d'un serveur qui passait près d'eux. daniel le fait glisser sur la table d'un geste habitué. il se rend compte qu'il ne sait pas si farrow aime le rhum. il s'est simplement dit qu'ils boiraient la même chose. santé. il trinque. un verre, juste un, même pour lui - c'est ce qu'il se dit avant d'avaler d'une traite. la nausée ne l'a pas quitté, ce serait trop beau : accoutumé à la sensation, il l'ignore, persuadé que son inhabituelle sobriété y est pour quelque chose.
pourquoi tu ne veux pas danser avec moi ?
daniel s'étouffe presque sur sa boisson. hein ? la voix étranglée d'une toux passagère, il est privé de sa répartie le temps d'un rire nerveux. son silence, aussi bref qu'il soit, est presque un miracle. parce que t'aurais dit oui ? il réalise qu'il n'a jamais vu farrow danser. qu'en est-il du contraire ? sur la piste, les silhouettes se succèdent et se confondent. c'est étrange, pour daniel, d'en être spectateur - d'ordinaire son corps se mêle aux autres avec nonchalance, l'air de vouloir prouver qu'il se moque de tout. farrow l'a peut-être déjà aperçu, les tempes luisantes et les mèches collées au front, attrapé en plein vol dans l'un de ces moments d'euphorie nocturne, plus animal qu'humain, prêt à s'envoler en feux d'artifice au-dessus de la foule.

par mimétisme peut-être, mais sans vraiment savoir ce qu'il fait, daniel a incliné la tête à son tour. dis, j'me demandais... sa question reste en suspens. soudainement, les reflets projetés par les glaçons sur les parois de son verre semblent susciter en lui un profond intérêt. il prétendra que ce n'était pas fait exprès, pour qu'on ne pense pas que cela le préoccupe. il ne le pense pas non plus. ça ne le préoccupe pas tant que ça. juste un peu. il réfléchit, c'est tout - comme tout le monde le fait. voilà ce qu'il se dit. comment t’as su ? enfin comment t'es sûr ? d'être... un vague geste de la main, qui ne veut rien dire. tu sais.

(mention d'homophobie)
il est possible que farrow ait un jour cédé à la même tentation. il est possible qu'alors, au contact des lèvres d'un autre, au goût de sa salive, il ait su. cette possibilité rassure daniel qui la sait pourtant fausse. il a l'habitude de se tromper, tous les soirs ou presque, drapé dans les draps tièdes d'un vice consommé sans amour. pour mieux acter son ignorance, il demande tout de même : toi, t'as su comme ça ? juste histoire de prouver, encore, qu'il ne comprend rien à ces choses-là. il aura tort, et c'est ce que l'on attend de celui qui se penche sur le sujet pour la première fois et qui découvre, innocemment, ce qui s'est toujours dissimulé derrière son horizon.
farrow a-t-il un jour eu peur, lui aussi, de savoir ?
daniel ne rit plus du tout. feindre l'amusement n'a pas d'intérêt en compagnie d'un visage si lisse, d'un dos si droit - même pour lui qui est vain. ses sourcils se sont froncés d'eux-mêmes quand farrow a rapproché son visage du sien. sous la table, là où leurs genoux se touchent, s'esquisse un avenir à la certitude redoutable qui n'a pas besoin d'un baiser. la bile au fond de son estomac ne puise pas sa chaleur dans la boisson : c'est déjà une réponse.

daniel voudrait croiser les jambes mais n'ose pas bouger, retenu par une émotion qui ne lui ressemble pas et qu'il ne parvient pas à comprendre. ça se terre là et ça chauffe, ça brûle dans la poitrine et quelque part entre les côtes. sur ses tempes, quelques gouttes de sueur ont germé et s'amoncellent là, fruit d'une effervescence qu'il subit sans résilience. contre sa chaussure, il devine la cheville de farrow. c'est tout. daniel inspire et se redresse tout juste, à l'étroit dans son pantalon qui lui semble soudainement trop étriqué. cette réalisation a le goût de l'embarras - il voudrait vomir à nouveau, cette fois pour expulser sa confusion. trop tard ! elle est déjà imprimée sous sa peau, lâchée en cavale dans ses vaisseaux, trahie par son corps lui-même et malgré lui.
dans un sursaut insensé, daniel se penche en avant. il n'interrompt son mouvement que lorsque son nez frôle celui de farrow. toi, t'en penses quoi ? il scrute les yeux noirs, croit y voir une étincelle, se demande de suite s'il ne s'agit pas juste du reflet de son propre regard. il a l'impression que farrow sourit sans qu'un seul trait de son visage ne s'anime. cette impression lui inspire une vague colère. il maudit sa sobriété malvenue.
c’est pas c’que qui tu crois, j'suis pas comme ça. j'suis pas... pédé. il allait le dire mais le ravale au dernier moment comme il a ravalé sa nausée ; habité d'un pressentiment plus menaçant encore que le feu qui l'a pris aux entrailles.

ce n'est pas tant un baiser qu'une caresse, un soupçon. c'est un geste répété cent ou mille fois auparavant, de toutes les façons. c'est nouveau. ça a le goût du rhum, ou de la bile, daniel ne sait pas trop : ils n'ont pas ouvert les lèvres et leurs salives ne sont pas mélangées. daniel regarde farrow s'éloigner et se demande si cette pudeur lui ressemble. il inspire, espérant trouver son souffle ou deviner son haleine, sans savoir que c'est ce qu'il cherche. alors, tu sens bon.

la peur, sans avoir disparu, s'est terrée quelque part entre ses côtes. elle n'est pas motivée par une aversion quelconque. daniel n'a pas peur d'eux. il ne saurait questionner l'Amour ! il y est fidèle, à vrai dire, passionné par toutes ses perversions. il aime pour de vrai, pour de faux. il aime le laid d'abord, le beau ensuite, obstiné à le déformer sans cesse. il aime joyeusement, sérieusement mais pas trop, comme le font les humains et parfois comme le font les animaux. en s'efforçant de poursuivre ces plaisirs afin qu'ils ne deviennent jamais plus que ce qu'ils sont - des plaisirs - il les corrompt, les dénature et les raccommode sans jamais en voir les conséquences.
ce que daniel redoute, c'est l'altérité, celle qui récuse le par défaut ; et puis l'erreur, la poursuite, la répétition, toutes mises en évidence ; la certitude, qui, une fois qu'on la tient, fait dire qu'on était ignorant de ne pas la voir plus tôt.
daniel ne veut pas changer.

il se lève, soudainement. ses lunettes de soleil, jusque-là posées sur sa tête, sont replacées sur la bosse de son nez d'un mouvement de menton qui trahit l'habitude. il sourit. aphrodite n'a pas remplacé sa dent manquante. c'est marrant : daniel l'avait crachée la première fois qu'il embrassait un homme. quand farrow est assis et qu'il le regarde de haut, il se surprend à retracer, encore, la courbe de ses épaules. il lui tend la main, paume tendue vers le ciel, un peu cérémonieusement - il plaisante, peut-être. il n'est pas sûr, cela dépend de la réponse.
on danse ?