Ça ne devrait être qu’une journée de plus ; dans la même veine que les précédentes. Un jour de plus à exécrer le visage que je contemplais dans le miroir ; les traits meurtris par la vie, les valises sous les yeux. Un œil sur mes prothèses, fruit d’un travail d’orfèvre que je ne méritais pas.

En somme, la routine, quoi.
Oui, ça aurait dû être une journée comme les autres.
Jusqu’à ce que je jette un œil à mon téléphone.
Jusqu’à ce que je voie le SMS d’Arden.

L’invitation que je n’avais pas le courage de décliner ; une réunion de famille que je n’avais pas l’audace d’esquiver. Je serai présente, mais ce serait comme si je n’étais pas là. Je me trouverai un petit coin tranquille et je me ferai oublier.

Oublier ?
Ah… mais oui.

J’avais toujours un plan de secours pour échapper à ces similis d’apprêts. Fuir la réalité était toujours une option lorsqu’elle me pesait : faire appel à mon marchand de sable. L’appellation semblait incongrue ─ elle l’était. Mais ce n’était qu’une façon de le voir parmi une myriade d’autres.

Il était même venu à l’hôpital où j’avais séjourné ; s’incruster pour me donner de quoi calmer les douleurs… réelles ou fantômes.

Je ne comptais pas vraiment sur lui comme un ami… même si parfois la frontière était floue ; mais je pouvais toujours compter sur son sens des affaires. S’il pouvait se faire un billet, il vendrait une encyclopédie à un analphabète ce con.

Pardon.
C’était gratuit ça.

Bref, j’enfilais rapidement une tenue plus adéquate pour recevoir un invité ─ même de sa trempe. Parcourant mon téléphone en faisant défiler les photos ; l’obsession pour les corps parfaits que je pouvais scruter dans les moindres détails, essayant de démêler le vrai du plastique. Médisante et envieuse… mais pas jalouse. Parce qu’être comme eux demandait trop de travail ; non merci.

Lorsqu’il arriva, au lieu de l’accueillir en lui ouvrant la porte comme une personne normale ; je déverrouillai celle-ci d’un coup de télékinésie. Il connaissait ce petit cirque par cœur ; il était habitué. J’attendis qu’il soit dans mon champ de vision pour rentrer sans ambages dans le vif du sujet :

─ T’as quoi de beau pour moi ?

Un « salut » libre d’interprétation. Je pourrais extrapoler qu’il s’agit d’une pique à demi-mot ; un moyen de me reprendre sur mon hospitalité… mais les habitudes avaient la vie dure. Il était surtout là pour prendre son billet le garçon.

Je pourrais lui insulter tous ses morts qu’il me suffirait de sortir une liasse pour me faire pardonner. Quoique… je n’avais jamais vraiment essayé. Un jour peut-être.

De silence en syllabe ; il énuméra ce qui pourrait apaiser mes mots. En toute franchise ; à cet instant, même un coup derrière la nuque m’aurait suffi ; ne serait-ce que pour trouver le sommeil ou l’accalmie… qui flirtait avec le pléonasme.

On avait l’habitude de confondre silence et quiétude. Grossière erreur. C’était à l’intérieur de mon crâne que grondait la tempête ; qu’elle se déchaînait. Rhys… était supposé être l’éclaircie ─ un petit tour de passepasse.

Mais notre prestigiateur ne venait jamais, ô grand jamais sans ses accessoires.
Tout comme ses questions à la con.

─ Un ping-pong, ça se voit pas ?

Question conne, réponse conne. Rictus mesquin puis j’enchainai :

─ Rien. Si ce n’est contempler l’abysse et me préparer à sauter.

Jovialité était un mot qu’on trouvait dans le dictionnaire, pas chez moi. Mais je revins sur sa question… qui cachait potentiellement un motif ultérieur à une simple transaction.

─ Tu préfères quoi ? Le ping-pong ou le plongeon dans l’abysse ?

Non sans sarcasme comme on pouvait le constater. D’un ricanement dénué d’engouement, je vins dompter quelques mèches éparses, cherchant méticuleusement mes prochains mots dans le peu de matière grise qui voulait coopérer. Pour finalement me rabattre sur ce que j’attendais de lui.

─ Si t’as de la weed, ça me va. Pour le moment. J’ai un repas de famille dans pas longtemps… et certains d’entre eux sont bien trop perspicaces pour faire le distinguo entre la Lía sobre et défoncée.

La tentation était bien trop grande, j’y céderai sans réfléchir.

L’insolence en réponse à la mienne ; valse de petites piques acérées dont nous avions le secret. Il avait la langue bien pendue ce petit dealer. Rhys ne craignait pas d’écorcher davantage le peu d’amour propre que j’avais. L’autodérision pathétique ; un compliment de sa bouche sonnerait faux.

Aucune importance.
Je n’attendais rien de lui.
Rien de plus que ce qu’il m’offrait.

─ Je pourrais y jouer ; si tu te débrouilles, c’est que ça ne doit pas être compliqué.

Gloussement moqueur nimbé d’une auréole de complaisance ; illustrant mon propos en faisant léviter ma manette de switch posée sur la table basse. Qu’il aime ou non mes petits tours était le cadet de mes soucis.

─ Je n’ai même pas besoin d’une raquette si je veux faire des effets.

J’entendis d’ici les mauvaises langues prétexter que c’était de la triche. Oui. Absolument. Privée de mes mains, j’avais bien le droit d’utiliser mon atout ? À débattre.

─ Personne de sain nan. Des gens comme nous quoi ? Nous les enfants du divin. T’as jamais pris le temps de réaliser à quel point nos situations familiales sont cheloues ? Plus encore si on en croit les histoires qui tournent sur nos « parents ».

Dis-je en pliant mes phalanges artificielles, pendant que je l’observai déballer sa marchandise, essayant de faire monter le prix sous couvert d'excuses fallacieuses.

─ Je rêve ou t’essayes de faire monter les enchères ? Normalement les clientes fidèles on les chouchoute, on n’essaye pas de les entuber.

D’autant que je pourrais ; tenter une fois encore de noyer le poisson pour faire dégringoler le prix. Les temps étaient durs après tout.

─ Combien… mh… suffisamment pour tenir jusqu’à la semaine prochaine.

Suffisamment pour oublier leurs petites vies parfaites ; à mes adelphes. Assez pour guérir ma mauvaise foi et ne pas me briser en morceaux quand je les verrai, tous. Au fond, je n’avais rien contre eux… c’était moi le problème.