Que trouve-t-on, à dire vrai, aux hommes ? Qu’ont-ils d’aimable qui leur soient si unique ? L’homme ne semble avoir de monopole ni sur la force ni sur la taille tandis que la rondeur des cuisses et l’aplat du thorax ne leur sont pas communément en partage.
Les aime-t-il pour un corps qu’ils ne possèdent même pas ? Pour une voix qui ne portent guère leur nom ? D’aucun dirait que Satya ne les apprécie que par goût de l’interdit. Comme un bijou derrière une vitrine, par désir de rapt, de possession. Par volonté de bravade, encore.
Mais son amour n’est plus le défi qu’il représentait autrefois. Combien sont-ils, à ne plus se cacher ! Et comme ils le narguent, à le regarder, avec cet air suffisant de l’homme plus évolué ! Satya garde un goût amer de quelques précédentes confrontations.
Son secret n’a même plus de secret que le nom ; certains, même, ne l’appellent plus ainsi.
Lui, ne peut pas encore s’y résoudre.

Que trouve-t-il, à vrai dire, aux hommes ? Il les abhorre quand il les embrasse. Il les adore quand il les menace.
Le dos arqué, le bras tendu, une goutte de sueur perlant sur l’arcade de ses sourcils, Satya décoche ses flèches les unes après les autres dans une cible déjà criblée. Chaque fois que la corde relâchée répand une vibration qui lui remonte jusque dans l’épaule, il lui semble cracher la tension qui sourdit à l’intérieur de ses veines.
La présence d’Abel, loin de passer inaperçue, sonne comme un insecte bourdonnant au creux de son oreille. Le parasite reste. Débine les provocations voilées auxquelles le jeune homme s’attendait depuis qu’il avait eu le malheur de croiser le regard du fils d’Hébé entre deux rayons de lumière colorée.

- Que devrait-on dire de toi ? Tu ne dois pas penser très souvent si tu te fatigues à me poser des questions dont tu connais déjà la réponse. rétorque-t-il sèchement, sans daigner le saluer à son tour.

La seule politesse qu’il lui accorde est celle d’un petit hochement de tête tandis qu’il se retourne vers lui, l’arc toujours bandé.  Sa flèche encochée menace de fuser en direction de l’importun.

- Mes élèves n’ont pas l’habitude de me distraire. Pas plus que toi.

Et comme il en a, des choses à prouver ! Ses doigts s’écartent, la flèche surgit, frôle le fils d’Hébé de trop près pour n’être pas volontaire, avant de venir se ficher au beau milieu d’un tronc d’arbre, quelques pas derrière lui.
Satya soupire.

- Qu’est-ce que tu me veux, Abel ? De l’argent, des menaces ? Que je t’embrasse pour que tu aies le plaisir de sentir avoir eu raison ?

Contrairement à ses labiles et charmants adelphes, Satya n’a jamais été qu’un homme de peu de mots et cette tendance n’a guère été qu’exacerbée par ses fréquentations parmi les spartiates autant que les enfants d’Arès, dont le mutisme des lèvres laissait bavarder les poings.
Aussi les paroles d’Abel se heurtent-elles à un mur ; le jeune homme l’entend mais choisit de ne pas chercher de sens aux vomissements méprisants qu’elles véhiculent. Il l’observe.
Quelque chose dans sa posture tiendrait presque du chasseur autant que de la proie ; le regard atten-tif sous les traits d’une biche, le dos droit, bras arqués, à l’affut et en fuite, traqueur et traqué à la fois.

- Donc je suis orgueilleux mais je ne me respecte pas ? Je comprends ta curiosité à mon égard ; tu décris là un bien étrange animal. rétorque-t-il, répondant au mépris par l’allure hautaine de son nez relevé.

Abel évoque, sans surprise, leur récente rencontre. Bien sûr qu’il ne l’a pas oubliée ; les gens semblent récemment se bousculer au portillon pour le lui rappeler.
À nouveau, il raffermit l’ancrage de ses pieds dans le sol, arrondit le dos… La tempête passera. Ils se moqueront, ne comprendront guère, d’Abel à Sohel ou encore Zana ; il s’en moquera.
Tant qu’ils ne parlent pas.

- Oh… C’est mignon de ta part. Je ne pensais pas que je t’obsédais au point que tu y penses en-core. souffle-t-il, sa colère en sourdine sous une ironie mordante, Mais pourquoi donc je te faisais pitié, tu veux me le dire ? Tu veux m’humilier, c’est donc ça qui t’excite ? Dis-moi tout, je t’écoute. Et si une de mes flèches t’arrive dans le pied, je te prie de me croire, ça ne sera pas fait ex-près.

Abel parle, parle encore, parle trop ; vomit une frustration que l’autre ne comprend pas.
Mais le jour avance et la fatigue, par contagion entre leurs yeux pareillement irrités, s’étend entre eux en une purée de pois qui alourdit la langue et détourne les sens.
Que lui veut-il ! à lui parler de sa mère, de ses propres sentiments, de son potentiel ?

- Ah ! Sa tête se renverse brusquement dans un rire soudain.

Satya rit peu, pourtant ; ses allures de statue ne s’effritent qu’à la nuit venue, loin de l’île, une fois traversée la Brume qui les sépare de l’éther new-yorkais.

- Je comprends mieux…

Et puisque c’est ce qu’il veut !
Abel est jeune encore ; un enfant à ses yeux. Rien n’est plus cruel qu’un trop jeune garçon, rien de plus méprisant que l’âge précoce convaincu d’avoir dépassé ses pairs depuis longtemps déjà…
Alors Satya rit, et sa silhouette se délie.
Veut-il voir un fils d’Aphrodite ? Goûter au « potentiel » dont il semble tant rêver ? Et quel potentiel ! Rien que poison dans sa bouche et au bout de ses doigts.

- J’aurais dû m’en douter, à voir comment tu regardes mon frère… Ça t’énerve, que je sois moins facile que lui à obtenir ? souffle-t-il, sa voix chargée de tout le poids d’un pouvoir qu’il répugne d’ordinaire à utiliser.

Le charme serpentin s’enroule autour de la proie dont Satya, posant un pied après l’autre dans le sable de l’arène, se rapproche lentement. La grâce hautaine et le danger irradiant de son visage ne l’ont guère quitté ; il se dresse, Aphrodite incarnée, en amant de la guerre-même et quand ses doigts se posent avec délicatesse sur la mâchoire d’Abel, la caresse siffle comme une lame effilée.

- Alors ? Dis-moi… Si c’est faux que tu ne « m’aimes pas assez » pour me dire la vérité.

A-t-on déjà vu un homme s’effondrer plus tendrement ? Sur le champ de bataille retourné par les pieds de mille soldats, il s’affaisse d’amour devant l’adversaire dressé.
Satya se fige ; cette reddition, il l’a pourtant voulue, réclamée ! Mais il ne trouve pas, dans l’humiliation infligée à Abel, la jouissance attendue.
Sa victoire n’en est pas une et les suppliques le blessent ; l’honnêteté forcée a quelque chose d’infiniment tranchant qui lui donnerait presque envie d’en pleurer.

- Ah ! Tu me reproches de mentir et voilà ce que tu cachais… tente-t-il de lancer, comme une ultime bravade. Mais sa voix frémit, manque de se briser, avale les derniers mots.
Sa victoire n’en est pas une et comme il déteste perdre !

Comme les voilà, ces yeux, ces maudits yeux, qui ne cillent pas et qui chauffent, qui chauffent la peau à l’en faire brûler de honte, ces yeux d’hommes ! qui lui collaient à la nuque depuis si longtemps déjà, qui s’accrochaient à la gorge de ses sœurs…
Beaucoup d’entre elles s’étaient habituées à la chaleur, en avaient fait une arme. Elles étaient deve-nues guerrières avant lui, aux paumes brûlées par le pommeau d’une épée qu’il abhorrait. Ce désir-là, ce prédateur insidieux, qui leur offrait le monde sur un plateau au prix de leur beauté, Satya ne pou-vait se résoudre à le voir, à le regarder dans les yeux, ses maudits yeux, qui ne cillent jamais et chauf-fent toujours !
Les mêmes yeux qu’Abel dont l’esprit tempête. Qui lui obéit. Qui le supplie.

- Tu aurais aimé avoir mon pouvoir, c’est ça ? Tu aurais voulu pouvoir me commander de t’aimer, de te trouver assez aimable pour acquiescer ?

L’idée, alors même qu’il la prononce, lui paraît si stupide ! Car Satya fuit l’amour comme une conta-gion, impose son désir plutôt que d’en être l’objet, ignore même toute chaleur qu’il n’ait pas lui-même provoquée.
Et les mains d’Abel sur ses joues pèsent comme une gangue de pierre dont il ne se défait pas.
Comment le pourrait-il ! Il ne se sent plus le droit, de lui dire quoi faire.

- Tu veux qu’on te désire tandis que je déteste qu’on me veuille. Est-ce pour cela que tu me hais ?