Quand Ezrael se réveille ce matin-là, c'est sous l'impulsion d'une nouvelle bannière. Il a réussi - il a rejoint le clan sparte. Midas a célébré pour deux toute la nuit et Ezrael s'est couché comme à son habitude, lové contre son démon intérieur, animé par un désir de vengeance qui ne veut pas s'amoindrir. Le combat contre Mahaut a au moins eu le mérite d'apaiser les railleries à son égard. Ezrael n'a plus la patience de les endosser, ni de les laisser couler. Il ne supporte plus que quiconque lui dicte comment vivre sa vie ; alors il la prend à contrepied.

C'est tout.
Rien de plus.

Il ouvre la porte et fait mine d'être surpris de voir Précieux. Il est surtout surpris qu'il ait mis autant de temps à venir lui demander des comptes. Ezrael ne le salue même pas - il s'écarte pour le laisser rentrer et ferme derrière lui.

Il l'écoute parler ;
à une époque ça lui aurait brisé le coeur (une énième fois) mais pas cette fois. Il ne ressent rien hormis un agacement latent qui l'oblige à être ferme.

Ne sois pas méprisant avec moi.

Il a encore le souvenir amer des lèvres de Précieux cherchant celle de Midas. Ça l'a ébranlé d'en avoir encore, au fond, quelque chose à faire.

Je l'ai fait pour moi, pas pour Midas et encore moins pour toi. Donc je m'en fiche que tu penses que ça soit un gâchis. Félicite-moi ou non ! Qu'est-ce que ça change ? Je suis l'un des leurs, maintenant.

Il se dirige machinalement vers la cuisine ouverte, se glisse derrière le comptoir. Il fais chauffer l'eau pour préparer à Précieux un thé qu'il sait aimer. Il lève enfin les yeux vers lui et ... regarde.

Des détails avaient échappé à son attention - les yeux rouges d'Ezra remontent du beau visage de Précieux jusqu'au crâne, et aux chiffres qui flottent tristement au-dessus de sa tête. Il légèrement le regard, déstabilisé.

Non.

Ceux qui n'ont plus beaucoup de temps n'étaient jusqu'alors des étrangers. C'est la première fois qu'Ezrael doit affronter la vision macabre d'une échéance aussi serrée.

Tes chiffres... ils ont changé.

Le souffle court, il a l'air terrifié.

Sur le coup, il avait répondu avec calme - mais sa voix trahissait une pointe d'impulsivité. Il a beau s'être détaché émotionnellement de Précieux, et de tout ceux qui l'entouraient jadis ; il l'estime encore. Suffisamment pour que ça le pique, pour que ça l'écorche. Son avis pourrait compter, en un sens. C'est trop tard. Ezrael a fait son choix et il est fatigué de devoir se justifier à qui que ce soit.

Précieux lui précise qu'il ne veut pas de thé. Ezra lâche ce qu'il est en train de faire. Il repose la tasse pendant que la bouilloire se met à chauffer. Tant pis. Il le boira, lui.

D'accord.

Mais vient la psychose de sa vision funeste. Ezrael se fige, il décortique la silhouette de Précieux dans l'encadrement de la porte. Ça le prend au coeur, c'est viscéral. Évidemment - Précieux questionne. Et Ezra se sent trop détaché de la réalité pour savoir expliquer. Il essuie d'un geste mécanique la sueur froide qui s'écoule de sa tempe. Il ne peut pas dire Non, rien comme il le fait avec Midas - il s'est rendu compte qu'au delà d'une année, il n'y avait pas lieu de s'inquiéter- les chiffres changent souvent ; ils fluctuent comme une constance mathématiques. Et un jour, ils se bloquent. Destin tragique ; mort subite.

Vu qu'Ezrael réfléchit trop lentement au goût de Moros, c'est l'esprit qui prend le dessus. Il dépasse Ezra pour s'imprimer en lui, pour le contrôler comme on contrôle une poupée. Ezrael baisse la tête un instant puis la relève - il s'est endormi.

Tu vas mourir, Précieux Martin. La voix est grave, puissante et caverneuse. Ce n'est pas celle d'Ezra. Tu vas crever d'une mort plus implacable que le première et tu ne reviendras pas. Haha ! J'ai cru qu'il ne le dirait jamais ! Et il en a très envie, de te prévenir... Tragique que tu ne puisses pas échapper à ton destin, cette fois.

Ezra tousse et lutte ; il combat cette chose au fond de lui sans savoir quoi. Quand il reprend sa respiration, c'est avec l'impression sinistre d'être passé sous un camion. Il plaque une main à sa poitrine.

Désolé, j'étais-

Il secoue la tête, il a oublié ce qu'il avait en tête. Il remonte les yeux vers Précieux.

Fais attention à toi, ces prochains mois. S'il te plait.

Ah, voilà. C'est ça.

Ezrael est confus. Les expressions de visage de Précieux trahissent une peur évidente mais les détails de celle-ci échappent à Ezra. Il ne se souvient pas avoir mentionné la mort même s'il est clair que c'était sous-entendu, dans le discours alarmiste de sa soi-disante mise en garde. Il n'empêche que Précieux ne peut pas être aussi clairvoyant - alors comment ?

Je voulais seulement...

Son sang se glace. Les chiffres au-dessus de la tête du fils de Dionysos se brouillent - ils défilent à l'envers pour finalement revenir à leur état d'origine. Rien n'a changé - qu'il soit au courant ne change rien - pour l'instant. Ezra est inquiet.

J'ai... dis ça ?

Il ne peut pas mentir face à Précieux ; ses battements de coeur pourraient le trahir. Et ça ne sert à rien de faire semblant.

Je ne sais pas. C'est ce que je vois quand je te regarde. Je ne voulais pas le dire... je ne sais pas comment. C'est horrible à dire.

C'est la première fois qu'il est aussi ébranlé depuis son retour ; depuis des mois d'apathie émotionnelle ; depuis qu'il s'est perdu lui même (dans les limbes).

Qu'est-ce que tu as fait, Précieux ?

Qu'est-ce que tu vas faire -
serait mieux.

C'est une nouvelle sorte de confusion qui prend Ezrael à la gorge. Première fois depuis son retour qu'il craint la mort autant qu'il la plaint - réminiscences d'une seconde naissance. Précieux confirme qu'il lui a dit, et pourtant Ezrael n'en a aucun souvenirs. Il ouvre la bouche pour répondre mais Précieux l'accable d'une vérité plus incisive. Non seulement tu l'as dit - mais tu n'aurais pas dû.

Peut-être. Mais...

Précieux tourne déjà les talons pour le quitter. Le jeune Sparte contourne la cuisine et avale la distance qui les sépare pour lui attraper le bras. Il est pris d'un malaise qu'il réprime ; déglutit difficilement et retient le fils de Dionysos quelques instants.

Ce n'est pas définitif. La mort, on peut l'éviter. C'est pour ça...

Oui, ça doit être pour ça qu'il lui a confié.
Même s'il ne s'en souvient pas.

Précieux l'accuse de le croire fou - mais qu'est-ce que la folie si ce n'est l'incapacité de discerner ce qui est vrai du faux ?

D'accord, rentre.

Il ne peut rien pour lui. Si ce n'est espérer que la prochaine fois - les chiffres auront changé.
Alors il pourra dire qu'il s'est trompé.

Et s'en réjouir.

A plus.