c’est du fusain couleur griffonné salissant sur la feuille du carnet - épais de deux cents pages, format A3 massif - elle-même couverte d’images découpées puis collées, en patchwork bordélique, comme un montage photo mais fait main cafouilleuse. son bloc de papier calé dessus ses jambes, Love y penche depuis plus d’une heure maintenant et oui, c’est du fusain couleur griffonné salissant donc à fleur du fouillis qui lui tache les doigts, en rouge et noir et rose quand il s’affaire à faire on-ne-sait-quoi vraiment. sur la feuille du carnet : parfois il fait des fleurs mais avec des dents et peut-être qu’au fond ce sont des gueules de loup, aussi parfois il semble faire des yeux à ces fleurs et elles rappellent plutôt des cyclopes infernaux, sinon les fleurs d’Alice au Pays des Merveilles seulement dans une version mille fois plus affreuse.

en tout cas c’est cela qu’il fait, là, dans son coin.

autour c’est la terrasse pour le reste du monde et le reste du monde se tient loin de son coin, c’est flagrant : toutes les tables voisines laissées vides exprès, à mesure de l’aprèm’ les gens qui font en sorte de s’asseoir à distance, d’espacer quelques chaises entre eux-même et ce Love qui fait on-ne-sait-quoi, vraiment - n’importe quoi - c’est bien. c’est bien qu’ils restent loin comme s’il avait la gale, ou la rage, ou la peste. c’est bien qu’ils le regardent comme s’il était malade et comme ça c’est tranquille de dessiner dehors, en plein-air au soleil, il fait bon que d’y faire ce qu’on veut comme un veut avec une poignée de rayons tièdes sur le front, les joues.

sur le front et les joues Love a du coup de l’or grâce au temps - au beau fixe - et puis du rouge, du noir, du rose - parce qu’il s’était touché son visage propre de ses doigts tout tachés, forcément, ça transfère - et puis de l’ombre, soudain, sur le front et les joues qu’il relève d’un coup.

il voit : Ezra. c’est toi. il voit : les esquisses d’un frère à moitié le sien parce qu’il a vu Krista et qu’elle lui avait dit, c’est toi, Ezra, leur demi-frère à eux et surtout c’est très bien - du moins d’après Krista - que ce soit toi. Love, lui, n’en sait encore trop rien.

tout ce qu’il sait, lui, c’est qu’il te voit d’abord sans entendre ta voix. il s’enlève en vitesse la musique des oreilles en retombant son casque à l’entour de son cou, et ça y est il t’écoute - toi qui t’excuses - au même moment ça y est le voilà qui démarre. me dis pas désolé avant d’me dire bonjour tu vois : Love trouve l’ordre bizarre - pas méchant pour autant - il te dit bonjour à sa sauce c’est-à-dire salut ouais vas-y tandis qu’il retire ses pieds de place juste en face tiens… c’est la tienne. c’est toi. il conscientise - oh, à peine ! pas tout ! - tu vois, il te conscientise toi et lui au même endroit sans vous conscientiser du même sang, par exemple. il vous sépare toujours. et toujours il te toise sans savoir si c’est bien, si ça lui fait du bien de te voir - un peu - c’est un peu bien, il pense, cette sensation qu’il a quand il t’observe, Ezra. c’est un peu celle qu’on a en présence de Krista et pareil en présence des choses inoffensives, comme, le plein-air au soleil ou les prairies sans chien ... tu voulais quoi, Ezra ? installé désormais tu voulais t’asseoir là pour pas t’asseoir tout seul, ou ? c’est bien là on dirait c’est le coin des pouilleux, où vous étiez ensembles - il vous moque mais c’est bien, et même un peu gentil - enfin, moi je m’en fous. ah, tu sais, Krista elle fait que dire faut qu’on se capte, “c’est bien”, ses mots à elle, pas lui, la preuve il dit j’sais pas… referme son calepin en claquant la cover. toi tu crois que “c’est bien” ? sois sincère - ne mens pas ! - tu peux le dire tout haut que c’est bien, bien zarbi ! vous deux ici c’est vrai ; il serait bien d’accord.

c’est que Love ne sait pas - ou ne veut pas savoir, plutôt - vos sous-titres en famille. il a trop fait partie d’une Famille pleine de ça, des sous-titres à double voire à triple non-sens - de je t’aime qui sous-entendent l’inverse, par exemple, sinon je t’aime pour de vrai mais très, très, très mal - et, bon. dorénavant qu’on forme une famille minuscule, tu comprendras Ezra : ce n’est pas contre toi qu’il s’oublie tous les filtres, Love, tellement qu’à chaque fois sa bouche un peu rouverte les phrases picotent, certes… mais au moins elles sont pures ! sans mensonge, jamais.

sans te mentir alors qu’il t’admire lui parler : de toi toujours assis à des tables pour un, dix-huit années vécues avec personne en face ; sans te mentir non plus qu’il réplique à cela, si c’est ma tête qui t’a provoqué le déclic - comme quoi ta vie elle craint - elle craint de fou, ta vie… oh ne te vexe pas, va - la sienne aussi, elle craint ! - il ne s’en cache pas quand tu dis c’est étrange de s’apprendre des frères tant qu’on est étrangers, hoche la tête tandis qu’il s’affale sur sa chaise, et même il renchérit c’est fucké comme concept. son carnet de croquis il l’encercle de ses bras, se le tient contre lui comme un plastron papier dès lors où tu commences à jouer les ainés. là ce n’est plus étrange. c’est inimaginé.

il s’attendait à tout sauf à toi-même curieux des dilemmes - les siens - prêt à les écouter pour lui résoudre, peut-être, et ta question mandant s’il avait des questions le prend en traître. presque. presqu’en traître parce qu’il a cette impression, soudain, ah tu sais ? l’incommode qu’on a certaines fois au tableau lorsqu’on s’y tient debout sans connaître son cours - voire sans avoir été à l’école tout court - ce sentiment fâcheux comme un feu qui démarre au poitrail puis qui monte à la gorge, jusqu’aux joues. fait du rouge. il en fronce les sourcils, s’effarouche son air de j’sais pas l’œil fuyant - on dirait l’air d’un fauve ou d’un petit garçon furieux d’être petit - quoi comme question ? j’sais pas ! quand même tu l’avais vu, et t’étais dit c’est bien. enfin, ce serait bien. quasi-bien, ça veut dire, bientôt bien il suppose. inspire. pousse un soupir, énorme, qu’il exagère … t’aimerais qu’on vive ensemble, toi ? j’sais pas - Krista on dirait qu’elle aimerait, des fois - genre, elle est là elle demande quinze mille fois si je mange ou si je range ma chambre et genre, si je lui dis une fois que non, pour déconner, elle est là limite elle me dit ouais tu vivrais avec moi ça se passerait pas comme ça, tu mangerais à tous les repas et ta chambre elle serait toujours clean et blablabla, et t’as mangé ? t’es maigrichon et bref monologué - nerveux, son pied droit qui martèle le pavé du talon - et ses yeux lèvent au ciel pour finir j’sais pas… au fond la question - l’importante, tapie là quelque part dans son charabia - tu la sais, toi, Ezra. tu l’as posée en fait sans t’en rendre compte, déjà, en remarquant plus tôt : on ne se connait pas. pas beaucoup. la voix de Love t’en offre comme un écho tronqué. on s’connaît pas, Ezra. en-dessous ces mots, donc, la question c’est : t’es qui ?

oh il s’est médusé sur le moment - un peu - à ta remarque sagace sur son style de palabre : ses mots si mal polis qu’ils ont les angles aigus, propices à s’y couper et depuis, plus rien. pas un éclat de verre ne passe la bouche de Love malgré qu’il l’ait toujours léger entrebâillée  - quelques rayons solaires lui coulant là-dedans mais ils n’ont aucun chaud, zéro goût de miel - en fait dessus sa langue il a comme de l’amer de pire en pire à mesure qu’il t’admire lui dire. ce que tu lui disais. des mondanités craintives, quasi-titubantes. tu dis cela puis tu te lèves, désenchanté, comme s’il n’avait jamais respecté la consigne ; pourtant il t’a mandé ! au cœur de sa tirade il y avait une question, peut-être une très idiote mais une question quand même : t’aimerais qu’on vive ensemble, toi ? signifie quelque part t’aimerais vivre en famille ? sachant que moi je te connais à peine, Ezra, je sais pas trop comment te la poser, celle-là - je veux dire - je me moque pas de toi, tu vois, si je me moque de quelqu’un par ici c’est nous parce que nous en terrasse comme des frères c’est risible, ça ressemble à que dalle ou alors ça ressemble à deux mômes orphelins qui s’improvisent un lien.

et tu t’en vas ? j’ai pas dit ça - je t’ai pas dit va-t’en ni que j’ai pas d’attente, je t’ai surtout pas dit des trucs blessants exprès ; tu le froisse à le croire naturellement rosse - en témoigne son air mi-froncé mi-confus - et il se redresse, vite, en fait tomber son carnet de sur ses genoux quand il se rassoit tout droit pour tendre la main, t’agriffer ton blouson, arrête-toi, là, c’est bon ! je fais des efforts, là - c’est bon ? déjà qu’il en faisait il y a trois minutes, il t’affirme à présent qu’il pourra t’en faire d’autres - des meilleurs, il tentera - et c'est bon, là, tu restes ? sans lâcher le revers de ta veste, il te fixe, s’en fout du tas de feuilles éparpillées par terre t’es vexé ? parce que j’ai dit que ta vie elle craint - mais pareil - je t’aurais pas dit ça si c’était pas pareil, pour moi la vie de trimballé comme un truc qui dégoûte tant qu’on le tient du bout des doigts, trop écœuré, tu veux que je te pose des questions ? bah vas-y, remets-toi où t’étais et je sais pas, commande - un café, un sirop, quelque chose qui donne l’impression que tu viens rencontrer Love, vraiment, et pas le survoler - et d’ailleurs pour répondre à la tienne, d’à l’instant, tout maladroit qu’il est il s’échine à l’explique j’sais pas comment t’parler, ok ? j’ai pas… vécu ceci - c’est-à-dire, s’apprivoiser gentil entre adelphes - seulement, ceci Love n’arrive pas à l’exprimer tout haut. sa phrase reste en suspens, après quoi il marmonne j’essaye. on réessaye, du coup ? qu’il réclame en regard.

et c’est si bordélique Love qui tente, maintenant : de rassembler son cœur en même temps que ses feuilles, à partir du moment où tu ne t’en vas plus, toute brouillonne son allure de gamin mal grandi râclant le sale du sol à l’aide des mains, pareilles - salies multicolores - pas surprenant alors que le serveur s’en cogne ! pire encore de vous. déjà qu’à l’état pur vous révulsez le monde, dans tous vos états vous aggravez son dégoût. heureusement lui n’a pas vu la tête du garçon de café méprisant, te fusillant des yeux ; il se serait hérissé sinon, tout de suite.

au lieu de ça tout de suite il paraît troublé, et toujours incapable de présument comment se comporter ici, avec toi - n’essaies pas tu lui dis - il essaye ! de ne pas trop penser malgré le paradoxe, l’aspect complètement abstrait de votre ensemble. quand il termine enfin de ramasser les pages il se rassoit comme il faut, capte le regard. celui du barista comme deux billes dédaigneuses, vous snobant de concert. deux billes auxquelles il voudrait filer une pichenette pour qu’elles virent et peut-être qu’elles se mettent à pleurer.

le mec crache grouillez-vous. les cadavres, il insulte.

Love manque de recracher : parle-nous mieux face de chien, ou c’est moi je vais te bonder la bouche, connard sauf qu’avant tu rétorques - qui plus est comme il faut ! - des présages de mort si choquant sur le coup ! il en a l’œil tout rond qui se rive sur toi, Ezra, sa moitié de frère soudain son plein d’audace. attends - quoi - est-ce qu’il rêve ? de ton irrévérence, oh, il croit bien que non ! et sans blague t’as menti ce bouffon va vivre vieux qu’il dit une fois le type de service assez loin mais qu’importe. tu fais rire ! aussitôt et si fort qu’il dérange la terrasse, à s’esclaffer, il froisse vos voisins et s’en fiche - tellement tu fais rire - sa tronche, sa putain de tronche, à ce bouffon de type il lui moque avec joie, tant qu’il se doit passer les doigts sur ses joues, qu’il n’y pleuve pas - du rire liquide - puis il expire ahh-ha se calme merde…

... t’es marrant. presqu’une accusation ses félicitations. bravo à toi Ezra pour l’avoir déridé ! même s’il se tape un point de côté par ta faute. c’est souvent que tu fais ça ? des farces morbides. et tout en croisant les bras dessus son carnet, posé à même la table il confie moi, tout le temps. il te rend fier du coup ? sans s’expliquer pourquoi, secrètement, il l’espère. renchérit son aveux à voix plus ou moins basse. à la colonie y avait ce fils de Zeus - un fils de pute - j’ai dit, toi t’auras un accident de voiture. un archi-moche, t’inquiètes. par contre j’te dis pas quand. le sourire qui dégénère en te racontant. tu sais pas c’que j’apprends ? l’autre jour, là, j’apprends : le gars il a jamais passé son permis, genre. j’ai dit ça y a dix ans depuis ça le tourmente. là qu’il pouffe, puéril. et toi, il te fait rire ?