la nappe blanche ne l’est plus. elle l’avait bien été tout du long du dîner - l’opulent de trois heures, où le repas s’était pris en plusieurs étapes - six, pour être exact, des hors-d’œuvres, une soupe chaude, de la salade et puis enfin l’entrée, le plat, le dessert pour finir dans cet ordre précis - mais là. là, c’est fichu. là, dessus la nappe. ça jonche de la vaisselle et des couverts usés, des verres à pieds, des taches. il y a les assiettes d’une tablée d’affamés - ils étaient deux, d’abord, Lazare et la cliente qui se payait son temps. après quoi des étrangers se sont joints à eux - une poignée d’italiens au milieu du meal - maintenant, ils sont cinq. et tous parlent très forts.

la cliente à Lazare - son prénom c’est Regan, d’ailleurs, et son âge c’est trente ans depuis trois ans et quelque - mais donc, elle est ravie. elle considère en fait que ça la complimente d’être entourée des hommes - dont trois gratuitement - et d’avoir l’air capable de se dispenser d’eux, quand elle parle aussi fort, quand elle plaisante pareil. n’importe qui la dirait une reine de soirée. et dirait vrai, au fond. alors qu’elle est cernée par le bras de Lazare, elle fait femme - souveraine - parce que Lazare pourrait mourir dans trois minutes ça ne changerait rien : au joli de Regan, sa beauté de nature, à son train de vie faste car plein de réussite. ça ne changerait rien à l’issue du frichti dont Regan va régler l’addition, facile, et ce quoi qu’il advienne. même la facture chez le blanchisseur - pour la nappe - et même encore s’ils se levaient tous, tout à coup, pour aller claquer du fric aux machines à sous du casino voisin au resto de l’hôtel. Regan régalerait les hommes, et pas l’inverse. en cela c’était elle la seule suprême, ici.

Lazare en a conscience - qu’elle a conscience d’elle-même - pour cette raison qu’il n’essaye même pas de tenter. Regan, au Danaé, elle vient tout comme elle veut. elle achète l’attention de Lazare, et c’est tout. tout l’argent qu’elle dépense à la suite, c’est pour elle - puisqu’elle peut - c’est pour elle l’énième tournée de Bollinger, c’est pour elle les cafés avec les mignardises, et le plateau-fromage malgré qu’on ait déjà mangé des pêches Melba. Lazare voudrait fumer, se cherche de quoi le faire dans les poches de sa veste - en velours, vert mélèze - mais idem c’est pour moi. qu’elle lui redit, Regan, et dépose devant lui son boîtier en argent. dedans les cigarettes sont russes et hors de prix, en papier bleu nuit et les filtres dorés. ma Regan tu me gâtes… tu me caries le cœur ! il paraît un peu dire. si peu ! elle lui répond, et prête son allumoir et lui presse à la joue, un baiser - rouge à lèvre - dehors, il fait trop froid. tu devrais te faire du mal au fumoir plutôt. il rit, l’acquiesce. je sais. je vais faire ça. et juste avant de quitter l’assemblée d’assis il approche de la tempe à Regan, lui confie, et comme ça je pourrai t’admirer en même temps. comme le fumoir avait une vitre, vue sur salle. elle sourit. le chasse vite.

et lorsqu’il franchit la porte du salon feutré - celle côté restaurant - tu t’y montres en reflet, sortant du casino. les deux issues se ferment derrière vous, synchrones. c’est quasiment comique. est-ce que c’est fait exprès ? ça ne le surprendrait pas te connaissant, toi - le toi professionnel en faux-accidentel - il aimerait rire, presque. au point où il en est ! il se permet de rire. et de se tenir calme à pas grand chose de toi, tellement pas grand chose qu’il n’a qu’à tendre le bras pour te proposer, tiens. une clope qu’il a et qu’il te donne, par conséquent, comme à la belle époque parfum soleil et chair - rutilante et contraire à la première offerte, tu sais, au creux du fossé crasse - et comme s’il ne s’était pas écoulé dix piges, ni surtout pas sept mois entre la dernière fois et l’actuelle, il lance un tu me la rendras quand tu peux. désinvolte. sous-entendu jamais, parce qu’il te sait, Ninel ! tous les poisons tu rendais sauf la nicotine.

oohlala
Sept mois. Sept—mois—tu sais tout ce qu’on peut faire en sept mois ? Tu sais même ? En sept mois j’aurais pu faire deux centaines, même plus, de rencontres décisives—l’acabit de rencontre qui change le cours d’une vie. New York c’est gigantesque. Et les Etats-Unis c’est un pays de fous. Alors moi j’aurais pu tout autant rencontrer plus de deux cents malades et m’avoir tout le temps de m’y attacher bien. Pareillement j’aurais pu ne rencontrer personne en sombrant dans un genre de mal-être à plusieurs et qui m’aurait rongé la faim d’aimer les autres comme un ver solitaire. Outre ça, en sept mois, j’aurais pu jouer deux cent fois à la loterie, ou jouer deux cent fois avec ma propre vie pour peu qu’au lieu d’une roulette anglaise je m’amuse à la russe avec assez de veine. J’aurais pu jouer deux cent fois avec la tienne—de vie de garçon vivant et libre de l’être—j’aurais pu—j’aurais pu ! J’aurais pu me présenter aux autorités comme je t’avais promis sous le coup de colère, mesquine condescendante, j’y ai pensé. Mille fois. Non—deux mille fois, même plus. J’ai pensé que ce serait simple et satisfaisant, de la mauvaise joie bête comme bonjour j’ai la rage, que d’aller sur notre île des sangs providentiels pour te livrer l’esprit tranquille aux Olympiens—qui ne s’appellent plus comme ça, qui se sont appelés des Grands depuis les drames comme si ils étaient de grandes personnes et que nous étions tous leurs enfants débiles. J’aurais pu rapporter à des Grands, comme avant, quand j’avais mes neuf ans assaillis par la soif des revanches puériles et comme à mes neufs ans j’aurais pu balancer les abominations dont tu m’as fait l’aveu puis boire aux bouches des Grands la promesse de prison. Ou celle de ton exécution, comme ils ont pu la faire à l’un de tes frères ! Mais non.

A la place il s’est distrait durant les sept mois, Ninel—ou plutôt diverti—il s’est dit, c’est pour le mieux. En visitant Nausikaa cet hiver il s’est dit c’est une île de fous, finalement c’est flag’, et j’ai meilleur à faire que cafarder aux fous le crime d’un fou comme toi. Meilleur à faire comme retourner à la Columbia, dans les amphithéâtres, et prétendre que ça va jusqu’à que j’en ai marre de prétendre et que donc j’en notifie le monde—le monde qui en a quelque chose à carrer contrairement à toi. Mes amis de New York—malgré qu’ils soient des gens de ce pays de fous—sont quand même d’une espèce moins dérangée que la nôtre à demi-divine. Ils me font des vacances de sept mois continus avec leur quotidien de gens sans pénitence, ni sans consécration. Il s’est dit tout cela, et s’est dit ce midi qu’il ferait bien des miser en compagnie des gens pour s’ennuyer moins, encore. Ça le prend de temps en temps—comme une volonté. Parfois, il se rappelle brutalement qu’il est un béni parmi l’humanité alors, il sort à l’humanité je me sens chanceux ! Que ce doit être le ciel qui l’a foudroyé d’une aubaine à quinze heures et qu’il faut s’en servir, le soir-même. C’est ce soir. Et c’est au Danaé qu’il a voulu jouer même si il aurait pu à tous les casinos—Ninel avait voulu celui-ci parce qu’ailleurs les croupiers sont des mortels, sensibles à ses charmes de pupille d’Aphrodite qui baiseraient le hasard. Au lieu qu’ici, ils sont comme lui. C’est pratiquement de la complicité à ce crime de racket monétaire, ce qu’il fait, quand il y est debout au milieu des amis et qu’il les encourage à gager de nouveau en attendant les verres. Au coin bar, il exige. « Après on ira aux machines—j’aime pas les jeux de cartes. C’est pas du vrai random vu qu’y a des stratégies. » Moi j’ai dit. « Moi je me sens chanceux. Tu m’avances une blonde, Sage ? Et après, les machines ! » « Ça fait déjà quatre fois que je te dépanne. » Dixit Sage. Ninel lui tire la gueule en l’entendant dire ça parce qu’il n’aime pas quand Sage se plaint de ce qu’il est—le fils d’un couple de prolos, endetté jusqu’au cou pour payer les études dans l’université où les deux se fréquentent. Il manque de lui dire cash—je déteste quand t’es toi—mais se tient. Dit à la place qu’il s’en fout totalement et qu’il trouvera quelqu’un à taxer quelque part. Au fumoir peut-être. Peut-être qu’il aurait fait exprès si il te savait à l’intérieur, mais non. En sept mois il aurait pu te chercher un peu, plus sérieusement. Mais non. C’est purement parce qu’il s’est ressenti chanceux que Ninel te recroise, maintenant, par hasard imbaisé de vos natures sacrées et c’est pourquoi tu ne peux l’accuser de rien, même pas de l’absence d’un s’il te plaît ou d’un merci courtois quand il te dévisage. Te prend la cigarette. T’ordonne. « Allume-moi. »

L’atmosphère pèse instantanément le poids d’un fais-moi plaisir, crève, vieux de deux cents journées. Du voeux que tu exauces en retard monstrueux désormais que tu lui allumes l’offrande aux lèvres et t’allumes toi-même, dorénavant que vous commettez vos suicides à micro-feu du briquet. Qui n’est pas à toi. Ce n’est pas ton briquet de toute évidence parce qu’il est en or-cuivre serti de Swarovskis. Ninel te le détaille. Te fixe. Par la suite il observe à travers la vitrine donnant sur le mangeoir. C’est le briquet de la meuf à la table de quatre qui te mate le dos d’où elle est—il est prêt à parier. La fixe. « Elle pourrait être ta mère. » Ou l’une de ces gourmandes qui alignent le fric pour bouffer des comme toi—des minets. C’est plus injurieux si il te l’imagine suffisamment âgée pour t’avoir mis au monde. Il préfère. Maintient cette version en te posant la question : « Je me trompe ? » Absolument sincère, réarticulé même : « C’est ta mère ? » Ta mère elle maquereaute ? C’est presque ça, ma question—allume-moi ! Sept mois, ça fait longtemps.

ici c’est le fumoir ;

mais avec vous dedans, soudain, c’est un scaphandre. sinon le vivarium à deux papillons suçoteur de sang, colporteurs des cendres. il fait tiède, et silence. il fait tout comme au cœur d’un columbarium - et c’est un peu cela - toujours, quand tu es là, il paraît à Lazare qu’il visite un cimetière. le vôtre en quelque sorte. il suppose que les gens possédant une tombe à laquelle se pointer ressentent ce qu’il ressent, c’est-à-dire, une espèce de quiétude vaguement sinistre - pas macabre pour autant - il te regarde, et ressent ça. aussi l’envie saugrenue de t’offrir des fleurs, comme il faut d’ordinaire, aux monuments aux morts.

enfin. en-dehors d’ici demeurent les assommoirs - que ce soit d’où il vient, ou d’où tu viens - tu vois : d’ici les parois vitrées donnent toutes sur des saynètes vivantes, criardes. derrière lui celle du banquet aux tables palaces, débordant des bouffeur·euses qui dînent chérot. quant à derrière toi c’est la déliquescente du casino bondé, dynamo des famines. vous fumez entre des mondes aux excès contraires - il constate, s’en déride - et sourit pire encore et même il rit, en fait, lorsque tu le questionnes à propos de cette femme dans le monde d’où il vient. à Regan hors de là, il rejette une œillade… d’après toi - c’est ma mère ? elle me ressemble, tu trouves ? une seconde je me demande sérieusement - quand bien même j’ai conscience que tu trouves mal, très, juste pour m’importuner - elle me ressemble, peut-être, en la manière qu’elle a d’être sans scrupule. je ne me souviens pas avoir déjà connue Regan honteuse de rien. alors peut-être, oui, qu’elle m’a l’air d’une mère. je t’ai jamais décrit comment elle est, ma mère ? je dis, reviens de face. face à toi la pensée de moi qui te confie comment s’appelle ma mère - Maria - semble aberrante. ah, sûrement que non...

rappelle-toi, Ninel ! amoureux toi et moi ne parlions que de nous, de notre Amour non-stop. à nos yeux le reste valait quasi-zéro, et d’ailleurs le reste n’y avait pas sa place - à nos yeux - tu ne te rappelles pas ? chaque fois que je te parlais du reste, des autres, tu préférais t’aveugler du fait qu’ils existent. forcément que je ne te parlais pas de ma mère, jamais. pourquoi faire ? je ne te parlerai pas de Regan, non plus. si ce n’est pour te répondre finalement non. Ninel, fais un effort ! elle est blond vénitien, tu vois ? c’est pas ma mère. et si je te prête son feu c’est parce que je bosse.

sur ce Lazare récupère le zippo doré, se détourne de toi pour mirer d’où tu viens. au-delà le carreau qui te cadre l'envers, il y a le brillant de cent bandits-manchots, leurs écrans qui clignotent de ces éclats d’hypnoses. et devant, des jeunes gens. il dirait de ton âge. ce sont des gens à toi, il croit ;
la preuve certains t’épient ! remarqués filtre aux lèvres. et puis il te soupire sa fumerolle d’avis : bizarre, ta clique. il trouve. tout aussi mal que toi.