Le pauvre employé du point relais se souviendra longtemps de ta venue. Diane avait visiblement jugé bon de te faire livrer la montre que tu avais oubliée chez elle, la dernière fois. Si tu comprenais le geste, tu la maudissais. Le colis n'était jamais arrivé à bon port car tu n'avais pas été là pour le réceptionner et l'abrutis qui t'avais livré n'avait pas fait l'effort de le remettre au point relais comme il l'aurait dû. Tu pestes, boitilles dans la rue, son adresse gribouillée sur un bout de journal arraché à la vite. La douleur te rend d'humeur massacrante. Comme-ci tu n'avais pas mieux à faire. L'employé du point relais t'avais demandé de ne pas faire de vague, car il risquait gros de divulguer les informations personnelles d'un livreur. Ton simple regard l'avait fait se terrer dans ses cartons, comme-ci, soudain, il avait trouvé quelque chose d'incroyablement important à faire. Enfin, tu lèves la tête sur le bâtiment.

— Hmph.

Tu juges d'un regard la battisse. Tu connais ce genre d'habitation trop chère pour ce qu'elles sont. Tu passes la porte, avises le pseudo chic de l'entrée pour découvrir des couloirs bien plus modestes ensuite. Tu passes l'interphone sans difficulté grâce à une vieille dame qui passait par là et te présente devant l’ascenseur.... En panne.

— Tss.

Tu étouffes dans ta bouche l'insulte qui menace de sortir et avise la cage d'escalier. Sixième étage. Tu le maudis. Tu pousses sur tes jambes et alternes entre lévitation et marche. Ta maîtrise a bien progressé mais tu ne voulais pas prendre l'habitude de te reposer sur ta capacité à voler. L'idée d'être faible te dégoûte. Alors tu avances, pousse, jusqu'à atteindre la porte du pauvre livreur qui ne sait pas à quoi il va avoir affaire. Tu sonnes une fois, deux fois, trois fois, quatre fois. Tu sens des battements de cœur derrière la porte, tu en étais à considérer de l'enfoncer pour reprendre ton dû quand, enfin, le propriétaire des lieux te fait la grâce de t'ouvrir.

— Leslie Mirzoyan ?

Le ton est sec. Sévère. Tu l'observes de pied en cap. Il est débraillé, probablement sorti du lit il y a peu. Ton regard passe sur l'entrée en bazar. Tu ne retiens le commentaire désobligeant que parce qu'il parle le premier.

— Comment... ?

Tu grimaces; te cale contre l'encadrement de la porte en posant une main sur ta jambe.

— Oui, faites donc ça.

Tu repenses aux marches à descendre et tu as envie de crever.

La douleur pulse dans ta jambe. C'est ridicule. L'impuissance te rend amère. Tu n'en veux même pas à Cerbère de t'avoir blessé, tu t'en veux de n'avoir pas la force de te remettre. Dans l'encadrement de la porte, tu l'observe pousser du pieds des commandes de nourritures oubliées et fouiller des piles de cartons bien trop grandes pour lui. Comment fait-il pour vivre dans un tel dépotoir ? Tu deviendrais fou avec autant de désordre autour de toi. Enfin, il semble trouver ce qu'il cherchait. Il revient vers toi. Pas fâché d'en fini avec cette excursion ridicule, tu tends la main pour récupérer le paquet. Seulement, voilà qu'il l'éloigne.

— Quelle est cette fantaisie, encore ?

Tu n'es pas d'humeur à jouer. Tu fronces les sourcils suis son regard jusqu'à ta jambe. Pudiquement, tu retires ta main et te décale de l'encadrement de la porte, comme pour effacer toute trace de faiblesse. Ton visage se tend brièvement sur la douleur.

— "Bon retour". Vous avez l'air d'en savoir beaucoup.

Tu ne remets pas sa tête.

— Nous sommes-nous déjà rencontrées ?

Ton paquet est toujours dans sa main et tu dois te rendre à l'évidence : tu as beaucoup trop forcé. Tu as encore les mots de ton médecin en tête "ménagez-vous, monsieur de Lioncourt". Était-ce un mal de ne pas compter sur ses pouvoirs ? Non. C'est trop. Ça te coûte, mais tu es debout depuis trop longtemps et tu as besoin de repos.

— Bon, vous comptez me rendre ma montre ou vous allez continuer de me faire attendre debout ? Parce que oui, je suis blessé.

Tu fronces les sourcils, crache amer.

— Votre ascenseur est en panne. J'ai traversé la moitié d'Olympus District pour vous trouver. Ce n'est pas ce que mon médecin entendait par "me ménager".

Tu avises le paquet qu'il tient fermement hors de ta portée. Le plus fort, c'est qu'il le fait avec un tel naturel que tu serais presque tenté de lui accorder le bénéfice du doute. L'espace d'une seconde, tu considères sincèrement l'option suivante : le faire tomber dans les pommes, lui prendre la montre, rentrer chez toi. Mais le voilà qui s'enfonce dans son appartement et tu dois bien céder, tu as grand besoin de soulager ta jambe.

— Café, je vous prie.

Que tu imagines déjà de l'ordre du dégueulasse. Vu son appartement, tu ne le penses pas propriétaire d'une machine à grain sophistiquée. Mais qu'importe. Tu as besoin d'énergie et après le café de la clinique tout, même du soluble, te semblera bon. Tu pénètres donc dans un appartement bien agencé mais diablement encombré. Outre les cartons, tu remarques les figurines, les nombreux mangas (tu n'en a jamais ouvert un seul, mais tu connais le genre de nom par tes jeunes adlephes). Qu'un adulte puisse baigner dans cet univers te déroute un peu. Tu n'es pas à l'aise. Tu t'assois sur le canapé et étends au maximum ta jambe douloureuse tout en te faisant le plus droit possible. Tu n'oses pas toucher à ce qui t’entoure, même le coussin à côté de toi qui te gêne un peu.

— Merci de m’accueillir.

Lancé sans vraiment de sincérités. Tu es poli et bien élevé. Tu l'entends rire. Sa manière de parler t'interpelle.

— Quelle idée ? Celle de grimper six étages pour une montre ou celle de me faire enlever par des monstres ?

Tu hausses un sourcil dans sa direction.

— Je n'aime pas faire traîner les choses.

Tu le laisses t'apporter ton café dans une tasse où un jeune-homme aux cheveux bruns muni d'un cahier noir tend un bras impérieux vers un genre de démon noir tenant une pomme dans sa main.

— Et qu'est-ce qu'elle dit, l'île ?

Tu es curieux. Tu n'as pas énormément l'occasion de parler avec des gens extérieurs qui ne pratiqueront pas la langue de bois pour s'attirer tes faveurs ou se préserver de ta colère. Mais cet énergumène, lui, semble doué d'une franchise à toute épreuve.

Ainsi donc, les nouvelles vont vite. Ton état à fuité mais de ce que tu comprends, on ne parle que de ta condition physique, pas de ta condition mentale. Voilà qui te soulage d'un poids. Tu ne peux pas te permettre, dans la position où se trouvent actuellement les Olympiens, d'être pointé du doigt. Tu ne peux pas donner à vos ennemies matières à remettre en question ta légitimité à ton poste. Il te faut être intouchable, indétrônable. Tu dois te faire roc. Tu réfléchis, lorsque le téléphone sonne. Tu le suis du regard disparaître avant de revenir. Ton regard s'échoue que la tasse de café. Tu y trempes les lèvres, sans conviction, avant de légèrement écarquiller les yeux.

— Il est... Bon.

Tu tais le "étonnamment" qui transparaît pourtant dans ton ton. Tu lèves les yeux vers la cuisine à la recherche de la dite machine.

— Issue d'une machine à capsule, je me trompe ?

Et pas la machine première prix non plus. Ça aussi tu ne le dis pas, mais tu es trop transparent de tes jugements. Tu reviens à lui.

— Vous avez une manière particulière de vous exprimer.

Ce n'est pas un reproche. Tu laisses tes mains se réchauffer autour de la tasse.

— Malédiction ?

Tu connaissais des demi-dieux en souffrant. Si elles n'étaient pas mortelles, elles étaient, en revanche, de nature handicapante. Mais tu prends conscience que la question est peut-être trop intime. Tu secoues la tête.

— Pardonnez-moi, ce n'est peut-être pas approprié.

Pas une malédiction. Tu envisages un trouble du langage, mais n'oses pas formuler ton hypothèse. Tu as vu ses épaules se détendre et quelque chose te dit que ça ne durera pas si tu en viens à être trop curieux. Tu hoches simplement la tête, signe que tu as compris et que c'est une explication qui te suffit. Mais bien vite, Leslie riposte. Tu écarquilles légèrement les yeux, tu n'as pas l'habitude que quelqu'un d'extérieure face preuve de répartie. Tu as l'habitude qu'on baisse les yeux. Lui riposte avec ce petit air canaille qu'il semble avoir gravé au visage. Tu le dévisages une seconde avant d'esquisser un rictus.

— Bien envoyé.

Ton regard glisse sur ta jambe que tu viens masser.

— Conséquence fâcheuse d'un séjour forcé à l'extérieur de nos murs. Je ne recommande pas.

Tu descends une gorgée de café avant de te pencher en avant pour poser la tasse.

— Pourquoi ne pas avoir déposé la montre au point relais ? Vous n'avez pas confiance en vos collègues ?

Ou peut-être est-ce juste un manque de professionnalisme, difficile de se positionner. À voir son appartement, Leslie te semble être un homme peu rigoureux mais tu crois voir dans ses yeux une lueur maline qui t'amène à penser que l'homme est plus intelligent que son environnement ne le laisse penser.

Tu ne comprends pas la question. Tu ne comprends pas, puis en le voyant tu penses à Lazare, pense à Nate, pense à tous ceux qui se sont opposés à fermer les portes, à vivre entre vos murs sans poser la moindre question. Tu comprends que ce qui est évident pour toi ne l'est pas pour eux. Sous tes doigts tu laisses ta jambe s'étendre un peu plus vers l'avant. C'est comme-ci tes nerfs réagissaient aux souvenirs des sévices que les enfants d'Echidna t'avais fait subir.

— Parce que l'extérieur est mortel pour nous et qu'il est malhonnête de faire croire le contraire.

Tu ne peux pas en dire plus. Le reste appartient au secret professionnel et Leslie n'est personne pour prétendre les découvrir. Mais tu sais, vous savez tous, là-haut, au conseil, qu'une menace plane sur vos têtes. Les monstres s'organisent.

Tu l'observes se lever pense, pendant une seconde, qu'il va te donner ta montre mais c'est muni d'un récipient à gâteau qu'il revient. L'explication qu'il te donne est confusante mais à le voir se reprendre tu te surprends à sourire de nouveau. Tu te penches de nouveau pour reprendre ta tasse.

— Vous êtes un employé zélé, je ne l'aurai pas soupçonné.

Tu lèves les yeux vers lui.

— Et bien, me voilà en main propre.

Mais à la mention de Diane, tu te figes. Tu détournes le regard, trempes tes lèvres dans le café.

— Nous n'entretenons pas ce genre de relation.

Tu ne sais pas. Tu ne sais plus. Non, est la réponse qui te convient le mieux. Tu lui a promis. Tu as à cœur de tenir cette promesse. Mais entre ta sortie de l'hôpital et la crise olympienne, c'est à peine si vous aviez eu le temps de penser à ce supposé "nous" que vous étiez censé entretenir.

— Vous gardez les effets personnels de tous vos clients pour le rendre en main propre ou c'est un traitement de faveur ?

Tu n'es pas idiot. Imbus de toi-même, à l'extrême limite, mais pas idiot. Soit ses mots sont d'une extrême naïveté, soit ce livreur te fait de rentre-dedans. Tu le considères l'espace de quelques secondes, frileux à rentrer dans son jeu. Tu sais flirter pour le plaisir de gagner. Tu n'as fait que ça depuis que tu as quitté Diane. Ça ne t'engage à rien. Tu ne le reverras probablement jamais et la conversation est agréable. C'est peut-être bien la première fois depuis ton enlèvement que tu n'es pas soumis à de la pression, du jugement ou de l'attente. C'est pas désagréable de juste plaire.

— Je vois. Me voilà flatté.

Tu poses sagement ta tasse de café, détournes le regard, l'air de rien.

— Je suis donc un genre de VIP ?

Tu lui adresses un sourire conciliant, du genre qui invite à la confession sans de départir non plus d'un petit éclat moqueur dans le coin de la lèvre. Tu tournes le menton vers la machine à café.

— C'est pour ça, le bon café ?

Tu l'aimes bien. Il t'a fait traversé la moitié du quartier et fait monter six étages mais tu l'aimes bien. La parenthèse aura été agréable. Tu souris, ne commente pas sa dernière petite réplique. Tu laisses ton regard dériver sur ta tasse. Oui, étonnamment, tout ceci t'a fait du bien. Mais il est temps pour toi de rentrer. Tu as encore beaucoup de travail, des montagnes de choses à penser. Et si tu as aimé l'exquis de cette conversation, elle se devait de rester une exception. Tu es monsieur l'ambassadeur. Tu as des choses à faire.

Tu réceptionnes le paquet d'un geste habile de ta main malade. Tu gardes l'autre, pudiquement et volontairement immobile.

— Une signature, bien sûr.

Tu sors de la poche de ta veste un stylo beaucoup trop chère. Tu te penches en avant pour signer le bon de reçu et, à côté, tu gribouilles ton numéro. Une fois la tâche terminée, tu fais glisser le reçu jusqu'à lui.

— Tout y est ?

Tu ne ranges ton stylo que lorsque tu as sa confirmation. Tu attrapes le paquet, essayes de te lever en poussant sur ton corps dans une grimace douloureuse.

— Merci, pour le café.

Tu regrettes soudain d'avoir balancé ta canne les dix premiers mètres après l’hôpital. Tant pis, tu vas léviter jusqu'en bas et ensuite tu marcheras.

— Et bien, sur ce..