L'on entend la musique à l'autre bout du petit quartier. Les fêtes de Précieux sont connues de toustes - quand bien même toustes ne t'inclue aucunement ; tu n'avais jamais été invité. Les murmures racontaient dans les bars à quel point c'était chaud, hier, quand même et des regroupements de femmes gloussaient en sortant, remettant leur bretelle de soutien-gorge, et ce lorsqu'elles en possédaient un. Jusque dans l'avenue d'Atè cela puait le parfum l'alcool et le sexe.

Habitant de l'autre côté de la rue, tu observes parfois depuis ta fenêtre l'illusion des corps qui se meuvent en ombres chinoises derrière les rideaux à peine tirés. Ça te rend aussi amer que frustré. Précieux est comme son prénom, un homme aux multiples talents, qui sait parfaitement comme les illustrer pour vivre ou prendre du bon temps.

Tu lui avais envoyé des messages et il y avait répondu finalement assez tardivement.
Ça te rend fou - il va peut-être bien réussir à te faire sortir.

((Ok tu sors))

Tu attrapes les photos imprimées de la dernière fois pour trouver une excuse valable à le déranger juste avant sa petite fête. Traverses la rue, vas sonner chez lui. C'est d'abord une femme qui t'ouvre, clairement alcoolisée. Tu fronces les sourcils et essaies de regarder derrière elle, bien que le dandinement de sa poitrine accapare l'espace.

B'soir. Euh. J'aimerai voir Précieux. Il est là ?

Bien sûr qu'il est là ! Qu'elle ose prétendre le contraire.

Merci merci.

Tu te cales contre la rambarde, attend qu'il sorte pour te dresser comme un chiot sur le qui-vive.
Son soupire est un couteau qu'il plante sans préavis dans ton coeur déjà fragile. Tu déglutis et baisses les yeux.

Un autre jour ? Tu veux dire demain ? Ah non, tu as ta soirée. Après-demain alors. Bah, pareil. Et tous les jours en fait.

Tu sais que tu le déranges mais c'est plus fort que toi.

Je vais pas te prendre beaucoup de temps, quelques minutes à tout casser. Voulais juste te donner tes photos.

Tu lui tends la pochette cartonnée, le bras moins tremblant que ce que tu imaginais. Une de tes jambes frappe nerveusement le sol.

Le rejet est tellement brutal qu'il te donne l'impression pendant un instant d'avoir manqué d'air pour l'encaisser. La demande est claire et sans bavure : pas de reproches tolérés. Tu écarquilles un peu les yeux, déstabilisé et désabusé. Il n'y a aucun moyen pour toi de prétendre ne pas comprendre. C'est si clair, limpide. Tu baisses lentement les yeux sans réussir à ravaler l'amertume qui déforme chaque trait de ton visage, crispé. Tu le détestes. Tu l'aimes. Tout à la fois. Tu veux lui faire payer.

Je vois. Okay.

Tu colles la pochette contre toi, celle qui vient de te retourner. Un peu penaud et clairement gêné, tu entreprends de reculer.

Pas de soucis. Vais te laisser alors.

Tu tournes les talons, retiens des larmes que tu maudirais si elle venait à rouler. Tu descends deux marches, entends le bruit de la poignée avant de t'arrêter.

Tu sais quoi ? Non ! J'ai pas envie de te laisser !

Tu reviens à la charge, submergé par une émotion, qui pour une fois, te caractérise autrement qu'au travers d'un désespoir passif.

Qu'est-ce qu'il y a plus de important, hein ? NON ! Qu'est-ce qu'il y a de différent, ce soir, pour que tu ne puisses pas perdre cinq minutes pour... moi ?

Tu as la rage des passionnés, ceux qui sont toujours mis de côté.

Je croyais qu'on était ami.

Même si ami sonne un peu faux avec ce que tu ressens.

Mais à chaque fois c'est pareil, j'ai l'air de t'emmerder, Pré-cieux.

Son prénom que tu articules avec dédain - tu ne sais même pas pourquoi.

À peine tu rebrousses chemin que tu regrettes. Tu regrettes ces mots crachés par l'émotion et la colère, gangrenée de frustration et d'attachement que tu sais à sens unique. C'est épuisant de courir après Précieux parce tu t'essouffles trop rapidement. L'effort n'est pas récompensé - du moins ce que tu en tires est amer et ne te satisfait en rien. Comment se réjouir de ce qu'on a arraché de force ? Tu vois bien qu'il est exaspéré. Tu aurais du rentrer.

Quoi ?

La porte s'ouvre et tu manques de vaciller. Tu ne supportes pas l'impression d'être un gosse qu'on materne ou qu'on protège ; même si avec lui c'est plus du gosse qu'on exclue par sérénité et peur de la culpabilité.

J'ai jamais dit que... !

Tu serres les dents. Il ne comprend pas le problème. Ce n'est pas ce qu'il y a derrière cette porte que tu veux, c'est qu'il comprenne que ça te blesse qu'elle te soit fermée quand tu crèverais d'être invité, d'avoir le privilège de refuser, l'envie qu'on vienne te chercher.

Si tu crois que voir trois personnes nues à boire et à fumer du crack, ça me fait peur.

Tu ne veux pas le prendre au sérieux parce que tu es trop énervé toi aussi. Tu passes la porte non sans lui adresser un regard insolent et désespéré. Une fois sur le palier, tu respires les odeurs à plein poumons. Tes grosses chaussures compensées couinent sur le parquet lustré. Tu ne sais pas quoi faire ni ou aller. Ni même quoi dire. Précieux est dans ton dos. Une femme passe la tête de l'encadrement de la porte du salon avant de repartir en gloussant.

Ce que je veux c'est...

Toi.
Toi.
TOI, putain, toi.

Te filer les photos.

Tu les poses d'un geste énergique sur le buffet de l'entrée.

Tu comprends pas pourquoi il reste collé à la porte. Mal à l'aise des allers-retours furtifs de ces gens à moitié couverts, mal à l'aise des chuchotements que tu perçois (incapable de ne pas les entendre railler de toi - l'habitude triste de ceux qui ont un jour été victime) ; mal à l'aise de Précieux et de son attitude. Si tu ne savais pas enclin à te voir partir, tu jurerais qu'il t'empêche, indirectement, de partir.

Tu poses le dossier sur le buffet et prends une grande inspiration, prêt à n'importe quoi qui puisse vous faire bouger de l'entrée. Mais Précieux déforme la réalité. Il reformule et transforme ton désintérêt stratégique en insulte. Tu fronces les sourcils à sa question et tentes maladroitement de rétablir ta vérité.

Ce n'est pas ce que j'ai dis-

Il s'approche du buffet et tu fais un pas en arrière pour lui laisser un peu d'espace. L'observes, silencieux, sortir un couteau. Une boule qui se noue au niveau de l'estomac.

À sa déclaration de peine,
tu entends simplement une déclaration de guerre.
N'aurez-vous jamais une trêve et des termes clairs ?

Non !

À la vue des photos déchirées, tu te décomposes. Abruti par la colère qui se mue en ton sein, tu débordes. Les poings serrés. L'envie de lui hurler, légitimement : Mais t'es complètement con putain de merde, pourquoi t'as fait ça ? ; mais la victime est bâillonnée et les traumatismes passés musèlent la haine en rage sourde.

Seule réponse à l'attaque, la défense par l'attaque également. Sans vraiment le vouloir, tu laisses le pouvoir de Thanatos t'envahir et vous envelopper - imposant à Précieux, pendant quelques secondes seulement la vision de sa pire peur. C'est en te faisant toi-même témoin de ses horreurs que tu reprends le contrôle immédiatement. Ça n'aura pas duré, et tant mieux, parce que tu l'aurais regretté.

Heureusement que j'en ai gardé une trace sur mon ordinateur.

Tu ne sais plus ce que tu dis.
Mais tu sais ce que tu penses.

Me parle pas de respect. Va te faire voir.

Traverses la porte d'entrée comme un fantôme pour rejoindre les escaliers, dévasté.

Tu dévales les quelques marches et rejoins le trottoir, prêt à rentrer comme une furie. Derrière toi, la porte s'ouvre mais tu te forces à l'ignorer. Tu es trop remonté, trop frustré, trop blessé. Precieux est un putain de cauchemar à lui tout seul, tu te demandes bien ce qu'il t'a pris de t'éprendre de lui. Tu dois cesser, Ezra, d'aimer jusqu'à la mort les hommes et leur folie.

Fous-moi la-

Trébuches vers l'avant en sentant tes chevilles se dérober sous l'assaut de vignes. Tu arrives à te retenir et garder un certain équilibre, mais c'était sans compter sur le bras de Precieux qui te retient par la taille. Cette proximité est une torture - si d'abord elle te rassure, ce qu'il souffle comme une insulte achève de te tuer.

Quoi ?

Pendant un instant, tu avais espéré.
Tu avais surtout aimé le fait d'être retenu - qu'il te court après. S'il te serre contre lui c'est qu'il en a envie ?

J'ai besoin que tu me laisses tranquille.
Il te lâche et tu restes d'abord stoïque, à fixer le caniveau comme si te jeter dedans pour te noyer dans les égouts pouvait être une éventualité.

Tu te retournes et le fixes, le regard brillant de larmes.

Tu fais ce que tu peux ? Cool.

C'est sur le bout des lèvres, tu sais pas si tu dois l'assumer pour de bon ou laisser couler.

Alors que je t'aime, moi.

Merde, merde, merde.

Tu sais ce que ça me fait ? De te voir soupirer dès que tu me vois, de te savoir occupé quand je pense à toi. Mais le message est clair, je te fous la paix.

Tu peux pas t'empêcher de lui faire payer tes sentiments. Le pire c'est qu'il pourrait y répondre par pitié, et tu t'en satisferais.