Il connaissait ces rues comme s’il y percevait toujours les grandes murailles qui s’élevaient là où on l’avait enfermé autrefois. Ici seulement, ce n’était pas la solitude qui rongeait ses pas mais bien les vivants - il n’avait de son vivant perçu que de morts, qu’on lui offrait, qu’on lui sacrifiait. Et il s’en était délecté, pourtant sans jamais ne se sentir totalement complet ; alors quand il dévorait, tressaillement contre l’échine il se sentait réellement vivant, peut-être sentait-il qu’il existait réellement car on avait supprimé son existence en l’enfermant ici. Et voilà ce qui faisait toute la différence, car ici il pouvait errer ; jongler entre ce qui le divertissait et ce qui le nourrissait - les deux allaient nécessairement de paire et ainsi Ashe pouvait admettre qu’il était comblé d’être vivant. De n’avoir que ses doigts pour arracher la vie et il n’avait plus besoin d’attendre qu’on lui sacrifie des Hommes pour admettre son existence.

Les vivants sont bruyants, et il adore ça ; les vivants crient et pleurent quand ils le voient monstrueux qui dérobe leur chair. Mais qui a-t’il de mieux que de simple vivants - ceux qui vivent et se battent pour continuer de vivre. Il y avait pourtant cette odeur navrante de mort ; d’une mort qui avait survécu, survécu à ses doigts, survécu à ses griffes, survécu à ses crocs. Cette odeur particulière, cette odeur qu’il avait déjà chassé, celle dont il s’était déjà embaumé à en devenir fou.
Fils de Poséidon seul, confiné hors du reste du monde - il a arraché les traits des damnés pour s’en seoir et Ashe, d’où il se positionne le perçoit bien. C’est le visage d’un quelqu’un qui a survécu à la mort, mais pour combien de temps encore ?

Probablement pas aujourd’hui ; les foules s’entassent et il regrette probablement de l’avoir perçu simplement ici car ailleurs, les choses auraient été différentes. Il se souvient, lorsqu’il l’entrevoit ; les crânes qui implosent sous ses doigts, la mort qui fait son passage dans les sillons ensanglantés qu’il a tracé - c’était lui, la mort. Et il l’a offerte à chacun de ses compagnons - il était temps que celle-ci lui revienne de droit.

— On s’est déjà vu quelque part, non ? Le regard qui découpe chaque parcelle de son visage, l’occasion de savoir s’il le sait, s’il se souvient de lui sous son enveloppe monstrueuse. Mais au fond de lui, Ashe sait très bien que non ; c’est impossible, et c’est tout à son avantage. Le jour viendra où il se délectera de cette peur béante, creusée sur son visage. Mais pour l’instant, il compte bien s’assurer qu’il ne lui filera plus entre les doigts, pas une deuxième fois.

Monstres doués pour se faufiler, monstres doués pour prétendre, paraître plus humains que les Hommes eux-mêmes ; c’est avec brio que ceux qui terrorisent ces Terres paraissent aussi insignifiant que de vulgaires insectes. Et cette fois-ci ne fait pas exception, car il n’y avait plus plaisant que cette petite voix qui s’élevait en réponse - comme si terrifié et mièvre qu’il pouvait l’écraser à tout moment.
Et il le faisait déjà dans sa carrure lourde qui dans la ruelle s’entassait ; son regard lui, fendait l’air contrarié, au fond il s’en souvenait très bien n’est-ce pas ? Il se souvenait cruellement bien de tout ce sang qui a implosé autour de lui, mais il ne saurait mettre de nom sur ce visage monstrueux.
Ashe non plus, à priori ; il n’avait que cette odeur de mort collée au derme, comme s’il l’avait traqué encore et encore et comme si elle n’avait jamais réellement disparue. Mais dans quel scénario cette proie avait-elle pu lui échapper ? À y réfléchir, ça n’avait pas vraiment d’importance, car ça lui permettrait de flirter avec la chair jusqu’à pouvoir la découper.

— Un visage comme ça ça ne s’oublie pas. Ou plutôt devrait-il affirmer sans hésiter que c’était cette odeur qui lui collait au palais qui l’avait attiré ; à vrai dire, il n’avait pas vraiment le souvenir de l’avoir entrevu quelque part. Simplement ce regard épuisé et craintif l’avait-il attiré bien plus que les autres, bien plus que les précédents.

— Contrairement au mien je suppose. Feint l’air vexé - mais il n’en a que faire, car chez lui, il n’y a rien à dévorer. Ce qu’il veut, c’est arracher la peau des vivants ; déchirer éviscérer déraciner le coeur battant et contempler s’éteindre les visages déformés alors qu’il festoie dans sa bestialité. Enfin je suis prêt à faire l’impasse là-dessus.. Si tu me suivais dans cette petite ruelle - mais ça ne suffira probablement pas à le convaincre - car il avait tant d’idées Ashe, tant d’idées et alors il ne serait plus question de ne jamais l’avoir vu, puisqu’il s’agirait de la dernière chose qu’il verrait.

Qu’il aimait se jouer des uns et malmener les autres ; aujourd’hui ce fils de Poséidon ne faisait pas exception - si manipulable à travers quelques compliments que Ashe se demandait comment avait-il pu lui échapper la première fois. Ça n’avait pas vraiment d’importance finalement, car les vivants étaient tous si similaires dans leur médiocrité ; raison pour laquelle on avait offert le don d’immortalité aux créatures les plus divines.

— Très réactif aux compliments. À en noter ce halo coquelicot qui s’était dessiné sur ses pommettes - s’il trouvait ça d’une banalité pathétique, Ashe devait avouer que ça avait bien le mérite de lui arracher un petit ricanement moqueur. Encore plus quand sa culpabilité naissante le fait s’excuser - mais de quoi exactement ? Il n’y avait aucune raison pour qu’il se souvienne du visage trop humain du monstre qui s’était orchestré faucheuse, aucune raison pour qu’il en connaisse les traits. Et si c’était le cas, il aurait probablement fui depuis longtemps - le Minotaure l’aurait fendu en deux depuis longtemps également. C’est pas grave, essayez de ne pas m’oublier cette fois-ci. Comment pourrait-il ? Car si ça n’était pas aujourd’hui, ça serait sûrement demain et les fois d’après. Mieux vaut qu’il se souvienne aujourd’hui de ce visage qui le dévorera dans quelques années.

— Je vous l’ai dis, un visage comme ça ça ne s’oublie pas. Une odeur comme la vôtre - mais ça serait trop risqué de s’évader complètement ; et même s’il a l’envie malsaine de lui avouer que sa chair l’appelle, Ashe se sied de sa plus belle indifférence à sa faim pour récupérer sa proie et l’emmêler dans sa soie. Je serais peut-être plus éclairé si j’avais un nom à mettre là dessus. Et s’il sait son nom il sait tout, s’il sait chaque syllabe malsaine il le retrouvera, encore et encore. Encore et toujours, jusqu’à ce que sa chair s’effrite contre ses doigts, se distille dans son estomac.

Réactif aux compliments mais probablement moins réactif à réaliser celui qui s’est au dessus de lui dessiné ; il a pourtant l’allure de ceux qui écrasent mais se plaît à jouer à ceux qui offrent les roses empoisonnées. C’est là la nature de ses mots, qu’il persiffle comme un lyrisme nouveau - et le voilà qui se dessine sur la toile, déjà imbibé par la soie, interposé comme sur un plateau d’argent. Ashe est roi et lui va en payer le prix, pour la deuxième fois. Car quand il a enfin son nom alors il en mémorise les quelques syllabes - Niraj n’est-ce pas ? Niraj dis-moi, ton odeur m’est familière, non ? Il en jubile déjà.

— Niraj.. Qu’il répète vaguement, comme pour en mémoriser la sonorité ; ça lui plaisait de s’imaginer le dire une dernière fois déjà, mais il s’avançait probablement trop dans les méandres de la mort. Et sans surprise, c’est un écho à sa question qu’il reçoit, s’il voulait à son tour mémoriser le sien, Ashe serait fier de contribuer à cela. Après tout, même sans identité propre à porter, il était persuadé qu’il ne l’oublierait pas de si tôt. Il ne laisserait pas la proie filer une deuxième fois.

— J’espère au moins que vous n’oublierez pas mon nom, alors. Car sinon, il sera très contrarié - et s’il est très contrarié, alors tout le monde sait ce qui arrivera. Alors non Niraj, tu ne l’oublieras pas, certainement pas. Ashe, est-ce que ça vous rappelle quelque chose ? Il n’y a pas moyen. Pas moyen que le Minotaure et Ashe soit si similaires, pas moyen que leurs traits soit si similaires pour qu’il s’en souvienne. Niraj, tu ne l’avais jamais vu ainsi, pas vrai ?

Il a le sourire ravi qui s’étire sur ses lèvres alors qu’il contemple fièrement cette proie trop vive, ce fils de Poséidon encore trop vivant qu’il a laissé filer ce jour-là. Finalement, peut-être avait-il bien fait d’attendre quelques temps avant de se jeter sur lui, car il lui semblait être encore plus délicat maintenant qu’il s’était construit à travers la mort. Elle pourtant qui n’avait pas été là pour le voir ; Ashe désormais pourrait se hisser et contempler son oeuvre pendant qu’il saccagerait de nouveau son esprit, pendant qu’il arracherait chacun de ses mots morts-nés - il s’imaginait déjà quel festin se ferait-il quand ce jour viendra.

Parce qu’il avait l’air si merveilleux qu’il en salivait déjà. Peut-être, Niraj, réussirais-tu à le combler un instant, qui sait ? Et quand il promet de ne pas l’oublier, Ashe ne peut pas être plus heureux, mais il n’est pas plus surpris qu’il en a l’air. Après tout, il se serait lui-même assuré qu’il se souvienne de chacune des syllabes de son nom. Probablement que s’il lui indiquait sa véritable identité, ses souvenirs remonteraient ; mais il était trop tôt pour ça. Viendra le jour où il se délectera lui-même de ce visage décomposé quand il lui donnera son nom.

— C’est parce que nous n’avons jamais été présentés. L’air trop agréable trop aimable d’un sourire qui se tisse, pourtant Ashe a les pensées gouvernées par l’horreur et toute l’immondice de ce corps contre lequel il désire se déchaîner, déchaîner son animosité et combler sa faim. Mais pas maintenant, pas maintenant car il s’assurerait que tout ce jour-là, serait parfait. Alors l’air pensif un instant, il finit par pivoter la tête de droite à gauche. Je ne saurais pas dire.. Je pense que c’est juste votre visage. C’est juste son odeur, c’est juste lui tout entier.
Il n’aurait jamais pu oublier cette odeur, il n’aurait jamais pu la laisser filer. Il l’aurait traqué et dévoré. Pourtant, il était là et Ashe lui-même ne le comprenait pas.

— Je n’ai certainement jamais réussi à oublier vos traits. Et cette odeur, cette odeur qui le gouverne cette senteur qui le malmène. Celle qui tapisse son palais et alimente ce désir mortifère ; d’où vient-elle, quand Diable l’avait-il laissé filer ? Il ne pouvait dire, il ne pouvait se souvenir mais une chose était sûre, désormais il était sien. J’espère que j’aurais l’occasion de les revoir. L’occasion de pouvoir un jour, entre ses doigts voir éclater sa chair.

Inoubliable, très certainement - cette odeur si inoubliable qu’Ashe peinait lui-même à comprendre ; comment avait-il pu la laisser filer cette fois-là ? Pourquoi Diable ne se souvenait-il pas de ce jour-là, celui où il avait dérobé à son esprit toute sa vie ? Car désormais Niraj, il était mort, mort consumé et mort brûlé à vif, l’esprit corrompu par des idées de morts, des corps qui s’effondrent, des corps, un à un dévorés par le Minotaure.
Ashe se disait que sa chair devait être aussi tendre que ce regard qu’il lui offrait ; le ton taquin il comprit qu’il avait réussi et complété son petit numéro avec brio. Il fallait se revêtir de la peau des Hommes pour passer auprès d’eux sans attirer l’oeil - finalement, contrairement à ce que lui avait énoncé Sophia, il se trouva être plutôt doué.

— Disons, si vous me permettez de ne pas l’oublier. Le visage, l’odeur, la chair ; il ne les oubliera pas. Il est sûr qu’il le reverra - ce n’était pas exactement le destin, c’était son destin, c’était son flair. C’était ce pour quoi il était le plus doué, c’était la chasse. Vous n’avez pas besoin d’être parfaitement habillé. Nul besoin d’accoutrement futiles, puisqu’il en déchirera chaque parcelle sans s’en préoccuper quand l’heure viendra - il n’avait d’yeux que pour la chair et le reste lui importait peu.

— J’espère. J’aurais peut-être du mal à devoir essayer de vous oublier une deuxième fois. Il aura peut-être du mal, certainement - à le laisser survivre une seconde fois, en plus de celle-là. Et probablement de la précédente. Alors c’était décidé, que s’il filait il le rattraperait ; s’il s’échappait, ça ne serait jamais pour longtemps. Ashe traquait, Ashe trouvait, et Ashe dévorait.
Il n’y avait aucune raison que cela change.