les gens changent

cela faisait quelques jours, maintenant, que nausikaa avait été changée.
winnie ne savait pas gérer les changements. souvent, ils arrivaient juste, et souvent il ne s'agissait que de bonnes choses. à vrai dire, il ne lui était jamais rien arrivé de tragique. même en arrivant ici, il avait la chance d'avoir été célébré, réclamé avant même d'y avoir posé le pied ; et si son père lui manquait, il habitait juste à côté. oui, tout avait changé, mais cette période était révolue -n'est-ce pas ça, être adulte ? s'essayer à un quotidien jamais bien distinct, dont le temps ne devait rimer qu'avec enivrement.
il savait, bien sûr, que toustes ne pouvait vivre de manière si décontractée. tout comme il savait que rien n'existait en stase : le monde était un cycle, et il en faisait partie. un jour, peut-être, s'il était chanceux (il l'était toujours), ses os lui feront mal, et ses cheveux seront vraiment blancs, et il aura besoin de lunettes pour aller sur les internets. un jour, peut-être.
qu'en était-il d'elleux, alors ? était-ce la suite naturelle des choses ? n'avait-on pas déjà fermé ces portes pour les rouvrir ?
winnie était songeur. ça ne lui arrivait pas souvent ; encore moins en bonne compagnie : leïla était toujours là, accompagnée des restes du repas qu'iels venaient d'avaler. peut-être avait-elle parlé, il n'en était pas très certain. c'était une impolitesse dont il se pardonnait. ce n'était pas tous les jours que son monde se transforme d'un coup. et elle, qu'en pensait-elle ? il ne voyait rien sur son visage, sur ses manières, mais il n'y lisait jamais rien de toutes manières. peu importe les années passées à ses côtés, elle continuait de le surprendre encore et encore. il hésitait. ce n'était pas le genre de choses dont iels parlaient. dis, leï ... le voilà qui se lance.
il était encore temps de faire demi-tour. d'arrêter, de retenir son souffle, de dire ah on a vraiment bien mangé, de s'écraser un peu plus dans le canapé. le problème de winnie, c'est qu'une fois commencé, on lisait tout sur son visage, dans son attitude. t'en penses quoi, de ce qu'il s'est passé dernièrement ?... mots mesurés, à moitié retenus ; il fallait deviner, ce qui n'était pas très commun pour winnie. c'était une alerte comme une autre. des signaux de fumée, des murmures peu compréhensibles, des disques rayés. un blanc dans la conversation, un moment tendu (suspendu, un linge pas encore sec mouillé par une nouvelle averse).

et nous aussi

c'était bien du jaune, mais leïla n'avait pas besoin de ça pour être assortie au décor : elle n'y ferait jamais tâche, n'en serait jamais étrangère, s'y était déjà ajoutée. c'était ce genre d'amitié qui ne s'arrêtera vraiment jamais. même si un jour iels n'habitaient plus sur la même île, dans la même ville, dans le même monde, c'était certain qu'iels se donneraient des pensées l'un.e à l'autre aussi généreusement que se peut, et y attacheraient un colis de souvenirs, de bonheur et de mélancolie (de celle qui n'est pas triste).
mais pour l'instant elle était ici, leïla, et ces pensées étranges montraient bien que quelque chose préoccupait son interlocuteur. il sourit à la mention du jaune, s'affaissant encore un peu plus sur le canapé de la même couleur. il s'y retrouvait allongé, à regarder le seul endroit sans couleur : le plafond.
il tourne la tête.
les arc-en-ciel reviennent. le surnom attrape un sourire et le fait remonter à la surface. en cet instant, il remercie silencieusement son amie. il avait bien eu raison de commencer à se livrer -les pensées n'étaient pas omniprésentes, mais elles venaient et allaient, et il n'était pas très sûr que ce soit réel. c'est que sa vie n'avait pas trop changée. le quotidien était le même. tout ce qui avait changé, c'était l'appréhension en ouvrant les réseaux sociaux. c'était de tomber sur des choses qu'on a du mal à croire tant ça semble chimérique.
évidemment, leïla ne machait pas ses mots. tant mieux. winnie avait besoin de remettre de la structure dans son esprit vaporeux. ... il re-tourne sa tête. la toile du plafond est toujours vide. que pourrait-il y mettre ? des fleurs, peut-être, de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. il pourrait les dédier à des gens qu'il ne connaît pas, et ça ne changerait rien mais ça ferait du bien. je n'espère pas, mais c'est idiot que de croire fermement que non, hein ? il était de ces optimistes qui n'assemblaient pas les nuées, et parfois il voyait les nuages-rêves et enviait leurs passagers, mais jamais plus d'une seconde. ce n'est pas là-bas que se mènent ses combats (lesquels ? ceux qu'il n'a jamais eu l'occasion de faire ?). je veux dire, ça a à peine commencé, et déjà dans l'atè ... le pire, c'est que c'est probablement qu'une répercussion. ça ne vient pas que d'eux. ça a déclenché tellement de choses. comment on en arrive là ? qu'est-ce que ça va devenir ? qu'est-ce qu'ils vont faire, les douze ? et nous, qu'est-ce qu'on est sensé faire ? il voulait dire et nous, qu'est-ce qu'on peut faire, mais winnie n'a pas encore ces réflexes de penseur libre : il n'est qu'un parmi les autres, se plaît dans la compagnie et non pas dans l'admiration, ne saurait (encore ?) prendre les rênes d'idées à développer. il n'est pas (encore ?) révolutionnaire. il n'avait pas (encore ?) la colère.

et nous surtout

il y avait quelque chose de réconfortant que de savoir qu'il n'était pas le seul à être resté dans l'ignorance bienheureuse. leïla n'était enfant sans aspérité ; la vie y avait déjà planté ses crocs quelques fois, winnie le savait, et alors probablement avait-elle plus de raisons que lui de se tenir éloignée de ce qui pouvait à nouveau la blesser, oui. mais lui ?
il se protégeait parce qu'il était un pleutre.
enfin, pas tout à fait : il le dit souvent, winnie, qu'il ne croit pas en la violence. n'est-ce pas ironique, pour quelqu'un qui n'en a jamais été l'amant ? l'épée ? le manieur ? il ne la connaît qu'à travers les contes qu'on lui raconte, et les larmes qui en découlent, et les cous qui s'inclinent, et les yeux qui se bloquent. il ne l'a jamais vue de trop près, la chimère. ses ruines lui suffisent. il n'a jamais rien vu de bien en sortir. les phénix sont trop rares encore.
et, intimement, il en était convaincu, mais encore et encore, comme depuis toujours, cette pensée-là restait : et si tu avais tord ? (et c'était là sa propre violence)
les derniers jours continuaient à agiter sa boîte de pandore (celle qui n'avait fait fuiter que l'espoir). il restait les bras ballants, dans sa tour d'argent, à écouter l'océan comme si rien n'était très important. oui, que peut-il faire ? (ils, il n'en est pas question)
il comprend ce qu'elle veut dire. il comprend les mots, oui. il s'imagine bien ce qu'elle met derrière chaque lettre (une résistance utile, continuer de faire vivre, donner des moments qui valent de s'y tenir), mais il n'en avait pas saisi le sens. il n'en avait pas déchiffré la liberté.
winnie était un protecteur qui se croyait spectateur. peut-être que le rôle de prestidigitateur qu'il avait peint sur ses joues, sur son nez, sur son sourire, commençait à s'estomper.
il ne répond rien. il n'a pas envie de la blesser. le temps coule, et le plafond est toujours blanc. il n'y a rien à voir, tout à regarder.
la question est si courte qu'on aurait dit une colombe qui s'envole (la paix qui part). il n'y a pas d'écho, pas de vague, pas de poussière. ce ne sont que des mots mais ils pèsent lourd sur ses poumons. le plafond est blanc, et il passe quelques instants à souffler doucement pour faire dégringoler le gravier sous lequel il est tombé, presque embaumé. oui. il n'y a pas d'écho, de vague, de poussière. pas pour moi. jamais pour lui, mais toujours pour le monde, le leur, celui qu'elleux deux connaissaient par coeur ; l'île et ses vagues, nausikaa et ses embruns, coupée des continents et d'ailleurs. pour les enfants de niké, et celleux d'héphaïstos ; pour les fleurs du printemps, et les champs de nomos ; pour les sang-mêlé.es du camp, et de dehors encore ; pour celleux à venir, et celleux qui ne reviendront jamais. pour tous celleux-là, et bien d'autres encore.
bien d'autres encore.

et nous surtout

ton regard qui fuit ne sera pas vu de lui -seul le plafond l'obsède, ce blanc de rien, comme le futur qui les attendait : vide encore de tout. la question lui semble étrange, mal placée, inhabituelle. ne le savais-tu pas déjà, leïla ? si, bien sûr que si, c'en était évident, et la suite lui expliquerait pourquoi tu demandes maintenant. il en était certain, tu connaissais déjà la réponse : non, jamais.
à quoi d'autre pourrait-il penser ? l'égoïsme était une chose qu'il pratiquait à travers les autres ; il faisait des victoires de chacun les siennes, sans jamais y mettre son nom, et il se félicitait des sourires ou des joies des gens qui se relevait. certain.es y voyait de la bonté, mais en était-ce toujours quand l'art de réparer est si nécessaire que l'acte en devient dépendance ?
il se demandait parfois s'il pouvait encore exister s'il n'y avait plus de peine. ouroboros se mordant la queue, il chasse ce qui le complète, tue ce qui le rend vivant, amène ce qui le remplacera.
c'est déjà arrivé, tu sais. il y en a qui sont parti.es, d'autres qui sont resté.es. toi, t'es là, leïla, mais pour combien de temps ? il t'en voudra pas si tu t'en vas. non, jamais.
mais tu restes, et tes mots sont une ancre sur le rivage -ta voile toujours prête à voguer ailleurs, plus loin, vers le meilleur, et pourtant tu te retournes et te laisse aller à quelques sentimentalités. n'est-ce pas dangereux ? il ne voudrait pas que la marée baisse, et que tu restes coincée. on aura au moins le luxe de vivre ce qu'on a choisi comme destin. il ne voulait être martyr, mais on ne choisi pas après sa fin (la fin sous toutes ses formes : la mort, la fatigue, le trop).
il relève un bras, se frotte les yeux. il avait fixé la voûte trop longtemps, et le flou qui s'était agglutiné sur ses iris n'avait rien changé au tableau. du blanc. bien sûr. il en était certain, oui. il invitera un ami à peindre le plafond. jacinthe, peut-être. ou alvaro, pour y jeter de la peinture sans trop y penser. ou miel, pour tout prévoir et calculer jusqu'au moindre centimètre. ou sinistra, pour y mettre des roses qui ne fanerons jamais. est-ce que ce n'est pas ce qui arrive tout le temps ? il lui en faut peu, leïla, alors soit indulgente. il est surpris les matins où il pleut, et il est surpris lorsqu'on l'assaille de cris à chaque fois qu'il retourne à la colonie, et il est surpris quand il lit ses webtoons à minuit, et il est surpris quand le jour raccourci si vite, et il est surpris que tu ai choisi du jaune, et il est surpris qu'on l'aime tant, et il est surpris des premières floraisons, et il est surpris de retrouver des choses qu'il croyait perdues à tout jamais.
il ne lui fallait qu'une vie simple. dommage que les demi-dieux n'avaient pas cela comme destin.
et puis, parfois, on peut être surpris par le pire. comme ces derniers temps. oui, cela arrivait aussi. l'aveu était si étrange de sa part, lui qui comprenait mais n'en disait jamais rien.

et nous encore

c'est vrai qu'il avait peur pour les autres, mais il y avait une petite chose qu'il n'avait pas dit : il redoutait aussi de changer.
il savait bien que c'était une chose normale, espérée, voulue, nécessaire, mais les tempêtes qui régnaient récemment le faisait sursauter au moindre tournant. et s'il devenait méchant ? ah, bien sûr, le monde n'était pas si simple, et en bien des cas il l'était déjà (oui, et les auréoles que l'on plaçaient sur sa tête n'effaçaient pas les ombres, les allongeaient parfois), mais voilà : et s'il perdait de sa tendresse ? et s'il se refusait à certain.es ? et s'il explosait de colère ? et s'il décidait de faire mal ? et s'il se fatiguait ? et s'il n'avait plus ce qu'il fallait pour aider une leïla d'avant ?
et c'était là la différence fondamentale. les optimistes ne peuvent qu'être terrassés par le pire. bien sûr qu'il s'émerveillait d'un rien (l'avait-il appris ou était-ce inné ?), bien sûr qu'il restait enjoué (le pensait-il ou y était-il obligé ?), et bien sûr qu'il continuerait encore (était-ce trop tard pour changer ?), mais seul.es celleux qui n'ont pas imaginé le mieux peuvent en être surpris. c'est là l'injustice des pessimistes : de ne jamais perdre à la fin. il ne voulait pas lui dire ça, à son amie, alors il garde le silence et, en cet instant précis, il avait l'impression que les options du pire étaient bien plus nombreuses que celles du mieux.
son cœur se serre.
son cœur se serre parce qu'il se demande s'il y a un monde où iels auront les cheveux gris. c'était ironique, tout cela. le monde à l'envers. le fendillement d'un cœur et une amie qui savait quoi faire sans jamais s'en rendre compte. je viendrais, oui. en visite. je préfère la ville au désert. mais je t'enverrai des lettres, et probablement des colis aussi, et si tu as internet je t'apprendrai à jouer à des jeux vidéo à deux. il soupire. leï, je ne sais pas si le monde devient plus dur ou si on grandit juste. peut-être était-ce un peu des deux.
après tout, les monstres n'étaient pas nouveaux, loin de là. winnie n'aimait pas cette dénomination. c'était d'une subjectivité abjecte, et pourtant évidente : comment appeler les mangeurs de leur espèce ? les zèbres aussi pensent probablement aux lions en monstres.
ah, il ne pouvait se résoudre à en parler. pas maintenant, peut-être plus tard -probablement pas. cette partie de lui était de celles à l'ombre de l'auréole.
il tourne la tête après la dernière remarque. il ne reflète pas le sourire, mais ce dernier réchauffe un peu l'âme esseulée. j'y songeais. mais ... peut-être que ce n'est pas si mal, de temps en temps, de réfléchir face à rien. il y avait tellement de bruit dans cet appartement, des murs aux couleurs pastel, des échos à tout-va et des souvenirs empilés. il n'associait rien au plafond. et alors, il pouvait y devenir n'importe qui.

et nous, toujours.

je crois qu'on sera toujours proches, leï. il était trop tard maintenant. il y avait son nom gravé quelque part en lui, en elle ; dans un endroit près du cœur, près de l'âme, sous la peau, dans les souvenirs, à travers les sourires et les choses qui font qu'iels sont elleux-mêmes. c'était là l'apanage des ami.es, que de devenir autrui en donnant du temps et de soi. que d'écouter et de répondre comme on le croit, et pas comme on le devrait. que de présenter tout à plat, et de laisser les oiseaux picorer avant de s'envoler -parfois loin, parfois non-, heureux.ses de ces entailles qui crient : j'ai vécu ! et j'ai aimé ! et j'ai changé !
et dans ces cas-là, oui, ce n'était pas si grave.
winnie savait bien qu'il grandirait un jour. son surnom enfantin n'y changerait rien.
il se redresse, doucement, appuie ses paumes contre le canapé. ahhhhh, bon, qu'est-ce que tu veux manger ? je peux faire de la ratatouille, des ramen, du popcorn, un gratin de pâtes, ah ! des spaghettis à l'ail, ou sinon ... et dans ses exclamations, la nuit se tut.