un mois. ça fait un mois qu’ils sortent ensemble. qu’est-ce que cela veut dire ? leurs habitudes, leurs caresses et leurs silences, tout cela n’a pas changé, et pourtant. il les voit ces regards, de ceux qui ne s’oublient pas : ils sont d’une moiteur écoeurante, ces coups d’oeil jetés à leur duo (quelle improbable vision que leurs silhouettes côte à côte).
est-ce chimérique de les dépeindre amants ?
non. c’est sans risquer l’introspection qu’il porte son attention sur les autres. il leur trouve tous les torts, à ces imbéciles heureux qui ne comprendraient rien; et s’amuse à rendre précieux coupable à son tour. dans la pièce sombre chauffée par la rythmique des corps, il brûle. le sang contrarié par la boisson, il le dévisage, cet amoureux inadéquat, attendant de sa part un faux pas. après tout, il est aisé de se laisser abuser par l’obscurité : tout s’y perd et s’y confond.
dans cette foule à laquelle seraph est étranger, précieux lui est terriblement autre - il n’existe pas dans la même dimension. c’est à se demander ce qui lui a pris. pourquoi es-tu venu, et pourquoi avec lui ? à quoi t’attendais-tu ?
avant lui, il ne fréquentait l’excès qu’avec retenue, ce qui est en soi un oxymore. et maintenant ?
le verre de vin n’est pas reposé sur la table ou même vidé d’un trait sec ; il éclate entre les doigts sous la pression d’un accès de démesure.
lui qui n’a rien à faire là, il se lève, pris d’une sensation de solitude qu’il s’interdit formellement - cela le révulse, de s’imaginer sous l’emprise d’un autre, affecté par ses faits et ses gestes les plus futiles.
il mettra la faute sur cette ébriété que d’ordinaire il n’invoquerait jamais. un mois. il aura fallu un mois pour qu’il se laisse aller à ces élans si vainement humains !

sur le pas de la porte, il s’imprègne de la fraîcheur nocturne. de leur propre volonté, les mains s’actionnent à  allumer la cigarette déjà matérialisée entre les lèvres. il n’a pas le droit d’être faible, se répugne de ces doutes qui n’existent que dans le noir : il n’en a pas le loisir.
quand précieux sort à son tour, il se détourne de ce visage qu’il connaît déjà par cœur (c’est qu’il l’a trop embrassé); de ce cou nacré, parfois - souvent - habité des passages d’autrui. tu viens fumer ? d’un geste, il lui tend son paquet, comme pour lui signifier qu’il connaît déjà la réponse. mu par un incorrigible désir de contrôle, il voudrait que précieux ne soit pour lui plus d’aucun mystère; qu’il puisse deviner ce qui se trame entre ses tempes, anticiper ses mots avant qu’il ne les prononce.
mais il ne lui en veut pas d’être simplement lui, pas encore - refuse de lui accorder cette importance. ego fortifié dans son armure de béton armé, il se dérobe. je prends l’air. j’avais trop chaud à l’intérieur.  il ne lui demande pas comment il trouve la soirée, ne veut pas risquer une réponse qui ne l’aliènerait que davantage. il se sent loin de tout, surtout loin des hommes. et tant pis pour les entailles qui lézardent la paume; il a déjà cessé d’y penser.

au poids réconfortant de sa tête sur son épaule, seraph constate à quel point sa violence lui est étrangère; précieux ne l’a pas connu, comme les autres, par la simplicité des balafres et des ecchymoses. à vrai dire, aucune cicatrice n’a jamais barré sa peau; la seule intensité qui habille son enveloppe prend la forme de baisers trop insistants. une fois de plus, le gouffre de leur différence.
seraph se dit que pour la première fois, il l’a fait témoin de ce feu - au contact de sa voix et de son souffle, il avait pourtant connu la paix quelques temps. (un mois ! seulement ?)
agité par le bouillonnement des artères, il n’attend pas que précieux lui réclame pour porter la flamme au bout de sa cigarette. signe de tendresse qu’ils se sont toujours volontiers partagé, ponctuation douce-amère de la soirée.
ah, toi aussi ? le cœur bat dans ses tempes, échauffé par l’alcool. il esquisse un sourire qui se perdra dans la pudeur nocturne. malgré tout, c’est incertainement qu’ils persistent à se rejoindre à la lisière de leurs deux mondes; et il se souvient qu’ils se comprennent, parfois, malgré les mots malmenés, et souvent, dans le silence suspendu entre deux caresses.
dommage : avec la sensation grandissante de ne rien savoir de lui, il le perd, ce calme. réaction primale face à ce qu’il ne comprend pas, il s’est petit à petit mis à l'affût. sous substance, le flou de leurs rapports revêt des allures de cauchemar : lui qui s’en est toujours accommodé, il ne s’y fait pas, pas cette fois - pourquoi précieux ne quémande-il pas ? pourquoi n’est-il pas pendu à ses lèvres ? il sait que des deux, il est celui qui attend de l’autre et cette idée lui est plus cuisante que la plus humiliante des défaites.
face à sa sollicitude, il craint la terrible humiliation qui n’existe que dans la pitié. ça va. porté sur des tourments d’une autre nature, il a banni la douleur charnelle sans le vouloir. pour la première fois depuis les éclats, il pose l’œil sur sa main. je sens rien. c’est vrai, il ne ment pas, et cette fois ce n’est ni orgueilleux ni suffisant, juste évident pour celui qui d’ordinaire n’est aimé que des guerriers. baigné dans la lueur de la lune, le rouge vire au noir pétrole - repeint sa paume de striures disharmonieuses. sur le filtre de sa cigarette, le rouge s’imprime; inaltérable. d’un élan doloriste, il conjure son système nerveux. au picotement administré par le cerveau, à la brûlure qui mord ses phalanges, il se laisse aller à un rire en demi-teinte.
j’ai beaucoup bu, je crois. sincère, avant le retour du defaut fatal: je leur ai pas fait trop peur, j’espère ?  la question s’enveloppe d’une raillerie désinvolte.  il ne s’excusera pas, car il n’a jamais tort.

l’accalmie de l’air suspendu, sans brise, est un répit doux-amer. la porte fermée découpe un carré noir sous la lueur diaphane et le tumulte se meurt en un grondement sourd : ils se partagent la nature de ce moment dans l’indifférence de leurs paradoxes.
le regard tourné vers les autres, vers ceux qui sourient, frôlent et convoitent, seraph a manqué d’oublier ce que cache précieux sous son masque à visage humain. c’est vrai qu’il n’aime pas la foule. il voudrait le dévisager, à présent, décrypter ses traits droits et leurs mille nuances; trouver ses lèvres. puis peut-être, se venger d’une morsure, pour la faiblesse qu’il lui inspire.
afin de ne pas prendre le risque de se précipiter vers l’amour et de n’y trouver qu’un mirage, il n’en fait rien.
la tiède pulsation de ses plaies lui est un rappel à la retenue, une punition pour ses excès. salvatrice, elle accompagne le rythme des vibrations de son crâne.
à l’idée que cela puisse susciter la frayeur ou l’étonnement, il est pris d’un dédain mauvais. il les imagine, ces morts-vivants, à genoux sur ce même sol qu’il a souillé, et le tableau lui arrache l’expression d’un amusement sinistre. ah ouais, génial… et si précieux lui avait dit je t’en veux ? dans cet effort de lui signifier le contraire, seraph ne retient qu’un arrière goût qui lui tord l’estomac.

il le sent, ce regard, auquel il expose le stigmate de sa colère, la main ouverte, paume vers le ciel. est-il ensorcelé, à l’image de ses mots ? puisqu’il ne veut pas se dérober à son épaule, il ne vérifiera pas.
ils sont donc bien deux, à oublier ce que cela signifie d’être l’autre. puisqu’il n’a pas su la dissimuler, cette ardeur, il se résigne à lui partager un peu de son monde à lui. oui, tu peux toucher. la cigarette passe de l’autre côté, les doigts dépliés l’invitent à la rencontre. dans l’attente de la brûlure que provoquera le contact de sa peau douce contre les entailles, le corps se tend imperceptiblement. dans les veines, le sang frémit, impatient de se répandre sur un autre - espérant arracher à précieux cette terrible désinvolture. et si moi, je préfère que tu ne t’en fiches pas ? ces propos sont d’une imprudence qu’il ne connaîtrait jamais en plein jour; d’une transparence propre à la deshinibition. au fond, il brûle encore.

au contact de précieux, la douleur revêt le costume du bonheur ; à la vue du sang qui pare d'intensité le ton nacré de ses lèvres, la nuque est secouée d'un tremblement. sublimée derrière le filtre de l'ivresse, la scène singulière lui semble porter l'éclat de l'adoration. car seraph ne sait aimer que dans la souffrance, il y perçoit presque l'obscénité d'une déclaration. repeint de ce rouge dénaturé par la pénombre, précieux lui semble beau à en pleurer - et comme seraph ne pleure pas, cet émoi se rabat sur ses sens, malmenés par cette injuste cruauté.
la cigarette abandonnée sur le sol se consume dans l'indifférence - pour permettre à la main libre de se lover entre ses omoplates. déjà, seraph se sent diminué, honteux de sa propre faiblesse.

même s'il le voulait, il ne saurait se détourner de ce regard profond - il lui renvoie sa propre dureté, se fait reflet d'une intransigeance qu'il comprend si bien. pourtant, l'honnêteté candide des questions a quelque chose d'énervant, pour lui qui n'aime pas se justifier. ne peuvent-ils pas simplement s'échanger des coups d'œil défiants, s'écorcher de quelques mots sauvages, puis se réconcilier d'une étreinte ? ce n'est pas ce que je veux dire.  il se demande si précieux le fait exprès et dans cette interrogation se révèle son égocentrisme. l'idée qu'un amant puisse agir, parler, respirer sans que cela ne lui soit adressé lui est insupportable. tu me trouves impulsif ?  à son tour de poser l'évidence. le pouce abimé voyage à la commissure de ses lèvres, l'index à l'angle de sa mâchoire. du grain altéré de sa peau aux contours brouillés de ses traits d'ordinaire gracieux, c'est de cette souillure organique que seraph habille son harmonie ineffable. et si je te disais que je me contiens, tout le temps ?  il n'aime pas mentir : la nuit, dans laquelle tout se perd, est peu digne des artifices, dissolus depuis longtemps par la boisson. je ne veux pas que tu te sentes responsable de ma violence. mais tu es responsable de ce que je ressens.  et si précieux demande de quoi il s'agit, saura-t-il répondre ? dans ces aveux, il n'y a ni animosité, ni tendresse langoureuse - mais une tension, irrépressible, de tout son être, malmené à l'idée de n'être qu'humain pour un autre.

excuse-moi alors. trois mots, trois mois simples que seraph n’a pourtant jamais su aligner dans cet ordre. ces trois mots, précieux les invoque avec une aisance admirable, les repeint d’une simplicité presque sainte. il lui semble qu’il ne s’est jamais permis de telles excuses, qu’elles s’accordent ou se reçoivent. c’est cette fierté entière, exigeante, qui l’enchaîne à la pudeur vaine dont se pare son orgueil : je contiens tout, pour rester digne. alors, cette sévérité, il la confie à précieux sans lui demander de l’y poursuivre. la honte est un supplice qu’il ne réserve qu’à lui-même. je l’ai cassé sans vraiment y penser. je ne cherchais pas spécialement à ce que tout le monde nous regarde. il admet cette faiblesse avec l’air défait de celui qui confesse une faute impardonnable, existentielle, de l’ordre du péché. tu n’as pas tort, à défaut de dire tu as raison, c’était de l’ordre de l’impulsion. à ce visage sublimé de rouge et de noir, il avoue. du regard, harponné par le sang vivace, il lui dessine un semblant d’auréole.

la perplexité que lui inspirent ses questions lui fait l’effet d’un coup de fouet à l’ego, déjà écorché vif. comment pourrait-il savoir ce qu’il ressent ? les émotions, enfouies par le givre boréal, sont submergées, statufiées, engravées sous la surface de la terre depuis des millénaires. alors pourquoi accepte-t-il encore les bras d’autrui ? erreur fatale que de se laisser couler dans les affres des affections humaines ; lui qui croit se connaitre de fond en comble mais qui, face à l'amour, n’est qu’un barbare. il répond sans mentir, tu ne m’agaces pas, mais il ommet de lui décrire la torture à laquelle cette curiosité le soumet.
d’un souffle défaitiste, je ne sais pas. le corps est un désert à la surface duquel les passions s'évaporent - parfois au prix de quelques brûlures. je ne veux pas être faible sous ton regard. ça, tu n’en es pas responsable. je vois qu’on est différents, et je me demande parfois ce qui nous a pris. rien n’a changé, comme tu l’avais promis. subitement, il se tait. pour quelques tristes phrases, l’épuisement qui l’accable lui semble si lourd. déjà, il pense s’être ouvert la cage thoracique, exposant un coeur disloqué, crucifié, à peine palpitant. précieux voudrait-il de sa monstruosité ?

je crois que c’est moi qui ai changé. j’ai l’impression de ne pas avoir le contrôle sur la situation. il ne lui fait pas l’affront de lui expliquer ce que lui inspire un tel sentiment, tant l’évidence est frappante : sans pouvoir, que lui reste-il ? la lueur dans ses yeux témoigne de cette peur indicible - au fond des prunelles, la marque d’un sortilège, le reflet de l’amant imprimé sur la rétine. il pense à retirer sa main meurtrie afin de l’éloigner de ces lèvres qu’il désire presque à regret.
prodigieusement immobile, il ne dérobe à précieux rien d’autre que son regard.

c'est peut-être l'alcool, ou encore le silence absorbé qui accueille ses mots : seraph pense en avoir trop fait, trop dit, et dans ses veines, autour de ses muscles, son sang s'agite jusqu'à recolorer sensiblement son visage jusque-là trop fade. pourtant  aucun éclat de voix n'est venu troubler sa confession, précieux n'a rien rétorqué, si ce n'est l'expression de son indulgence - pourquoi s'attendait-il au conflit, au fracas ? accoutumé à l'abrasion des egos qui s'entrechoquent, seraph découvre un peu plus chaque seconde qu'il n'a plus le droit d'aimer sur la défensive. tu ne peux pas avoir le contrôle, en voilà une, de phrase qui l'aurait d'ordinaire poussé à l'attaque ! dans la bouche de précieux, le constat a pourtant perdu tout son venin.
quelle est cette émotion qui réchauffe sa cage thoracique ? de ses lèvres qui répondent à celles de son amant, seraph redécouvre la passion.

ce n'est pas de la colère, non, et ce n'est pas de la rancoeur - il n'est pas question de lui raconter sa haine entre deux baisers. sur sa paume, le long de son poignet, le sang continue de couler dans une sublime indifférence, et déjà il ne sait plus quoi faire de cette violence subterfuge. il l'enlace, le serre contre son coeur et lorsque ses bras forts s'enroulent autour de la taille fine de précieux, c'est avec la retenue toute attentive de celui qui ne veut pas blesser ; il comprend à présent que l'objet de son désir n'est pas un adversaire qu'il lui faudra abattre d'une étreinte trop vive ou d'un souffle dérobé. je n'ai pas l'habitude. est-ce là ce qu'il faut rechercher dans les bras d'un amant ? le réconfort ? le dépaysement ? la vulnérabilité d'un second souffle ? mais je n'oublierai pas. il faut croire qu'il s'était trompé - cette pensée même lui apparait d'une abstraction troublante.
ses mains s'attardent sur ce visage dont il connait maintenant si bien la forme, et il lui fait encore porter le costume aux teintes vivaces de sa violence - rouge. précieux lui dit je ne peux rien faire contre toi et seraph répond au creux de son cou, si bas que c'en est une vibration sur sa jugulaire : c'est faux, un baiser, encore, car précieux, tu peux, tu peux tout contre moi - c'est qu'il est déjà faible, le coeur ouvert à la blessure.

quand seraph se détache de cette ferveur, c'est pour contempler le tableau qu'ils ont dressé à deux des vestiges de son impulsion. la vision est terrible, sublime, le prend presque d'un vertige - sur sa langue, le goût métallique du sang qu'ils se sont partagés entre ardeur et confusion. merci. écoute bien, précieux, car il ne le redira pas, ce mot qui lui a déjà échappé : il vibre encore de l'échange, les doigts enfoncés dans cette chair tendre qu'il voudrait posséder toujours.
il regrettera, plus tard - ou bien se dira-t-il que ça en valait la peine ?