genèse dans le wagon du train en route pour hong-kong, une jeune femme somnole sur la banquette. dans ses bras, le nourrisson gigote et geint, infatigable. les paupières lourdes, elle le laisse pleurer pendant des heures. coeur écartelé d’un adieu dur et froid: puisqu’elle ne veut pas se débarrasser du bébé, elle est partie - ses parents ne l’ont pas retenue.

enfance la tête de son voisin de table enfoncée contre le pupitre, le rire est railleur et l'attitude narquoise, triomphante. lorsqu'il retrouve sa mère le soir, ses yeux forment des larmes grosses comme des galets.
il cherche désespérément son regard. lui cueille des fleurs qu'elle toise à peine, ne parvient à lui arracher ni un sourire, ni un je t'aime. jamais elle ne défronce un sourcil: les aspirations qu'elle nourrit à son égard lui inspirent cette exigence.
il emmagasine ce sentiment d'injustice. l'endure. se renfrogne à son tour.
il sait déjà qu'il ne sera jamais à la hauteur.


le coeur rate un battement lorsqu'il sent le poing qui s'écrase contre sa machoire, le goût du sang s'accompagne d'une nausée délicieuse. il crache une prémolaire, l'observe dans un tremblement jubilatoire. il accueille la douleur à bras ouverts, s'en délecte, mais bien vite elle se fait diffuse et hésitante. roulement d'yeux, il renvoie les coups au centuple, triomphe, ne s'arrête qu'une fois les phalanges âbimées, se sent surpuissant.
dans le bureau du professeur, le visage fermé de la mère à l'annonce de son exclusion, se confond en courbettes et en excuses.
sur le chemin du retour, un murmure, acerbe, dévastateur.
"tu n'as pas intérêt à me décevoir".

adolescence la peau luisante, les cheveux collés aux tempes, il achève sa dernière série de pompes, le châtiment pour avoir désobéi à un supérieur. un sourire sybillin aux lèvres, il croise le regard d'un autre garçon à l'air insolent. pendant plusieurs secondes, ils se défient silencieusement.
pour la première fois de sa vie, il se sent à sa place.
tard le soir, il contemple un reflet qu'il reconnait à peine. des heures durant, suit les courbes des muscles nouvellement gravés sous l'épiderme par l'entraînement militaire.
il s'imagine sur un trône, coiffé d'une auréole.


"tu me cherches?" lueur brûlante au fond des orbites, il serre la machoire, gronde. l'adversaire, impertinent, lui répond d'un coup de tête qui résonne jusque dans ses tympans. presque aussitôt, le sang s'échappe du nez, accompagné d'un vertige enivrant (les mains agrippent le col, les jambes se croisent, les souffles se mêlent).
"bah quoi? vas-y... tue-moi, si tu le peux." lui murmure le garçon. le sourire qu'il lui adresse lui fait l'effet d'un ciel ensoleillé.
le souffle coupé. les lèvres qui s'entrechoquent.
dans l'obscurité, les silhouettes se rapprochent en secret.


les mots sont de bien futiles artifices.
"je ne compte pas vivre bien longtemps", lui chuchote son ami dans le creux de l'oreille. "l'homme n'a en fait que deux possibilités. être fort et droit, ou se donner la mort. c'est ce qu'on dit. moi je pense qu'il n'y a rien de plus beau qu'un être fort et droit qui se donne la mort au sommet de sa beauté et de sa jeunesse, avant de se voir dépérir. c'est dans la mort que l'homme se sublime."
torse contre torse, les battements de leurs coeurs semblent se répondre.

éveil transi de froid, il est étendu sur la rive. l'eau du lac, immobile sous la lumière de la lune, lui évoque l'image funèbre du styx. c'est ensemble qu'ils s'y sont engouffrés, seul qu'il en a ressurgi. il se demande pourquoi il ne souffre pas, et pourquoi il vit encore. torturé par l'humiliation de n'avoir pas succombé.
à l'extrémité de la corde qui lui scie le poignet, l'amoureux suicidaire, immobile et apathique. il lui semble le voir accéder à un autre univers qu'il ne pourra jamais toucher du doigt; il sait à présent qu'il n'a plus rien d'un simple mortel. dans les affres de l'agonie lui a été révélée sa vraie nature.
la larme à l'oeil, et non sans quelque égoïsme, il contemple la figure statufiée, se réjouit de ce qu'il ne verra jamais: tant de beauté défaite par la mort.
une évidence, un appel, insoupçonné et inévitable. je dois partir très loin d'ici.


nausikaa une fois venu de l’autre bout du monde - suivant la trajectoire du soleil couchant - il ne lui a pas fallu longtemps pour trouver l’isthme. comme somnambule, il avançait sans y penser. une fois sur l’île, plus jamais il ne la quitterait.
la mort au fond de la rétine, il a presque quinze ans lorsqu’il débarque dans la colonie.
au contact d’êtres qui lui ressemblent pour la première fois de sa vie, la rage de vaincre lui inspire sa renaissance.
aux querelles entre demi-frères, il évite de prendre part. à l’expression dédaigneuse du chef de la fratrie, il répond d’un sourire léger. on verra bien.
plus âgé, plus endurci, fort de sa résurrection, sa supériorité lui est si évidente qu’il ne prend pas la peine de le défier: tout vient à point à qui sait attendre.

cette fois, il ne cherchera plus, désespérément, le regard d’un parent. il brûlera de mille feux, tant et si bien que personne ne pourra cesser de l’admirer. les regards, il les attirera, irrépressiblement, sans compromis, sans même essayer.


les corps se roulent dans le sable de l’arène, les sueurs se mélangent. dans le public, les vauriens d’argôn district, ceux qui luttent pour le pouvoir et la gloire dans les bas-fonds, stupéfaits au spectacle de ce nouveau-venu terrassant un de leurs vétérans.
le tumulte de l’arène bat dans ses tempes. son poing rencontre la pommette du gladiateur, et puis ce n’est pas un coup mais deux, trois, qui s’écrasent sur le visage tuméfié. bientôt les traits se brouillent pour ne laisser place qu’au rouge, dans lequel le visage de sa victime semble se noyer.
lorsqu’il se relève, l’air sérieux et implacable, tous les yeux sont sur lui.
dans les rues d’argôn district, on entend murmurer son nom. seraph.

un murmure qui, jour après jour, se changera en rumeur, puis en clameur exaltée. (il aspire à davantage: face à la rivalité fraternelle, il échoue encore à triompher. un duel, un échec, une seule fois, la fois de trop).


clan sparte dix ans sur l'île. dans les souterrains se trouve son domaine. celui d'une société à son image, vouée à grandir encore, à se faire tribu puis empire. à tous ceux qui n'osent pas rêver, à tous ceux qui ne sont ni forts ni droits, il offre l'opportunité d'un grand destin: celui de lui emboiter le pas, de se sacrifier à sa cause et de vivre - et mourir - digne.
ne suis-je pas clément?
moi, je n'ai pas l'embarras du choix.
drapé de laine noire et affublé d'ornements, il ne se départit pas de son air maussade.
sa conquête est tranquille et destructrice, à l'image de la marée qui engloutit tout sur son passage, inexorablement.
sous les paupières de son bras droit, il décèle l'attente redoutable du charognard espérant un moment de faiblesse. ils sont nombreux, ceux qui patientent, convaincus que leur tour ne pas va pas tarder. il ne s'est jamais senti aussi seul, aussi loin des hommes.


quinze ans sur l'île. jamais il ne partira. elle sera le lieu de sa réussite, son tombeau pharaonique. il pense à la créature, rencontrée sur un champ de ruines, hydre sinistre et effroyable.
un public inattentif pourrait le croire pensif, les bras croisés, appuyés sur les genoux, le regard fixe. l'oeil averti, quant à lui, remarquerait la tension de sa machoîre, le blanchissement de ses phalanges, la lividité de son front.
la prise de conscience des dangers qui l'attendent envoie des frissons le long de sa colonne, torture délicieuse de sa vanité. pour gagner sa place au panthéon, il fera tout ce qu'il faudra: il piétinera, utilisera, provoquera, détruira.
à vous tous qui n'avez pas su me voir et pas su m'aimer, aux étreintes manquées, aux amours sacrifiées, à l'univers tout entier, je ferai retentir ma revanche.