À l’entrée de l’arène, une sentinelle veille. Le drapé de sa longue tunique blanche semble fait d’un marbre étincelant, figé sous les premiers rayons du soleil matinal. Dès les heures les plus précoces, il s’est fait soldat de granit, modelé d’autant de désir que d’opiniâtreté.  La forme résiste, refuse de se rendre à la chair, se mure dans une gangue qu’aucune déesse n’anime.
Galathée s’est voulue Commandeur ; elle invite les Don Juan à ne festoyer que de pierre.

Celui que Satya attend aujourd’hui, est une autre sorte de conquérant. Un de ceux pour qui la terre à ses pieds ne suffirait qu’à peine, qui repousse les refus comme on balayerait les mouches, qui se veut partout chez lui, en terrain sans cesse conquis. Qu’on lui ait interdit la veille l’accès de l’arène doit lui importer peu ; Cecil Warren n’obéit qu’à sa seule loi.
Il doit se douter, pourtant, des coups qui l’attendent ! Peut-être le fils d’Arès s’est-il déjà préparé à les rendre au centuple, ou à s’en moquer, d’un air goguenard, se sachant comme intouchable, tout auréolé qu’il est de son nouveau statut.

S’attend-il à trouver, au lieu de ses frères, une poupée de bronze ? La courbe élégante d’un arc entre ses doigts, un grand carquois entre ses omoplates, Satya le salue avec la politesse de quelqu’un qui ne lui accordera que ça.
Leur temps dans l’arène n’a jamais été cordial, pourtant, mais le fils d’Aphrodite ne saurait se départir du respect qu’il pense devoir à tous ses adversaires. Plutôt lui qu’un autre, songe-t-il. Il a promis, après tout, de veiller à ce que les os de Cecil restent intacts. S’il doit pour cela s’abaisser à utiliser sa voix, il s’y résoudra ; car c’est bien là où s’arrête sa considération pour l’aîné des Warren.
Un adversaire, certes, mais envers qui tous les coups bas seront permis. Et rien ne l’est plus à ses yeux que de s’offrir lui-même sous les atours du charme, de baigner le fer de ses flèches dans le sucre d’une grâce qu’il brise d’ordinairement au marteau.

Et pourtant ! Cecil est loin de se douter des raisons qui l’ont poussé à se tenir aujourd’hui devant lui, tôt dans la journée, si tôt qu’aucun des autres Spartes nommés ne s’y seraient trouvés. L’orgueil de l’aîné des Warren l’empêcherait de comprendre, que c’est une manière pour l’autre de l’épargner.
Aussi Satya garde-t-il ses distances, sachant plus prudent pour lui de se tenir hors de portée du moindre coup d’épée. La flèche qu’il décoche préventivement se plante dans le sol avec un bruit sec, pour mettre l’autre au défi de s’avancer encore.

- Je ne suis pas ton frère, Cecil, ni le leur. Tu n’es pas content de me voir ? rétorque-t-il, avec une pointe d’ironie, rare dans sa bouche. J’ai la légitimité de mon emploi alors que tu as perdu le tien. Tu n’es plus le bienvenu ici.

Le fils d’Aphrodite est plus loquace que d’ordinaire, et pour cause.
Au poison de la lame fait écho le poison de sa voix, entonnant déjà ses premiers refrains charmants, ceux-là même qui viennent comme des serpents se lover dans la tête de Cecil, lui susurrant avec langueur d’abandonner, de se laisser aller.

- Je vous ai observé toute ma vie, tes frères et toi… Je sais comment vous vous y prenez pour vaincre vos adversaires. Je connais vos forces et les miennes, celles auxquelles vous ne résistez pas. Tu devrais être heureux que ce soit moi, Cecil, qui te dise tout ça… Les autres l’auraient fait avec leurs poings.

- Oh, Cecil…

L’ironie de ses propos réussit presque à l’amuser et un rire amer franchissant ses lèvres vient ajouter aux phéromones libérées par sa voix. Cela fait des années que Satya se bat contre son propre pouvoir ; aujourd’hui, il ne cherche plus à les retenir, prend un plaisir aussi libérateur que mesquin à les laisser dégouliner d’entre ses dents à chaque inspiration, à voir un fils d’Arès, un de ces orgueilleux qu’il rêvait d’abattre, un de ceux qui pensait tout posséder au nom de quelques gouttes de sang, un de ceux-là, oui ! et peut-être l’un des pires, comme il prend plaisir à le voir frémir !
Alors Satya parle, sans s’interrompre, et il a presque envie de chanter, bien qu’il ne l’ait plus fait depuis sa malencontreuse rencontre avec Cerbère, de chanter pour accompagner le sifflement de ses flèches tandis qu’une seconde vient à nouveau se ficher dans le sol, toujours à quelques centimètres des pieds de Cecil.

- De ta part, c’est un compliment, non ? Tu adores tes chiens. Rassure-toi, cependant… Je n’aboie pas plus pour Seraph que pour toi. Cela m’arrange aussi que tu ne reviennes plus ici. Alors, s’il-te-plaît, fais-moi plaisir…

La tension contenue dans ses mots s’alourdit tandis qu’il se risque à faire un pas vers le fils d’Arès. Ses traits, l’espace de quelques instants, semblent flotter ; il se ressemble moins qu’avant et c’est le bleu des yeux de Nate qui brille désormais à la place de l’obscurité habituelle de ses iris.

- … Et pars.

L'éclat de Cecil le fait brusquement sursauter ; depuis toutes ses années où il s'était empêché d'utiliser son pouvoir, Satya n'en avait jamais constaté les conséquences avec autant de force ni de clarté.
Désarçonné, sa concentration se relâche.

- Tu es blessé.... ? souffle-t-il en osant se rapprocher de lui. De qui parlait-il ? Fallait-il qu'il s'en inquiète ?

Et que cela pourrait-il lui faire ! Il ne se soucie de Cecil que par amitié pour son protecteur.
Mais au-delà de ça, les mots inhabituels du fils d'Arès le bousculent ; il craint d'être allé trop loin, redoute ce pouvoir dont il ne mesure pas l'effet. Inconscient de ce qui se bouscule dans la tête de Cecil, il ajoute une douceur peu commune à la rigidité habituelle de ses paroles.

- Tu ne devrais pas revenir. Les autres feront pire que moi. lance-t-il, comme pour se reprendre, masquant son trouble derrière une assurance feinte. Tu es seul, Cecil, et les Spartes ne veulent plus de toi dans leur arène. Es-tu orgueilleux au point de te croire invincible ?

- Bien sûr qu’ils pourront te vaincre. Ils en meurent d’envie. rétorque-t-il, un sourcil arqué devant une telle assurance.

Cecil clame des choses que tous savent n’être qu’à peine vérités ; son visage porte encore les marques d’une de ses plus fameuses défaites. Conscient toutefois de l’orgueil farouche des guerriers dans leur genre, Satya se retient de le lui rappeler. Son but, après tout, n’est pas de provoquer l’impétueux fils d’Arès mais d’essayer, tant bien que mal, de le ramener à une forme de raison.
Sans vraiment deviner ce que les charmes de sa voix faisaient bouillonner dans le crâne de l’autre, il n’hésite guère à se rapprocher à nouveau. L’amande insondable de ses yeux sombres semble offrir à parts égales douceur et dureté.

- Ce n’est pas à moi que tu pourras donner des ordres. lui fait-il remarquer, soulignant la claire désobéissance qu’expriment ses pas en avant renouvelés avec audace. Mais je tiens à te garder invaincu encore un peu plus longtemps. C’est pour ça que je te le dis… Il serait plus intelligent que tu ne reviennes pas.

Et s’il lui faut, pour cela, pour conserver intact le pacte passé avec son ami de toujours, devoir user de ces charmes qu’il déteste contre Cecil, il le fera !

Craint de tous car trop imprévisible, peut-être ; Satya le redoute moins pour une dangerosité qu’il se sait capable d’affronter que pour le pouvoir détenu par Cecil sur d’autres. Voilà, oui, ce qu’il craint, et comme l’autre doit exulter !

- J’allais répondre. Patiente deux secondes et arrête de me parler comme ça. rétorque-t-il aussitôt, une pointe d’agacement dans sa voix toujours vibrante d’échos surnaturels, à la manière d’un parent qui rabrouerait sèchement un petit polisson.

Un mince soupir s’échappe de ses lèvres tandis qu’il cesse de s’avancer, en voyant le blond dégainer un poignard. Une si petite lame dont il saurait bien se servir, si le jeune homme osait relâcher son attention. Il reste méfiant.

- Tu es important aux yeux de quelqu’un qui m’est cher. Il est donc naturel que je fasse de mon mieux pour t’aider, dans la mesure du raisonnable. Je ne trahirai pas les Spartes pour tes beaux yeux, Cecil… Mais je peux m’assurer qu’ils ne te les crèveront pas. Alors, sois gentil, et reste tranquille… rajoute-t-il, d’une voix volontairement adoucie, Tu peux faire ça pour moi ?