mistral reste plus tard que de raison (enfin, plus tard que d'habitude, mais l'habitude, c'est la force de la raison, c'est l'efficience comme mode de vie) dans les forges plongées dans la nuit. seules les lumières de sécurité sont allumées dans la plupart du bâtiment, et dans les ateliers, la lueur maternelle des flammes suffit aux forgerons et autres mécaniciens qui ne sont pas encore rentrés chez eux, en retard sur leurs commandes ou peu pressés à l'idée de retrouver leurs insomnies.

mistral n'est ni l'un ni l'autre ; seulement, ce soir, on lui a demandé de rendre un service, et il ne sait pas trop pourquoi, par lassitude à l'idée de dire non, sans doute, il a accepté (pour quelle autre raison aurait-il pu accepter ? il ne se sait pas sympathique, ni même aidant). sa mission : attendre qu'un client en retard vienne chercher un paquet contenant l'objet qu'il était venu faire réparer. mistral n'a pas cherché à savoir ce qu'était l'objet, et a simplement récupéré le contact du client en grognant.

de ses doigts malhabiles pour les relations humaines aux terminaisons nerveuses mortes brûlées vives, mistral tape avec brutalité quelques messages sur son rainphone. les yeux du forgeron ne sont plus que deux fentes sombres au milieu d'un visage déjà pourfendu par une longue cicatrice, deux tranchées en terrain ennemi que même l'écran trop lumineux du portable ne parvient pas à illuminer.

il ne se relit pas (jamais, se relire, ça serait, y accorder de l'importance, et ça, ça, on ne fait plus), envoie les messages à peine compréhensibles. le téléphone est ensuite enfoncé à la va-vite dans une poche de son tablier ; déjà, il n'y pense plus.

le souvenir de la frustration causée par ce contretemps se perd dans le fil des habitudes du soir : ranger son bureau, un peu, assez pour que le matin suivant, on se mette au travail sans perdre de temps ; éteindre les dernières lumières ; aller aux vestiaires, y arracher la date du jour sur l’éphéméride pour que demain la bonne date y apparaisse déjà. demain, ce sera le 6 janvier. demain, mistral désorgues sera mort une fois.

planté devant son casier, sobrement orné de son nom et prénom, mistral y jette sans délicatesse son tablier, en ressort un pull qu'il enfile ; et c'est, un bras tendu vers le plafond, qu'il effleure presque, la tête toujours enfouie dans la laine blanc cassé (promesse de l'édredon bientôt retrouvé, une fois qu'il en aura fini avec cet idiot de client) qu'il entend un bruit.

il mugit dans son pull :

« y'a quelqu'un ? si c'est pour le paquet, c'pas trop tôt ! par ici, dans les vestiaires. »

rien ne lui répond, mais on lui effleure le bras avant qu'il ne sorte entièrement la tête de son pull. surpris, mistral fait un pas de côté, se heurte bruyamment contre son casier, et sort enfin la tête. lui faisant face, un personnage grotesque, dont ni les vêtements chics ni la mine ravie ne sont à leur place dans une forge à l'arrêt. définitivement, ça n'est pas malik.

mistral reste interdit, effectivement déstabilisé par le vol de l'intruse : figé par l'agacement que lui procure cette inconnue, son vol ; figé par la surprise, l'ennui, le stimuli incessant provoqué par l'usage du pouvoir de lévitation (cela ne pouvait être que cela, n'est-ce-pas, on ne vole pas autrement ?).

« une enfant de dionysos, c'est ça ? avec ton pouvoir de vol à la con, là »

elle ne répond pas, continue de le tourmenter, et mistral frissonne de dégoût (envers lui-même, envers son immobilité qu'il ne saisit pas : a-t-il peur ? de quoi ?).

finalement, elle parle, enfin, elle déverse un flot d'inanités, parle du ton de ceux qui savent face à celui qui ignore, mistral ; mais elle ne sait rien, en réalité. il se redresse, fait mine de repousser l'inconnue en battant d'une main, comme on repousse un moucheron agaçant, sans colère ni espoir de réussir.

« c'est ça, c'est ça, tu penses connaître ma vie. t'es complètement à côté de la plaque, ma grande. tu veux que je te dise ? tu ferais une super mauvaise psy. maintenant, faudrait me dire ce que tu veux, ou par- »

et elle l'interrompt, continue sa litanie, et peut-être cette fois-ci, a-t-elle tapé juste, car il y a comme une


mistral ne dirait pas –enfin, que pourrait-il dire, lui qui a perdu toute volonté– oui, donc, je corrige, mistral, s'il pouvait parler, s'il pouvait penser, se dirait en lui-même que ça n'est pas aussi agréable que ce qu'il aurait cru. il aurait pensé, encore une fois, hypothétiquement, si la question lui était venue, que cela serait réconfortant, enfin, au moins calmant, peut-être, tranquille, voilà, tranquille, de perdre toute volonté, de se faire hypnotiser. il aurait pensé que ce serait tranquille, sans douleur, sans sensation, anesthésie offrant aponie et ataraxie, une tentation interdite.
mais non, ça n'est pas tranquille. il sent toujours le froid qui glisse contre ses côtes pas bien couvertes par le pull-over, il sent toujours son épaule qui le lance depuis une semaine, faux mouvement qui se paye encore, mais c'est peut-être tout,

mistral sent tout et ne ressent rien.

il se laisse porter, mistral, au gré du flot, ses pensées ne sont plus les siennes, ou plus vraiment.
finalement cette expérience extraordinaire, cette communion forcée avec un être dévoyé, est-ce-que cela constitue vraiment pour lui un immense changement ?
cela fait maintenant des années qu'il se laisse vivre, mistral, ou mourir, on ne sait pas trop, des années qu'il marche déterminé, mais sans but, et sans morale, à travers la forêt obscure des êtres trop connus, des années que ses pensées pourraient tout aussi bien être celles d'un autre.
muselé par la main trop humaine du monstre, il ne lui viendrait pas à l'esprit de protester, alors qu'il se laisse bercer, doucement, doucement.

sens la chaleur, emprunte le couloir qui mène à la zone interdite au public, celles des cuves de métal en fusion, où l'on forge balles, boulons et grandes plaques ; emprunte l'escalier de fer, rouillé, au grincement agressif, sens la chaleur ; monte, là-haut, au-dessus, sens la chaleur, oui, la chaleur de l'or indigne, sens la chaleur, penche-toi, oui, sens la chaleur, penche-toi et saute au cœur de ce magma bâtard, à ton image, saute et sens la chaleur !

il a oublié, mistral. il a oublié, et malik, et la commande, et son collègue ; et ses frères, et ses sœurs, et son père ; et sa mère, et ses amours, et ses amis ; et sa joie, et ses pleurs, et sa vie. il a tout oublié, tout est descendu diffus dans un coin de son corps, dans ses côtes endolories, dans son bras qui le lance.

saute et sens la chaleur !

d'un pas égal, mistral sort des vestiaires, indifférent à sa nouvelle tête pensante. il ne perçoit pas malik, là, en embuscade bienveillante, il ne perçoit rien, il se laisse porter, on a dit, la dame a dit, le monstre a dit, la voix a dit, saute et sens la chaleur !

innocent, il ouvre portes et passages avec son badge, avec ses clefs, longe couloirs et détours, arrive dans l'entrepôt le plus dangereux des forges. il pose la main sur la rambarde, avance sans peur ni précaution, avec peut-être une pointe d'impatience qui n'est pourtant pas la sienne, une pointe d'impatiente, oui, bientôt il saute et sent enfin la chaleur !