Trois heures à l'hôpital et j'ai déjà l'odeur du formol, des draps et du plastique qui me colle à la peau : on se précipite à ma porte pour voir que je suis bien vivant, une valse d'une tristesse assommante, mais toujours moins que celles des médecins, alors : qu'ils viennent tous ! C'est important pour eux comme pour moi. On m'a apporté des fleurs — de quoi lire — des sourires — des larmes, bien sûr, et de l'amour. Le départ de Nate laisse un abîme dans un instant déjà insoluble de tristesse. Mais il y a d'autres manières de trancher à vif la morosité des cliniques. Il y a l'amour, et il y a la haine.
Alors lorsque la sanction tombe : sortez tous ! J'observe, avec dépit mais sans frustration, sans surprise non plus, la horde de mes adelphes sortir comme un troupeau. Je ne peux rien y faire — je ne fais rien — à part adresser un regard entendu à tous ceux qui croisent le mien. Qu'ils reviennent, je les accueillerai toujours, mais là : sortez tous, va ! Cecil renferme la porte, mettant faim à son propre tumulte.
Je me tiens assis dans le lit, les mains croisés au-dessus du ventre. Je le regarde droit dans les yeux, comme à toutes nos entrevues ; si je suis vulnérable j'y tiens d'autant plus aujourd'hui. ‹ ... Ne crie pas dans un hôpital. › Et je l'observe sans dégoût, tout juste un amusement jaune et sournois qui me retourne le ventre, jeter les fleurs dans la poubelle. Il est terriblement fidèle à lui-même, terrible, c'est bien le mot, avec toute la pénibilité et la puissance qui va avec. ‹ Ça va. Comme après s'être fait poignarder. Les traqueurs ont pas mis longtemps à venir donc je devrais être sur pied dans peu de temps, j'espère. › D'une indifférence crasse et ironique, je ponctue sans un regard pour le vase, tout à mon frère : ‹ Merci pour les fleurs. Tu avais autre chose à me dire ou tu as fait sortir tout le monde pour le plaisir ? › Et c'est en le formulant le ridicule de la situation, conditionnée par Cecil, me monte aux lèvres et m'arrache un sourire glacé.

L'image des doigts blancs de Cecil caressant les pétales me fait horreur sans que je n'y saisisse un sens profond ; le voir toucher des choses délicates l'air de rien me débecte, c'est tout. Ses prévenances auprès de moi me mettent immédiatement mal à l'aise, je serre les dents, tout en sachant qu'il est sincère, au fond.
‹ ... C'était l'Hydre de Lerne. › J'ai prononcé ce nom tant de fois tout l'après-midi et il m'assomme toujours. Parmi nos adelphes, il avait ricoché de bouche en bouche jusqu'à remplir tout l'atmosphère comme un vol de bourdon, c'est toujours l'Hydre, l'Hydre, l'Hydre, l'Hydre—
Cecil connaît l'histoire de mon arrivée depuis la colonie, où je lui avais confié fiévreusement ce drame que je pensais alors, pour ma part, assez naïvement — nous étions des enfants —, suffisant pour toute une vie ; mais il paraît que nous sommes des héros avant d'être des gosses. Je lui dois bien ce nom pour moi revêtu d'un double poids : à son évocation je sens mon corps se tendre sous les bandages, il se souvient sans doute mieux que moi.
Je lève à nouveau les yeux vers Cecil, un regard égal qui n'a pas confiance en la personne, mais en sa position ; je suis jaloux mais intègre. ‹ ... J'ai cru comprendre qu'ils avaient récupéré le deuxième monstre. › Lequel, je n'en sais rien, ne pas savoir m'agace. Je poinçonne mon regard dans le sien. ‹ Je peux d'abord savoir ce que tu comptes soutenir, pour lui ? ›

Qu'il soit ravi, va, ça me changera d'air ; moi-même je lui fais un sourire tiré qui parle davantage que les mots.
‹ Je dois être à son goût, non ? › Pas autant que Bellamy, mais j'arrête l'ironie là. Elle ne ferait rire personne et surtout pas moi, les blagues déplacées et amères ne sont bonnes à rien, la balafre parle pour moi, sa grande bouche soudée en a plein, des vilaines choses à dire.
Le nom de l'Aigle me fait les yeux dans le vague ; c'est une goutte dans mon cerveau qui fait ricochet à mes souvenirs. Je reconstitue la scène comme je m'en souviens, par bribes, et dans l'une d'elle un bout d'aile d'oiseau. Un détail infime juste avant les débordements. ‹ Je me rappelle l'avoir vu. › Et à partir de là, je ne regarde plus ni Cecil ni les fleurs, je dévide avec une tranquillité glacée la triple agression coordonnée par la même chose ; qui n'est pas un animal, et surtout pas un homme. Je hausse spontanément les sourcils une seconde au nom de Bellamy, que Cecil pourrait presque écorcher, sa vanité me fascine de temps en temps, quand elle ne m'excède pas, quand je la juge avec distance car il y a plus important à ce moment-là.
Je ne dis pas que ces moyens qu'il évoque à demi-mot ne me regardent pas ; par Nate ou par lui si besoin, je voudrai les savoir. En monnaie d'échange — et par bon sens — je récite : ‹ L'Hydre est reparti avec Bellamy après avoir brisé le bras de son frère et, › du bout des doigts je retrace le stigmate, ‹ ça. Je n'ai pas vu tout qu'il a fait exactement, il a utilisé un pouvoir d'illusion, à peu près comme les Dionysos qui le maîtrisent bien. L'isthme débordait et quand j'ai failli me noyer— › je sens ma voix partir dans l'eau et me rattrape, sans égréner un regard faible pour Cecil. Je fronce les sourcils, inspire un bon coup l'air réel, bien sec de la chambre d'hôpital. ‹ Quand j'ai cru, il m'a poignardé. Avant ça... › L'aile d'oiseau qui bat, frénétiquement, avant de piquer en flèche— mon regard s'ouvre ; ‹ ... il a tiré dans l'aile de l'Aigle, avec une arbalète, je crois. Il a dit qu'ils étaient quittes ou quelque chose du genre. Et à Bell, que ça faisait dix ans depuis... Il l'a frappé, c'est la dernière chose dont je me souviens. ›
Après ça le déluge. Raconter tout cela à Cecil me donne la nausée, ma respiration s'accélère d'un coup, c'est l'eau qui monte, puis le sang à ma bouche c'est tout le reste, je me reconcentre sur lui avant de me laisser partir. Mes iris vacillent un instant, mais je suis toujours avec lui.

Bien plus que la Mort, c'est l'image pitoyable de moi qu'il invoque qui me tourne les entrailles. Qu'on les laisse tranquilles d'ailleurs, mes entrailles, elles sont bien rescapées, bien vivantes et bien pleines, je me tue à ne pas les tuer alors la remarque de Cecil me fait un masque de marbre, qui fige ma désillusion de rescapé. C'est vrai ; de sa première attaque il ne me reste que des souvenirs éparses, et cette fois tout est cristallisé, horriblement palpable,
je n'ai pas un sourire, pas une remarque. Cecil fait déjà tout ça pour moi ; avec ses dents de perle et ses cheveux tissés de fils d'or il chante ma survie, grand prince. Mon absence de réaction parle pour moi : mes paupières, lourdes, tombent quand lui se lève. Je serre les dents une seconde, la sensation (toutes, toutes les sensations) passe, se dilue, s'évapore. Ne reste que l'humilité honteuse du vengé et les corolles roses des pivoines. On me venge déjà, qu'il le sache, et vraiment par amour cette fois ! Je ne lui ai dit tout ça que pour n'avoir rien à me reprocher, car il faut bien retrouver, il faut bien tuer. Cette pensée m'aide à rester calme malgré tout ; on m'aime, donc on me venge, je suis utile, donc on me venge —
tout ça me fatigue. J'aimerai l'achever moi-même finalement, ne dépendre personne ou surtout pas de lui. Plus un mot pour mon frère : je ne dis pas merci, pas au revoir, Cecil est déjà parti à ce qui l'importe, je ne m'en vexe pas. On s'est quittés en animaux tranquilles, mâtés, de la même race, car avec des prédateurs communs. Pourtant je me tourne dans le lit, et mâchonne frustré l'intérieur de ma joue.