Il aurait aimé pouvoir fermer les yeux.
Les cendres de l’après-guerre, l’étreinte du sang de Leon, les paroles d’Eve. Tu pourrais me crier dessus si on retrouve Bellamy mort. Le noir, et en un instant les yeux qui s’ouvrent dans un espace écrasé de blanc. Il aurait pu disparaitre, enterrer le cœur et le temps dans un éclat d’inconscience où le monde autour d’eux continue de tourner – où lui n’est rien ni nulle part.
Mais Ivy n’a pas fermé les yeux.

C’est un kaléidoscope de douleurs où rien ne pèse que l’angoisse, une sirène d’alarme à s’en crever les tympans, odieuse et persistante. Le corps est étrange et sa mécanique insidieuse : il anesthésie la tourmente immédiate, pétrifie les sens sur le moment et prévient un brasier qui aurait tout calciné pour le réinjecter au fil de l’après en fiel incandescent, une intraveineuse mesurée et cruelle qui l’aveugle à l’instant et lui en fait pourtant vivre chaque détail comme une brûlure qu’on décape.
Et ainsi les artères du cœur cloquées et le feu sous la peau il se tient à son chevet comme on se tient sur le bord d’une faille. Il le regarde et c’est le sourire sanglant de la plaie qu’il voit encore. Cet homme qu’il ne connait pas, baptisé dans son sang, son prénom une prière dans le vacarme du silence. Leon.

Il aurait aimé avoir un sourire pour lui. Quelque chose dans les bras au-delà des fissures.
Il n’a rien pour lui que le souvenir, il n’est rien pour lui. Il s’en veut de trainer ses alarmes au chevet de son lit, de n’être là que déparé : un rappel à la perte. Je suis désolé.

Il y’a le sourire, et Ivy aimerait penser que le sourire ne trompe pas.
Il aimerait croire ses mots comme il les présente, comme il les décoince sur les rivages pâles de son sourire, comme si lui-même les croyait. Ils sont vivants toujours, oui, de peu, oui – le sont-ils tous les trois ? Il se rappelle du désespoir, de la frénésie de ses gestes à serrer le corps d’un homme qui se vidait de son sang. Il secoue la tête pour dire non, ses lèvres, elles, disent Oui. Et il serre sa main dans la sienne pour bafouer la pensée barbare de leur échec, de leur survie. Leon ne la mérite pas. Leon a été pris de court, barré dans l’horreur au moment d’y mettre pied, découpé hors du monde et recoupé dedans. Ivy, lui, aurait pu bouger. La question de Leon brutalement devient cruelle, impossible à répondre. Il réalise qu’il a honte, assis au chevet de cet homme qui lui demande son prénom, qui lui serre la main comme si d’un instant à l’autre ils allaient tomber à ras-bord, à la dérive d’une illusion où ils seraient encore tous les deux captifs. Ivy. Sa voix est une fracture, son propre prénom : une calomnie sur les lèvres. Il ravale la bile de sa honte et elle lui érafle la voix. Je n’ai rien pu faire. Ni pour toi ni pour lui. Je n’ai rien fait. Je voulais venir te voir- La brûlure dans le cœur lui remonte à la gorge, sur le bout de la paupière. Il ravale sa voix encore, ça lui écorche les mots, mais l’homme la connait à présent. Il refuse de pleurer l’affront de ses propres faiblesses. J’ai voulu venir te voir parce qu’au moins c’est quelque chose. Je suis désolé, Leon. Il serre sa main davantage, les doigts contre son pouls. Sa peau est dure et sèche et sous ses ongles habitent encore les sourires de son sang mais elle est chaude contre la sienne et c’est déjà suffisant. Je suis tellement soulagé que tu sois en vie.