quelle douleur que celle de n’être confronté qu’à son cœur - gladiateur privé de combat pendant quelque temps par acquis de conscience pour les blessés, n'est pas réellement reposé celui qui ne sait plus désormais comment se vider la tête. enfant de la victoire vaincu, mais vaincu loin des regards - il y avait déjà quelque chose de rassurant à savoir que l'âme seule était endommagée, non pas la gloire qui en faisait son existence entière. toutefois, le cœur laissé à vif ne pouvait plus que battre sans raison, loin de lui avait-on laissé la capacité d'apprécier ses usages les plus caractéristiques. désormais, il ne retentissait plus que dans l'écho sourd des émotions indécises.

álvaro était resté chez lui aujourd'hui, pour la plus grande partie de la journée. il n'avait pas failli à occuper sa matinée au soleil du printemps, semblant d'habitude qui le maintenait droit, mais le restant de son temps avait été accordé aux apitoiements sentimentaux. cloîtré dans son appartement, comportement irrégulier pour celui qui déteste l'enfermement, il y a cependant un confort certain aux lieux familiers. ceux-là, libres des incertitudes - ici, aujourd'hui, il n'y avait que ses propres pensées pour lui déplaire.

malik. celle-là ne lui déplaisait pas, et c’était bien terrible.

il n'avait pas vu malik depuis un moment. à vrai dire, il ne l'avait pas cherché non plus : la fuite se faisait évidence depuis qu'il s'était compris. la flèche d'éros lui avait paru tout aussi maudite que celui qui l'avait malencontreusement tirée - invisible jusqu'à la chute, il n'espérait désormais plus qu'elle se déloge de son cœur à la nouvelle lune, à l'image de l'archer infortuné. peine perdue - aujourd'hui, encore, il pense à lui. ce n'est pas bon, pas bon du tout. il devrait pouvoir l'ignorer, et pourtant, il se trouve bien obligé à la distraction.

le soir se fait déjà bien avancé quand on vient frapper chez lui. affairé à la cuisine, il manque de sursauter quand il entend les coups. très vite, il arrête ce qu'il faisait, se lave les mains, se fait à peu près présentable : c'est qu'il ne s'attendait pas à recevoir de la visite aujourd'hui. en débardeur, on aperçoit les contours des bandages qui entourent toujours son épaule - marque infâme de la honte qu’il octroie à la défaite, c’est bien la première fois qu’il s’autorise à ne pas prendre le temps de les cacher face à une arrivée inconnue.

pas pressés, il espère pouvoir retourner à ses affaires dans l’immédiat.

puis il entrouvre, se crispe soudain maladroitement contre la porte, passe sa main dans ses cheveux.

”malik !”

sourire poli, semi-enthousiaste, salut de la main - ”qu’est ce que tu viens faire là ?” en pensée, habitué à la communication, il se retient d’en dire plus, d’exprimer plus. il est déjà bien suffisant de chercher à garder sa contenance, quand il le dévisage de haut en bas.

il a vu, la bouteille dans ses mains. il sait comment ça va finir. il ne veut pas.

pourtant, quand il croise son regard, il lui fait signe de rentrer, un peu embarrassé.

quelle douleur, que celle de n’être confronté qu’à son cœur.

malik s'engouffre immédiatement dans la pièce, et en son sein, álvaro sent le vent même qui l'embarque, qui s'immisce dans le havre qu'il pensait pourtant bien assez isolé pour ne pas laisser les aléas des catastrophes l'atteindre. malheur ! c'est l'ouragan qui le prend, et fasciné par ses contours, il ne peut le quitter des yeux - il se jette sur lui, et c'est à bras ouverts qu'il accueille l'envol funeste. ses doigts se posent avec adresse dans son dos, viennent tapoter doucement - habitudes détériorées par les humeurs changeantes, certes, mais toujours rassurantes : contre lui, il le maintient, ne fléchit pas, le serre doucement.

dans l’étreinte, il songe sans y penser : ses bras étaient si doux, qu’en est-il des miens ? sont-ils suffisants pour pouvoir te porter tout entier ? ses épaules sont faites pour ça, certainement - larges comme elles sont, jamais n’aurait-il pensé pouvoir crouler. il se veut fort, conquérant : sur malik il ouvre les bras comme on tiendrait le monde, et on se demande si peut-être, celui-là ne serait pas la seule chose qu’on ne peut garder pour soi.

quand le fils d'iris s'écarte soudain, il ne s'y attend pas, manque presque de le retenir - un peu embarrassé, álvaro l'écoute, s'explique : “tu me déranges pas, tu me déranges jamais. j’ai passé… une journée compliquée, c’est tout.” était-ce seulement un mensonge ? les heures ne lui paraissent que deux fois plus longues lorsque son cœur bat à en doubler la cadence. toujours n’a-t-il laissé au palpitant que ses fonctions premières, et voilà qu’adonné à ce double usage qu’est celui des émotions trop grandes, trop fortes, il ne lui suffit plus du temps d’un jour pour battre assez. ”reste, ça me fait plaisir de te voir" ; et tout sonne encore plus vrai.

"installe toi, j'arrive."

d'un geste, (d'un sourire,) il désigne le canapé, habitué aux confessions nocturnes, puis s'éloigne, retourne à la cuisine. il n'y a pas de mur entre les deux pièces, un simple comptoir. muraille factice, barrière illusoire, elle le protège de tout ce que son esprit ose imaginer mais il sait bien que tout cela est provisoire - les larmes ont déjà coulées, acide sur son épaule abîmée, et il est déjà nécessaire dans son esprit sacrificiel de retourner les épancher. si lui ne le fait pas, qui d'autre ? certainement qu'il trouvera, malik, quelqu'un pour l'écouter, puis un autre encore après - mais seront-ils aussi volontaires, à brûler à ses côtés ? idées bien égoïstes : quand tes bras seront écorchés vifs, álvaro, seront-ils toujours aussi forts ? ne voudrais-tu donc pas, qu'on le tienne comme il se doit ? ne mérite-t-il pas plutôt la douceur de ce tendre inconnu, celui dont il vient te parler, celui que déjà tu jalouses tant ? non, tu lui en veux, c’est plus juste.

"j'allais faire à manger, tu veux quelque chose ?"

et puis, il ouvre un placard, prend deux verres entre ses mains, vient les déposer à côté de la bouteille pour les remplir tout les deux - il en tend un à l’invité.

”raconte-moi tout, je t'écoute."

lèvres portées au verre, porte ouverte aux assauts - tirez, jeunes inconscients ! qu'on le bombarde, qu'on le matraque, qu'on le massacre : son sang n'aura plus que l'odeur de l'alcool, quand il glissera entre vos doigts.

malik se lance dans les déclarations, torrent presque habituel mais de plus en plus insupportable pour celui qui vient s’y noyer - c’est évident, álvaro ne peut plus retarder la catastrophe, se voit bien obligé de se laisser porter par le courant. sans un bruit de plus, il vient le rejoindre, s'assoit à ses côtés. en le regardant, il se veut attentif, mais voilà une tâche bien complexe. si beau, si gentil, encore une fois, il se fait des images - à l’antithèse même des descriptions qu’on lui apporte, puisque teintées d’une jalousie bien mal placée. elles s’enchaînent, les unes après les autres, puis disparaissent tout aussi vite, englouties par la liqueur qui coule bien trop vite. un nom ! il manque de s’étouffer.

”vesi ?” ne lui vient que son surnom, puisque la vérité, c’est qu’il le connait, qu’il ne le connaît même que trop bien. soudain, les images ne lui font plus sens -  il aurait pu être odieux avec lui, et ça le débecte. veselin n’est pas de ceux qu’il souhaiterait blesser, tout au contraire, il en est l’antithèse totale. proches, confidents - amoureux d’un autre, certainement, il le sait, le sait déjà depuis longtemps. confiant auparavant d’avoir été informé de toutes les affaires sentimentales de son ami, jamais n’aurait-il pensé avoir à les partager. mais voilà, il l'a embrassé - n’est ce pas fâcheux, de l’apprendre comme ça ? n’aurait-il pas préféré l’apprendre des lèvres de l’autre ? probablement que les mots auraient été adoucis par sa voix ; ici, ils résonnent dans son crâne, et rien n’en sort non plus : il ravale sa salive, ravise ses mots, repose son verre vide. à son bord, il remarque une fissure, auparavant absente - marque de conséquences, il se rend bien vite compte qu’il crispe trop ses doigts. un soupir seulement, ça ne l’empêche pas de se resservir : le verre n’est pas cassé. contrairement à son propriétaire, celui-ci peut toujours supporter sans problème le flot des larmes liquoreuses.

"bien sûr que t'es pas mal." machinalement, il se rapproche un peu, et vient placer doucement sa main sur la joue de malik pour essuyer ses pleurs - il ne sait pas comment les arrêter, mais refuse de les laisser pleuvoir trop longtemps. "tu en doutes vraiment ?" la question lui paraît idiote. jamais n’oserait-il imaginer quelqu’un penser autrement de lui - quand il le regarde dans les yeux, même larmoyants, il se sent incapable d’imaginer plus beau : la pensée lui provoque une gêne immédiate, le force à retirer ses mains. puisqu’il est si beau, devrait-il seulement le toucher ? seulement, il s’autorise à garder une main sur son épaule - réconforts partagés, douceur prolongée.

”c’est pas ta faute, tu sais. si l’amour c’était logique, tu te poserais même pas la question.” puisque tu ne subirais pas ça, c’est certain. si seulement ! peut-être que lui non plus, n’aurait pas à se le demander : pourquoi ? pourquoi, bientôt, il n’aura plus à y penser, et il ne pensera plus à rien non plus : d’une traite, il finit son verre.

l'amour serait-il question de chance ? l'enfant de niké se trouve bien là dans une impasse - il est la chance, il est la victoire, et pourtant il est défait, ingrat, vaincu, dans des affections qui ne sont même pas les siennes. si il était question de chance, pourrait-il être celle qu'on attend ? mais devrait-il seulement l'être ? la chance ne perd elle pas toute sa valeur quand on la provoque ? lui voudrait rester valeureux, au moins devant lui.

"je comprends pas non plus," et il se retient de dire pourquoi, "mais ça continuera pas éternellement. si tu continues comme ça, au bout d'un moment, quelqu'un finira bien par être séduit par ta persévérance" et il rit doucement, ignorant même ses propres ironies.

malik se colle à lui, et par réflexe, comme par dépit, il vient l'entourer de son bras : le mouvement lui parait logique, et n'aurait pourtant rien eu d'étrange de sa part en une autre occasion. homme avant tout, ses émotions sont physiques, et ses relations tout autant - pourtant, il y a dans celle-là des sentiments qu'on ne voudrait pas forcément partager, mais qui, sans les contraintes de la parole, se révèlent naturellement. dans l'étreinte, il aime, et peut-être ne devrait-il pas. après tout, le seul amour logique ici ne serait pas le sien, et il le croit !

alors, déjà affaibli par les approches, à la demande, il semble tressaillir. c'est hypothétique, il le sait, mais son cœur, indépendant des dernières onces de logique, en décide autrement, et rate quelques battements. expressif comme il est, on le voit, c’est certain : confus, embarrassé, amoureux.

"comment ça ?"

si il te donnait son coeur, álvaro ! n'est ce pas ironique : tu sais très bien, qu'il a déjà pris le tien. trop longtemps, tu as attendu, et voilà, il n'est plus à toi ! mais sûrement es tu le seul dans la confession : dis lui, ou reprends le.

"tu m'en vois capable ?"

puisque la tâche semble bien hasardeuse - oh, qu'il aimerait en être à la hauteur ! mais faudrait-il déjà qu'on le considère pour le rôle, et lui, il détourne le regard, hésite, peut-être trop longtemps.

"j'aimerais bien, oui, je crois. en prendre soin."

est-ce vraiment ainsi qu'il scelle son destin, demi mots mal avoués ? qu'il s'en maudisse, ainsi soit-il, il ne se rattrapera pas - les liqueurs délient les langues et les esprits.

"mais tu me laisserais ?"

ses yeux dans les siens, oui, il t'aimerait comme il faut, lui en est certain !

perturbé par la première réponse de malik, il en perd presque le souffle quelques secondes, tant les plaisanteries ne vont guère à son cœur impliqué. l'amusement de son compagnon le prend presque pourtant, les compliments le font même doucement rire, le regard visiblement attendri - il ne devrait pas être heureux comme ça ! il devrait rire, de bon cœur, comme le font les bons amis, comme ceux qu'il souhaiterait pouvoir être pour soutenir les douleurs qu'on vient lui confier, mais derrière les sourires se cache mal l'amertume qui tâche sa langue. "t'es gentil, malik. vraiment." oui, le voilà bien gratifié ! pas assez pourtant - il ne l'a jamais vu amoureux, il le dit, attendrait-il plus d'un homme qui aime ? álvaro, serais-tu capable de te montrer plus doux, plus grand encore ? n'as tu pas assez donné ? tu donnerais plus, si tu le pouvais, tu te l'affirmes ! mais n'as tu pas été assez honnête ? c'est désespérant - les doigts de sa main libre se crispent contre le canapé, ses muscles se tendent peu à peu mais il reste immobile, droit.

les torrents ne doivent pas le faire fléchir - c'est bien là la preuve qu'il cherche à donner, qu'il est assez pour tout supporter. pourtant, même les piliers les plus solides craquent avec l'usure. pourtant, il ne supporte pas tout les flots, encore moins ceux de l'éthanol. et ainsi viennent les siens, après le silence, réverbèrent dans les crânes, de l'écho liturgique !

"bien sûr que je suis sérieux. mais il est là, le problème, non ? c'est que je te trouve joli, mais je sais ce que ça fait, de vouloir embrasser quelqu'un, tu sais. j'ai pas peur de toi, je te connais assez. mais j'ai peur de faire peur, moi aussi. peut-être que ça te ferait peur, que je dise oui ? parce que, si tu venais me voir le mois prochain, qu'est ce que je ferais, celui d'après, quand tu en auras vu un autre ? ça me rendrait triste, de passer qu'un mois avec toi. que tu m’aimes que comme ça."

un souffle.

"parce que je veux déjà t'embrasser, je crois." il sait, depuis quelques temps déjà.

le regard déjà plongé dans le vide depuis un moment, il fait l'effort même de détourner la tête un peu plus - álvaro ne supporte plus dans ses débordements de faire face à malik, reste pourtant bien à son contact rapproché. depuis le début, non, il n'a pas bougé. il n'y a qu'à l'intérieur du pilier qu'on observe les tensions, les regrets des déblatérations - son visage s'exprime pourtant bien assez, il ne sait pas l'éviter, alors il le cache comme il peut.

"excuse-moi, je crois que j'sais pas vraiment ce que je raconte. tu venais pour me parler, je devrais juste t'écouter. je peux toujours t'écouter. c'est juste- je sais pas ce qui me prend. ça me rend…"

un arrêt, une hésitation. il fronce les sourcils, un peu plus - lui-même, sans doute, ne sait plus ce qu'il exprime, et se rend compte, confus, de l'impact potentiel de ses dires, de sa condition. oui, peut-être devient-il : "... fou ?" amoureux ! comme un homme, pas comme un dieu.

si tu veux que je t’aime ! ça semble facile, et ça pourrait être si beau, si ça avait du sens - malik ne comprend pas qu’il s’agit de plus, que ce n’est pas rhétorique, qu’il s’agit là de son cœur et que celui-ci bat déjà trop fort. il écoute sans répondre et ça réverbère dans son crâne, lumière blafarde de la lune qui dirigerait les états d’âme. si on pouvait l’aimer autrement, il se dit, si on pouvait l’aimer tout court - la nouvelle lune ne lui semble pas apte à lui offrir les affections qu’il souhaiterait, bien trop éloignées de cette réalité humaine qu’il convoite tant. les astres ne comprennent pas l’amour - c’est faux, en tout cas ça sonne faux, mais n’est-ce pas plus juste que les pleurs qui s’échouent sur ses épaules ? si il faut bien souffrir, autant en faire dévotion. il écoute, et puis vas-y, et ça sonne encore plus juste, c’est un espoir nouveau.

maudissant les corps célèstes, il détesterait les déesses à lui offrir un amour factice, mais ne peut vaincre les caprices divins - demi-dieu seulement, victime des passions tangibles, álvaro se voit bien incapable de refuser les solutions éphémères. la question n’a pas de réponse plus simple que les actes, et dans les méandres de l’ivresse, il la voit comme une ouverture, comme un ordre ! vas-y, c’est impératif, et ses besoins sont tout aussi absolus que les injonctions.

alors, sa main se glisse sur la joue de celui qu’il n’oserait plus nommer “ami” tant le geste est ostensiblement amoureux, pour relever son visage vers le sien. ça lui semble durer une éternité, ou bien c’est trop rapide, il ne sait pas, c’est lui tout entier qui palpite si vite qu’il ne remarque plus qu’il s’y attarde - pourtant il l’embrasse ! et le baiser porte toute la tendresse qu’on ne lui a jamais autorisée, communique des lèvres liquoreuses ce qu’on a jamais dit autrement. c’est cathartique, c’est élégiaque, c’est élogieux même ! c’est tout ce que ça ne devrait pas être et pourtant, n’est ce pas comme ça qu’aphrodite le souhaite ? tendre, amer de cette solitude lasse qui s'échoue contre lui.

quand il s’écarte, il ne prononce plus rien, l’observe avec une confusion acerbe : je t’ai embrassé, maintenant quoi ? pourtant, il ne le lâche pas ! on lui a exposé un long terme, auquel il se sent incapable de penser désormais - lui pense avoir tout exposé aussi, n’attend même plus de réponse. les doutes subsistent mais il veut les ignorer, pourtant en laisse un s’échapper :

”t’es sûr que ça peut être aussi facile ?”

ses doigts viennent caresser presque trop délicatement la joue de malik, c’est un geste mécanique, et pourtant profondément humain - il contemple avec fragilité la lumière d’iris, les couleurs d’un tableau qu’il n’appréhende pas totalement, œuvre d’art interdite. les bouleversements se noient dans l’adoration : et si je t’embrassais encore ? il en tremblerait presque.