Naissance Rhys est né d'un rêve de sa mère. Sans doute que si elle n'était pas décédée quelques heures après l'avoir mis au monde, on lui aurait de toutes façons enlevé son fils pour ses divagations - curieusement, une majorité des États-Unis ne tend à croire qu'une seule histoire d'immaculée conception à la fois, et le quota est déjà rempli. Pas de père sur le certificat de naissance, des grands-parents qui ne voulaient rien avoir à faire avec un enfant illégitime, de la maternité c'est directement dans une famille d'accueil qu'il fut déposé.
4 ans Il n'a pas eu la chance d'être un bébé adorable ; il fixait les gens un peu trop longtemps, il n'était pas particulièrement facile. Alors il est resté là, et il a grandi. De la visite, ceci dit, il en a eue depuis le début. Une amie de sa mère, la seule personne qui pouvait lui en parler. La seule personne qui comprenait beaucoup de choses. Rhys avait des rêves à raconter, des rêves étranges et très détaillés, vifs comme les images sur la télévision - peut-être plus vifs encore. Il se perdait joliment dans son imagination, détaillait des histoires abracadabrantes, et Emira écoutait. C'était précieux, de l'attention, dans le chaos de la large famille d'accueil, la troisième au moins, il n'était plus invisible.
6 ans Vint un jour où Emira eut quelque chose à lui expliquer à son tour, quelque chose de très réel. Elle avait beaucoup travaillé pour avoir le droit de l'adopter, et ça lui avait été accordé après une montagne de démarches. Le regard de l'enfant s'était fixé sur elle très longtemps, il avait mis un moment à même comprendre ce qui allait se passer. Elle n'avait pas la douceur des mamans qui venaient habituellement rencontrer leurs futurs enfants, il ne lui avait jamais semblé voir le même espoir ému en elle, alors ça avait demandé une seconde de réflexion avant qu'il ne serre ses bras autour d'elle très fort.
Qu'importe, si sa nouvelle maman, la seule qu'il ait jamais connue, était un peu différente ? Il s'y reconnaissait.
8 ans Emira ne savait pas comment gérer un enfant. C'était assez évident, mais ce n'était pas grave - Rhys s'adaptait. Il avait de toutes façons toujours dû être indépendant, c'était un peu moins qu'avant dans la globalité. Il changeait sa manière d'être pour ne pas la décevoir, il était un enfant poli, gentil, serviable, et il gardait avec avidité toutes l'attention qu'elle lui donnait au creux du coeur pour peu à peu combler le vide béant que son départ dans la vie avait creusé.
Il s'adaptait tellement que la seule chose qu'il possédait vraiment changeait aussi. Rhys, darling, devint Riesling dans un rire de sa mère un soir où elle avait un verre de vin à la main. Il n'avait pas tout compris de la blague qui le comparait à un péché mignon, mais il y avait de l'affection dans la manière dont elle lui ébouriffait les cheveux, ça suffisait à le convaincre. Les familles donnent des petits noms, des titres. 'Maman' en était un qu'il avait toujours sur le bout de la langue.
10 ans Dans son indépendance, il allait souvent à l'école tout seul, dix petites minutes de marche. Ce jour-là, il s'était aussi préparé tout seul, parce que Maman était partie. Il ne se posait pas de questions sur ses absences fréquentes, il n'avait jamais peur la nuit même quand elle n'était pas là - quelques petites années avaient suffi pour le transformer en un petit garçon confiant, épanoui dans ce petit foyer de deux personnes atypiques. Si Emira ne savait pas comment gérer un enfant, elle savait comment le comprendre lui, et poser toutes les bonnes questions pour qu'il lui parle de toutes les choses importantes. C'était tout ce qui comptait.
Riesling n'avait pas escompté rencontrer un satyre, en ce joli matin de printemps. Il pensait encore moins s'endormir ce soir-là avec un tout nouveau point de vue sur qui il était, et une énorme bulle de culpabilité dans le ventre. Tout le monde était plus en sécurité s'il était à l'abri des monstres, sa maman la première, mais jamais il n'aurait voulu la laisser.
12 ans Au fil des lettres, il lui apparaissait de plus en plus clair qu'Emira n'était pas étonnée. Riesling ne savait pas trop quoi en penser, mais elle avait si peu de questions, et avait orienté tant de leurs discussions par le passé vers des choses qui résonnaient si bien avec l'identité qu'il se découvrait qu'elle avait dû savoir quelque chose. Il avait demandé autour de lui au camp, personne ne connaissait son nom, et il n'avait dans les faits aucune idée de son âge, ça rendait difficile de la situer. Et à sa mère elle-même, il n'osait pas poser la question ; c'était une déduction, elle ne lui en avait jamais parlé, peut-être que ce serait toucher un point sensible. S'ils avaient été au même endroit, il aurait pris le risque qu'elle s'agacede ses questions, mais il avait peur que les lettres cessent.
14 ans Hypnos le reconnaît un jour à l'entraînement, il ne sait pas trop pourquoi. Ça lui fait l'effet d'un oubli - qu'avant ce jour-là, son père savait vaguement qu'il existait mais qu'il n'avait pas encore rempli tous les papiers. C'est un goût de trop peu que ça lui laisse. Sans doute qu'ils pourraient communiquer, dans un de ces rêves qu'Hypnos lui impose, mais il n'en a pas envie. Peut-être que c'est pour ça qu'il ne les comprend pas.
16 ans Les lettres cessent. Riesling s'inquiète au fil du temps. Quelques jours de retard ne veulent rien dire, mais quand ils s'étirent en semaines... Il finit par être appelé par un éducateur de la colonie pour un mot en privé, et la nouvelle tombe. Sa mère a pris une balle perdue dans le braquage d'un magasin. Il entend la nouvelle, mais elle ne fait pas de sens. Tout autour de lui semble être recouvert de coton, les bruits sont étouffés, il a du mal à percevoir ses propres sentiments sur le sujet. Ou sur quoi que ce soit. On garde un oeil sur lui, mais il est simplement amorphe.
18 ans La situation s'améliore lentement avec le temps qui passe. Il y a des jours avec, des jours sans, des jours où il entend sa propre conscience lui reprocher de réagir encore deux ans après les faits à la perte de quelqu'un qu'il n'avait plus vue depuis des années. Des jours où il ressent tout avec une acuité qui fait mal, d'autres où il se perd dans la distance. Il est sociable, pourtant ; il s'entend rire et se demande si c'est vraiment sa voix.
20 ans Un instant de distraction, c'est tout ce qu'il a fallu pour qu'un entraînement tourne très mal. Riesling se réveille plusieurs heures plus tard, sans aucun souvenir de l'instant - ils arriveront plus tard, au compte-goutte, et il ne les prendra pas bien du tout. Quelques jours à peine après la bénédiction d'Hébé, il est mort.
Il ne devrait plus être là, et ça le hante.
Le pire, c'est qu'il n'est même pas sûr d'être complètement là.