maintenant plusieurs heures qu'elle n'a pas quitté des yeux sa création, leïla essuie ses paumes moites sur les plis de sa jupe. la sueur aux tempes et l'étincelles entre les cils, elle ignore superbement le début de tension entre ses cervicales pour finaliser l'assemblage d'une roue avant. sur l'enceinte vintage de l'atelier, les basses d'un tube de new metal accompagnent son effervescence de fin d'après-midi. à l'image du soleil qui repeint le paysage de sa chaleur, le visage est illuminé d'une satisfaction qui ne se manifeste qu'au contact de la mécanique; c'est fière de son labeur qu'elle fredonne la mélodie.
interrompue par l'entrée retentissante de pascal petit - aucun doute sur son identité, elle l'entend à dix mètres - elle se redresse dans un soupir sans signification. déjà, les furets, jusque-là cachés sous une desserte rose bonbon, se précipitent aux pieds de l'intrus, escaladent sa silhouette pour se percher sur ses épaules. ils l'ont aimé dès la première fois : agents du chaos qui reconnaissent l'un de leurs pairs.
rentre-moi dedans tant que t'y es ! l'avertissement est à demi-sérieux, teinté d'un sourire difficilement réprimable à la vue de ce visage. dans l'espoir de mieux distinguer ses traits découpés par le contre-jour, elle relève ses lunettes de sécurité sur son front brillant. bien sûr, il ne l'écoute pas, déjà lancé dans une anecdote sans queue ni tête qui manifeste chez leïla une moue vaguement pensive. ah mais oui, la boîte.... moi aussi j'ai oublié le nom. le souvenir est déjà lointain, dissolu dans les substances. crois-moi, c'est mieux qu'on se soit pas croisés...! mais bon, tu m'as trouvée maintenant, c'est le principal. et sans te casser la gueule, ça rélève du... miracle...? les mots se perdent à la vue du vélo abandonné sans une once de considération, et c'est sans même y penser qu'elle secoue doucement la tête et redresse la pauvre carcasse - mue par un respect qui relève d'une seconde nature. pas de commentaire. s'il lui vient l'idée de le réprimander, pascal est pardonné instantanément, comme de coutume. à sa question, elle oublie déjà, éclairée d'un sourire candide. regarde, c'est la dernière ! t'en penses quoi, ça en jette non ? il suffit de poser un oeil sur l'engin pour y déceler la passion - rose et jaune, la carosserie flambant neuve lui insuffle un bonheur d'une simplicité pure.

leïla ne se moque pas de pascal, bien au contraire : elle voudrait voir se former sur son visage les vestiges d'une hilarité qu'elle provoquait autrefois avec facilité. elle sait qu'elle ne sera pas celle qui réussira à allumer chez lui la moindre étincelle ; les furets eux-mêmes, bien qu'attelés à la tâche avec précaution et désordre, ne parviendront qu'à lui arracher un sourire.
les mains libérées du vélo qu'elle a placé contre le mur, elle mime un applaudissement enjoué. on a qu'à y aller ensemble la prochaine fois ! ça fait un bail qu'on a pas fait de soirée... l'idée l'enchante un peu, elle n'a jamais de mal à s'imaginer déambuler au bras de pascal, cocktail à la main. un peu d'alcool dans le sang et elle saura rire pour deux.

elle est fière, c'est vrai, de sa nouvelle création et c'est sans un doute qu'elle lui partage ce triomphe. t'as vu ça ! je suis trop contente - elle s'interrompt en le voyant poser les doigts sur son oeuvre, réprime un froncement de sourcils tandis que l'avertissement s'échappe de lui-même : fais attention hein... cette fermeté s'adoucit presque aussitôt, ploie sous le poids des louanges. comment refuser quoique ce soit à pascal petit ? elle le connait, pourtant, alors elle a payé, plus d'une fois, le prix de ses débordements. à l'idée de son visage repeint des couleurs de la réjouissance, elle lui accorde tout ou presque, incorrigiblement. t'es sûr de toi ? honnêtement tu me fais peur... il faut quand même bien résister, ou au moins faire semblant - histoire qu'il la prenne au sérieux - alors elle croise les bras, l'évalue d'un regard de haut en bas. t'avais conduit quoi, comme moto ? si tu t'en souviens même. et c'est possible qu'il n'ait pas de réponse, probable qu'elle le laisse prendre le guidon malgré tout.
la moue préoccupée, elle s'évertue à insister en sachant qu'elle a déjà cédé : juste un peu, ok ? et tu fais attention ! qu'elle repète, comme un disque rayé, déjà presque certaine qu'elle le regrettera.

il est aisé de se projeter aux côtés de pascal, dont la présence ne présage aucune complexité. la familiarité qui colore leurs rapports est, pour leïla, une évidence simple et rassurante. lorsqu'il lui fait face, elle peut s'imaginer proche de lui sans qu'aucun questionnement ne vienne troubler la facilité de leur amitié. il la divertit de ses absurdités et c'est toute ravie qu'elle rit pour deux. si elle est peu convaincue par ses explications vaseuses, elle le laisse malgré tout chevaucher sa dernière création, sa vigilance incorrigiblement endormie par la légèreté contagieuse dont il a repeuplé l'atmosphère.
tout de même, elle l'observe le sourcil levé et les bras croisés, se permet la redondance d'un dernier avertissement : oui super d'accord bravo mais vraiment fais attenti- et quel avertissement futile, puisqu'il est déjà trop tard ! c'est les yeux écarquillés que leïla assiste au spectacle destructeur déroulé sous ses yeux - la fulgurance, le choc, le vacarme, et puis pascal au sol et surtout, surtout la machine démembrée, éventrée par sa bêtise !

elle échoue à réprimer le hurlement suraiguë qui s'échappe de ses poumons à pleine puissance, se précipite vers la scène du carnage, s'immobilise à mi-chemin, ne sachant plus où donner de la tête. son sermont oscille entre la colère et l'inquiétude, ces deux émotions exacerbées l'une par l'autre sans jamais trouver l'équilibre : MAIS PASCAL ?! CA VA PAS BIEN ???
enfin, à la vue de la carcasse mécanique dont s'échappe une fumée noire ne présageant rien de bon, elle se rend à l'évidence, se dirige vers pascal et lui tend les mains. ce geste altruiste apparait défaitiste, résigné. ça t'arrive de réfléchir ?! quand ses doigts se referment autour de ses poignets afin de le relever, c'est sans douceur, alors son aide prend des airs de punition. tu t'es fait mal ? bien fait... et elle voudrait le châtier davantage, faire peser sur lui le poids de la culpabilité - simplement elle n'en est pas capable. sur son visage s'est déjà dessinée une moue soucieuse qu'elle renonce finalement à réprimer. t'es vraiment grave des fois... le murmure se meurt cette fois sans que le ton ne monte à nouveau : elle se penche pour observer d'un peu plus près ses blessures, et l'on décèle dans ce geste une tendresse toute accablée.

pascal fait presque de la peine et leïla envisage un instant de s'attendrir pour de vrai. elle lui épargnerait les reproches qu'elle chasserait d'un signe empressé de la main afin de rire, pour deux, de cette malheureuse aventure. mais c'est plus fort qu'elle, ses émotions la dépassent en un débordement qu'elle contient à grand peine. elle en oublie de le ménager, ou du moins n'en ressent pas vraiment l'envie. les sourcils foncés, elle cherche son regard en dessous du casque enfoncé sur sa tête. t'abuses franchement, pour pouvoir lui reprocher directement dans les yeux. peut-être alors qu'elle fait preuve de méchanceté et qu'elle ne devrait pas surenchérir : t'es sûr que tu réfléchis ? non parce qu'on dirait pas.

la moto est bien cassée, ça ne fait aucun doute. sans surprise, ce constat n'amuse pas leïla. les doigts toujours refermés autour de ses poignets, elle tire pascal vers son garage sans délicatesse. l'ordre claque comme un coup de fouet punitif : assieds-toi. impatients, les pas qui la mènent à l'intérieur de sa maison, jusque dans sa salle de bain. elle s'empare d'une serviette de bain étendue là, la porte à son visage et hurle de toutes ses forces, sa frustration étouffée par le tissu épais. l'air un peu soulagé, elle replie soigneusement la serviette d'un geste presque machinal avant de récupérer la trousse de premiers secours rangée sous son évier.

de retour, elle affiche une moue sérieuse. tiens toi tranquille. à la bouteille de désinfectant, on devine déjà la brûlure de l'alcool sur les plaies. elle commence par le genou, sur lequel elle applique un coton imbibé du produit. il faut croire que derrière son calme apparent, elle profite au moins de cette punition légère, comme en témoigne la raillerie qu'elle lui chuchote cette fois de bon coeur : ça t'apprendra pascal !

pascal ne bouge pas, ce qui semble ironique - à croire qu'il n'aurait pas pu choisir un autre moment pour se montrer un peu plus sage ! leïla sait que ce sont les conséquences de son imprudence qui le poussent à se tenir ainsi et c'est là l'ordre logique des choses. elle n'est pas tendre avec lui et ce ne sont pas ses gémissements plaintifs qui lui inspirent davantage de mansuétude.
la question, en revanche, fait son petit effet : leïla s'arrête une seconde dans son mouvement, le coton imbibé de désinfectant suspendu au-dessus du genou de pascal. elle veut répondre à brûle-pourpoint, se retient en se mordant l'intérieur de la joue, puis se lance : un peu oui, presque avec remords. il est important qu'il comprenne pourtant, mais ça passera, c'est la vie, elle se le répète aussi comme un refrain dans l'espoir d'apaiser la frustration bouillonnante qui la saisit à l'image de sa moto, éventrée et encore fumante. elle n'a pas osé rejeter un seul coup d'œil.

son attention s'est reportée sur les blessures, consciencieusement, par crainte de s'emporter à nouveau. avec sérieux, elle attrape le poignet de pascal, expose la blessure sur son coude et son avant-bras. elle a les lèvres un peu pincées maintenant, leïla, et ça lui fait une moue vaguement songeuse. tu sais que je t'aime quand même, c'est dit avec un certain ennui mais sans embarras, mais bon, là tout de suite je t'en veux. et ce n'est pas grave, le temps effacera les traces de cette contrariété pour n'en garder qu'un souvenir à l'allure un peu plus lisse - peut-être même pourront-ils en rire, enfin, peut-être pourra-t-elle en rire à sa place. ses émotions soumises a l'intensité du moment, leïla apprend encore à laisser la vie suivre son cours. côtoyer pascal est un exercice de patience qu'elle décide d'accueillir à bras ouverts.