Il aimait chaque nuit un peu plus, ces corps qui s’aventuraient dans l’obscurité ; il aimait chaque soir plus que le précédent, ces pas qui se pressaient. Ces pas qui foulaient le bitume, piétinaient le goudron d’une impatience nouvelle - celle de percevoir un rien, une lumière, des présences peut-être ; un rien moins inquiétant que le silence des nuits voilées d’encre, un rien plus rassurant qu’une ombre dont la stature énorme dansait dans la nuit - l’immensité acculant la ruelle.
Ses orbes luisaient dans l’obscurité, d’un baiser malsain elles ne quittaient pas la silhouette pressée ; ses mains elles, se préparaient à tuer, et ainsi se fermaient et s’ouvraient frénétiquement. Elles imaginaient la peau, elles imaginaient comment elles déchireraient la chair ; ses lèvres elles se détachaient progressivement, l’air acculant la gorge où déjà le sang s’imaginait tapissant le palais. Son odeur se découpait comme une traînée de sang sur le macadam ; et Ashe savait qu’il ne vivait que pour la traquer jusqu’à sa propre mort.

Quand il supposait qu’elle s’était enfin assez éloigné, alors ses poings répétèrent le mouvement une dernière fois. D’une puissance et d’une force qui lui était propre, ses jambes le propulsèrent en sa direction, comme un cauchemar vivant - comme les vipères nocturnes qui viennent contre l’échine planter leurs crocs ; Ashe était le manifeste de l’impatience et de la cruauté et à peine la proximité fut elle réduite qu’il saisit la demi-déesse par la chair exacte - cette petite parcelle de peau éclairé par la lune dont Ashe ne distinguait pas la forme.
Le coup violent contre le thorax pour la forcer à chanceler et le regard qui implique la mort, la faim - peu délicate, car il n’a jamais été question de douceur mais rien d’autre que de ferveur, celle qui lui agite les tripes alors un de ses doigts vient percer la chair, celle sous la clavicule.

Et son sourire n’a jamais été grand, qu’il reste silencieux sous la peau crevée - les lèvres courbées à l’éclat cruel présentent l’essence de la terreur ; les crocs eux évoquent l’horreur. Ce soir, encore le Minotaure punit ceux qui ne courent pas assez vite - cette nuit encore il baptisera les ruelles des viscères de son festin.

Le sang appelle la chair et la chair appelle le Minotaure ; son pouce s’enfonce dans la chair sans vergogne, son sourire s’étend, cruel et insatiable - lui se tient là, à surplomber cette silhouette qu’il devine impuissante, car tout le monde est impuissant face au Minotaure. À ce sang qui implose, borde son doigt et bientôt toute sa main il sourit - il sourit et elle ne le voit sans doute pas, mais lui sourit à ses souffles effrénés contre son visage, à ses cris qui résonnent comme une pie mourante.
Et comme si elle lui donnait le rythme il s’y enfonce comme pour lui faire cracher son coeur, les cordes vocales rendues folles ; il faut qu’elle s’agit, saisisse un couteau dans sa poche en tentant de le viser et dans la nuit elle y parvient. Le coup atteint son torse mais sans pour autant le contraindre à la lâcher, juste suffisamment pour qu’il gronde ; grogne comme un chien à qui on condamne les sens, pourtant les siens n’ont jamais été aussi éveillés.

Son autre bras saisit l’une de ses épaules, s’y agrippe comme à un rien - comme si ce n’était pas humain, comme si ce n’était qu’un ossement, qu’une chair morte dès qu’il l’avait effleuré, comme si ça propre présence suffirait à tuer tout ce qu’il rencontrait.
— La ferme, la ferme - TA GUEULE ! Il s’écrie car personne ne viendra, personne elle est toute seule et lui il n’a besoin de personne pour la condamner au silence des morts. Ses serres en violence contre son épaule l’agite, vers lui et contre le mur en folie - c’est pour lui crier de se taire de se calmer de cesser de respirer ; sais-tu à quel point tu es agaçante quand tu respires ? et au dernier coup qui la plaque contre le mur face à lui, il constate cette chair qui se referme autour de ses doigts, implantés sous sa clavicule comme des épingles.

Sa violence s’arrête, millimétrée quand ses orbes luisantes dans l’obscurité (comme des néons incandescents) constatent cette chair qui se réforme et se renouvelle - alors il a ce rire inexorable qui rompt le silence ; le silence de ses cris. Ah ah - AH AH AH ! Maupiteux les doigts qui s’enfoncent sortent et s’engouffrent de nouveau dans la chair, comme heureux de la détruire et de la reconstruire à chaque fois. J’ai décroché la poule aux oeufs d’or, on dirait. C’était formidable, son sourire qui déchirait ses joues, c’était merveilleux, ce banquet juste sous ses yeux.

Comment les vivants peuvent-ils autant s’accrocher à la vie quand il existe plus mortifère et sépulcral que la mort elle-même, et même plus puissant encore ? Comment peuvent-ils tant désirer la vie quand juste au-dessus d’eux, s’érigent des monstres qui de toutes formes leur ressemble, mais qui n’ont de ressemblance que la silhouette qui sur deux jambes s’avancent ? Comment peuvent-ils tant se débattre, alors qu’ils sont voués à mourir, voués à les nourrir jusqu’à leur mort ? Mais ce n’étaient pas eux en réalité, qui étaient nés pour les nourrir ; c’était bien les créatures difformes qui étaient nées pour les dévorer, écraser de leur taille cyclopéenne tous leurs espoirs, effacer de leur divinité tout ce qui leur restait.
Et Ashe à la manière de ces mêmes créatures, s’amusait de les voir, ces petits flambeaux de vie, ces essences qui vivent à peine mieux parmi les mortels que parmi les demi-divinités ; il s’amusait de leur condition, il s’amusait de leur petitesse, il s’amusait de tout ce qu’ils n’avaient pas encore. Ces êtres que le temps n’a pas encore rendu plus fort - alors son doigt qui s’enfonce comme une épingle se relâche ; s’assure que c’est réel déjà, peu importe qu’il gaspille une chair déjà morte, peu importe que la douleur soit plus béante encore, il n’a pas d’empathie pour les vivants, encore moins pour les mourants. Il s’amuse de voir son visage aux muscles tiraillés, mais il s’ennuie de l’entendre supplier.

— Pas à l’infini ? Toi qui semblait parfaite… Le pouce qui s’enfonce sort brusquement, à la manière qu’ont les assassins d’enfoncer et de retirer ensuite le démon du corps - et le sang l’appelle, alors il lèche tout son long et ses sens s’éveillent, se démultiplient, alors il se dit je pourrais la dévorer à l’infini et il se jette sur la blessure ignoble qui se referme, lèche ce sang qui s’écoule et bientôt qui s’arrête. Oh, je devrais te croire ? Car tu reviendras, mais pourquoi reviendrais-tu dis moi ? La voix toujours si grave, qu’elle semble traîner dans les écorces des arbres déjà morts et lui, lui qui n’est même pas humain et aux orbes qui luisent comme des néons dévorants, il la regarde d’un regard qui n’en est pas un - un regard qui ne le considère même pas. Un regard comme on regarderait une vie déjà éteinte, une chair qui ne sert qu’à être dévorée.
Alors pourquoi devrait-il l’épargner ? Pourquoi donc ?

— J’ai l’air de vouloir repartir le ventre vide ? Il rit, il rit et c’est gras comme c’est sale - c’est sale comme c’est morbide, car il a les dents rouges, rouges comme son propre sang et peut-être que c’est son sang. Si je t’arrachais le bras tu reviendrais en rampant m’offrir l’autre ? Et son bras s’étend, ses doigts se replient contre son épaule, miment un césure qu’il n’aurait aucune peine à réaliser si l’envie lui prenait. Et il en avait grandement envie, alors qu’avait-elle à lui donner en échange de sa pitié, pour peu qu’elle vivait en lui ?