Crépuscule de printemps où le sommeil se refuse à toi. Tu tournicotes dans ton lit, harassée par la fatigue. Il ne vient toujours pas. Les images de tes cauchemars défilent dans ton esprit comme un film que tu as revu des milliers de fois ; l’impression qu’elles sont imprimées sur ta rétine.

Tu te tournes vers une routine familière ; si bien que chacun de tes gestes est machinal, presque robotique. Tu rassembles quelques affaires et prends la direction du temple de ta mère. Une fois arrivée, tu déplies une couverture au pied de la statue, n’osant la regarder, de peur qu’elle vienne à toi. Tu ne veux pas qu’elle te voie dans un état pareil.

Tu éparpilles quelques coussins sur le tissu ; les sortant machinalement de ton sac de voyage, le même que tu as utilisé pour ton petit séjour funeste à Chicago. Tu cales l’un d’entre eux dans ton dos pendant que tu t’adosses au socle, les genoux remontés jusqu’au visage. Tu l’enfonces dedans, plongeant dans une réflexion de quelques secondes, qui te parurent une éternité.

Ton téléphone dans la main, tu pianotes sur le tactile de l’écran, écrivant un message à la fille de Poséidon. Tu as oublié de lui faire part de ton retour, alors tu rédiges un texto clair et concis : « Je suis de retour. Tu me trouveras au temple de maman » ; tu parles d’Aphrodite comme si Diane était ton adelphe.

Et le sommeil qui se refusait à toi te tombe alors dessus comme un coup de massue. Si bien que tu ne sais même pas si tu as pressé le bouton d’envoi. Tu t’effondres, exténuée.

Tu navigues, d’angoisses en psychoses ; le carmin coule le long de tes doigts, agrippés à la lame qui a pris sa vie. Sur tes joues coulent un torrent de larmes qui se carminent à mesure que le couteau s’échappe et se replante. Tu ne comptes plus les coups, tu sais juste que tant qu’il bouge, tu continues… jusqu’à ce que tu n’entendes plus rien d’autre que tes propres cris et pleurs.

Tu as vu et revu ces événements des centaines, des milliers de fois. Pour la première fois, un autre déferlement de souvenirs remplace les précédents. Une vision d’un pistolet, qu’elle tient fermement dans sa main ; posé sur sa tempe. Tu entends ta voix ; lui promettant qu’elle ne souffrira plus, qu’elle n’a besoin que de presser la détente pour se libérer de toute l’algie qui la fait souffrir. Une doucereuse berceuse, pernicieuse ; elle intime à ta belle-mère de prendre sa vie, rétribution pour toutes les horreurs qu’elle n’a jamais empêchées.

Bang.
Ta tête se relève d’un coup et se cogne contre le socle. La douleur est si vive que tu te tiens l’arrière du crâne à deux mains, dans un sursaut de peines lancinantes. C’est bien l’une des rares fois ou tu n’y prends pas plaisir. Tu ne peux retenir ce gémissement, ce râle d’émotions bouillantes, un magma dans lequel tout se mêle et s’oppose : frustration, tristesse et... bonheur ?

Tu pivotes ta tête et tes ambres croisent ses iris. Tu reconnaitrais cette couleur entre mille. L’azur marin d’un enfant de Poséidon. Puis tu constates sa crinière dorée alors que ta vue s’ajuste. Tu vois son visage et tu demandes :

─ Est-ce que c’est un rêve ? Un sourire. Si c’en est un, faites qu’il ne s’arrête pas.

La douleur est un indice probant ; elle ne serait pas si vive lorsque tu t’enfonces dans un songe. Paradoxalement tu ne sais pas si tu peux croire tes yeux, si tu es vraiment sauvée de tes cauchemars… et plus encore, qu’elle soit venue à ta rencontre. Comment pourrait-elle savoir que tu es là ? C’est forcément un rêve.

─ Tu ne peux pas être là. Où est maman ? Pourquoi elle n’est pas là ? J’ai besoin d’elle…

Toujours dans un état second, entre sommeil et éveil ; un délire où tu ne te rends plus compte de rien. Les larmes qui perlent sur tes joues, la présence de Diane que tu ignores pensant qu’elle est une hallucination. Tu répètes une phrase en boucle, la tête de nouveau cachée dans le creux de tes genoux.

─ J’ai besoin d’elle… j’ai besoin d’elle… j’ai besoin d’elle…

C’est un comble d’appelé sa mère à l’aide quand on s’est disposé de son substitut quelques semaines plus tôt. Mais rien ni personne ne pourra jamais arriver à la cheville d’Aphrodite.

Pas même cette beauté aux cheveux d’or qui ne doit plus savoir où donner de la tête.
 

Elle t’enlace et tu sens d’un coup tous tes sens en ébullition. Tu réalises que sa présence n’est pas la grâce d’un songe, mais les conséquences de tes propres actions. Te remémore alors tes doigts pianotant sur ton téléphone. Tu as bien pressé « envoyer ».

Immobile ; les images défilent de nouveau dans ta tête, prisonnière des évènements de ce jour. Lorsque tu fermes les yeux, tu entends encore ta voix lui dire qu’elle ne souffrira plus. Tu peux voir son doigt presser la détente et le carmin s’éclabousser sur ton visage et tes vêtements.

Tu te souviens de ton sourire, pensant enfin avoir la paix. Tu l’as eu, pendant quelques heures, avant de ressasser inlassablement ces souvenirs, comme si tu t’accrochais à eux pour une raison que tu ne peux même pas espérer comprendre.

Ton corps tremble de tout son long, tu ne saurais dire pourquoi tu es courroucée par ses questions. Tu relèves la tête vers l’enfant de Poséidon ; les yeux rougis par les larmes et la colère.

─ Quel bien ça pourrait me faire, de te dire ce qu’il s’est passé ? À quoi ça t’avancera de le savoir ?! Qu’est-ce que ça va changer ?!

Cette frustration mue, bouillit dans ton estomac comme un feu abreuvé d’essence. Tu sens la rage te rendre malade, au fur et à mesure que tu comprends que tu ne seras jamais en paix. Que tu es destinée à revivre tes immondices pendant toutes ces nuits cauchemardesques.

Et Diane, aussi beaux soient ses iris d’azur. Aussi belle soit sa crinière dorée. Aussi douce soit sa peau. La caresse de son être te parait rugueuse comme du papier de verre… car cette tendresse éphémère te rappelle un peu plus à chaque fois qu’elle ne t’appartiendra jamais. Tu jalouses qui la possède.

Et ta patience n’est plus alors que tu la pousses au sol avant de fondre sur elle, bloquant ses poignets avec tes mains. Retentis alors des hurlements, alors que tu plonges un peu plus dans l’abysse, te noyant dans tes maux :

─ Tu veux savoir ce qu’il s’est passé ?! Elle a mis le flingue contre sa tempe et elle a pressé la détente ! Ton visage se rapproche du sien, de tes tripes, les hurlements qui viennent ne font que s’accentuer : BANG ! Et ça n’a rien changé ! Absolument rien ! Alors qu’est-ce que ça peut bien te foutre de le savoir ?! A quoi ça nous avance ?! Hein ?! Dis-moi Diane !

Tu n’as jamais haï de ta vie. Mais tu si l’aurais pu, tu les aurais haïs eux. Ce père qui t’a volé ton innocence et son épouse, jalouse de s’être fait voler son mari… qui n’a jamais rien fait pour t’aider. Et pourtant, ce que tu expérimentes, pour la seconde fois, c’est le deuil d’un être cher dont tu as pris la vie.

Nul doute que l’étape que tu montres est celle de la colère.
 

Bien naïve est l’enfant de Poséidon lorsqu’elle affirme que tout ira bien. C’est presque comme si elle n’avait pas prêté attention depuis tout ce temps. Comme si elle avait refusé de voir les prémices du mal qui te rongeait depuis les premiers instants passés avec toi.

S’étonne-t-elle vraiment d’être aussi impuissante alors que tu déverses ton magma sur elle ? Pendant que tu cherches à l’engloutir, elle veut te ramener à la surface. Chacune ayant la volonté de surplomber l’autre.

Mais Diane a un mérite que d’autres n’ont jamais eu. Face à la tempête, elle ne détourne pas le regard, elle ne cherche pas à fuir. Elle se tient là, elle accepte de subir ; inamovible. Malgré toute ta colère contre elle, tu ne peux qu’admettre que tu l’admires.

Comprend-elle seulement ce que tout cela implique ? Elle te demande de ne pas la rejeter ; tu as presque l’impression qu’elle t’implore. Mais si elle venait un jour à découvrir l’étendue de tes vices ; la noirceur de ton être… serait-elle toujours aussi résolue d’affronter la tempête ?

Malgré tous ses mérites, Diane ne fera jamais le poids face à ta mère.
Personne ne peut supplanter Aphrodite.
Personne.

Elle se propose en substitut ; une amie prête à affronter ta colère, ta peine ; sans se douter que le mal est encore plus profond que celui qu’elle voit en surface. Elle contemple pour la première fois la partie émergée de l’iceberg et pense être prête pour le reste.

Naïve.
Tu es naïve.
Et pourtant…

Pourtant ; quand bien même elle le saurait… elle est là.
Elle est là.

─ Je ne pourrais jamais te rejeter.

Mais tu as peur qu’elle le fasse. Parce que tu l’aimes, Diane. Parce qu’elle t’obsède, Diane ; comme tous ceux que ton cœur choisit. Tu n’as jamais aimé qu’un peu, ou passionnément, tu n’aimes qu’à la folie, Malice.

C’est ton visage qui vient tutoyer le sien, le front collé au sien. Tu veux venir chercher ses lèvres, peu importe les conséquences que ça engendrera. Tout ton corps se paralyse alors qu’une image s’imprime sur ta rétine. Tu ne vois plus son visage… mais celui qui t’a dérobé ton innocence.

Tu sens ton estomac se retourner et te redresses d’un coup, fuyant l’enfant de Poséidon. C’est à peine quelques pas plus tard que tu tombes à genoux ; tes tripes te torturant, si bien que tu t’accroches à ton ventre comme si ta vie en dépendait.

L’impression d’être morte une seconde fois. Tu ne comprends pas comment l’objet de tes malheurs peut te torturer ainsi… mais le poids de tes actes est si lourd que t’en libérer en devient presque impossible.

Il te faut quelques minutes pour te calmer, pendant que tu te réfugies dans ton esprit ; ignorant tout autour de toi, même l’enfant de Poséidon. Lorsqu’enfin tu reprends ton souffle et que tu te rappelles de sa présence, ton premier réflexe et de t’éloigner d’elle :

─ Non ! Ne t’approche pas ! Laisse… laisse-moi quelques secondes.

Le temps de calmer tes nerfs, de reprendre un semblant de contenance. Tu te maudis de te montrer dans un état aussi déplorable face à elle.

─ Qu’est-ce que… qu’est-ce que tu fous là ? Qu’est-ce que tu veux ?

Si perturbée que même l’évidence est nébuleuse. Quelques toussotements plus tard et tu reprends :

─ Pardon. Je… je suis contente de te voir. Tu… tu m’as manqué.

Un regard sur elle, puis la statue de ta mère. Car tes derniers mots s’appliquent aussi bien aux deux.
 

Ça recommence comme avant. Pas tout à fait, comme avant. Les choses ont changé depuis ton enfance ; depuis la première vie que tu as prise. L’un t’a souillé de son sang et ses pulsions perverses, l’autre s’est fait engloutir par ses remords. Et c’est toi qui endosses ces responsabilités.

C’est toi qui portes le poids de leurs péchés ? Injuste n’est-ce pas ? L’héritage des morts appose des empreintes dichotomiques aux vivants ; des lésions d’amour ou de haine… parfois les deux en même temps.

Diane se voit confuse lorsque tu la rejettes ; rassurée que ça ne dure que l’espace d’un court instant. Dans son esprit, elle se voit remède à tes maux, naïve qu’elle est. Submergée par une situation qui la dépasse, qu’elle n’a jamais eue sous contrôle, quand bien même tu l’aurais laissée se bercer d’illusions.

À cet instant, tu te détestes, Malice.
D’une haine à faire pâlir les divinités rancunières.
Une haine déviante, indigne d’une enfant d’Aphrodite.
Mais après tout, tu es l’enfant terrible.

─ Mon message ? Qu-quel message ?

Tu fouilles dans tes poches à la recherche de ton téléphone ; l’épiderme pianotant sur l’écran à la recherche d’une réponse. Tu la trouves, et tu soupires longuement.

─ Je vois. Ce message.

Tu viens t’adosser au socle de la statue ; sourire d’embarras lorsqu’elle reprend tes mots. Diane ne comprend pas ; ton manque d’elle ne peut se comparer au sien.

Et maintenant quoi ? Qu’est-ce que tu comptes faire, mademoiselle de Landrey ? Comme j’aimerais être comme toi. Embaumer l’air de mon aura doucereuse. La mienne empeste la putréfaction. Mes démons ont tué mes anges ; mes vices ont soumis mes vertus. Ton sourire angélique n’y changera rien.

L’égoïsme de tes souffrances se brise en morceaux lorsqu’elle prononce ces mots : « Malice, ça ne va pas » ; c’est comme un coup à l’arrière du crâne qui remet tes idées en place. Diane ne peut rien faire pour toi… mais toi, que peux-tu faire pour elle ?

Tes ambres la fixent ; d’une approche sinueuse, tu t’enquiers de ses malheurs… espérant qu’elle te fasse oublier les tiens :

─ Dis-moi, Diane. Dis-moi tout, ma chérie.

Ma. Ma. Ma.
Elle ne sera jamais tienne.
Tout comme tu ne cesseras jamais de vouloir la posséder.