Tu as des idées plein la tête, Malice. Sans arriver à comprendre pourquoi « elle » envahit tant tes pensées, tu as cherché inlassablement les réponses aux questions qui te taraudent, essuyant un échec cuisant pour les trouver. Alors maintenant, que faire ?

Auparavant, lorsque les solutions aux problèmes venaient à manquer, tu tentais de faire appel à ta mère… mais c’était peine perdue. Car si sa compagnie tu cherchais, ses réponses, tu les ignorais, préférant animer un conflit qui n’a eu de cesse de s’amplifier au fil des ans. Ainsi entretenant ta réputation d’enfant terrible.

Jusqu’à ce que tu fasses sa rencontre : Dionne. Elle ne contribue pas seulement à acérer le tranchant de tes propres armes, elle t’a aussi et surtout aidé à les identifier. Tu es fille d’Aphrodite, certes, mais tu ignorais jusqu’alors ce que ça signifie. Un potentiel que tu refusais d’admettre ; encore moins d’assumer.

Dionne n’a pas fait que semer les graines, elle les a fait croître. Elle était la figure de proue d’un navire plongé en pleine tempête, guidant celui-ci vers des eaux plus douces. C’est à elle que tu dois le privilège d’avoir reconnu et cultivé ta féminité ; à elle que tu dois ce que tu es… et sans doute ce que tu deviendras.

Tu n’as pas seulement une dette envers, elle, tu es aussi admirative de tout ce qu’elle représente. Et pour toi, c’est certain, ces sentiments qui sont nés pour elle… sont réciproques. Et c’est pour les avouer que tu es là.

Tu as d’abord été déçue d’être éconduite la semaine dernière, mais celle que tu admires t’a aussi appris la patience… alors tu as attendu. Et tu l’attends encore, assise à l’extérieur du café. Reposant ta nuque contre la chaise, les yeux rivés vers le ciel, détaillant son bleu, cherchant les nuages qui se cachent.

Tu entends ton nom, sursautes, puis tournes la tête. Elle est là. Tu murmures :

— Enfin. Tu attends qu’elle s’installe face à toi pour lui rendre son charmant accueil, troquant le stoïque de ton faciès pour un sourire qui se veut mutin, mais pas trop : bonjour.

Elle te rappelle à la semaine dernière où tu n’as pas pu la voir et déjà les traits de ton visage s’ombragent ; tu n’aimes pas qu’elle remue le couteau dans la plaie, même si elle ne cherche pas à mal. Mais elle annonce que tu es à elle pour l’après-midi… maigre consolation, mais consolation quand même.

— Tu avais sans doute mieux à faire ; ou plus important, n’en parlons plus. Tu sais déjà que tu vas perdre un calme si ardemment gagné dans le cas où elle remet le sujet sur le tapis. J’ai déjà commandé de mon côté, je te laisse prendre ce que tu veux. Merci pour l’invitation.

Tes épaules se détendent enfin un peu ; tu montres un brin de cette patience qu’on tente de t’enseigner.

— Tu m’as manqué, Dionne.

Un petit indice de glissé, dans une subtilité proche du néant. Jeunesse n’est pas synonyme de sagesse. Alors tu tentes une pirouette :

— Avec qui d’autre je pourrais aller boire un café en terrasse et déguster une pâtisserie ? Une semaine sans tout ça, c’est déjà trop long.

Une semaine sans elle, c’est bien trop.
 

Tu n’as jamais vraiment su tempérer, Malice. Tu n’as jamais su trouver le juste milieu. Tout est toujours trop, ou pas assez. Tu détestes jusqu’à l’idée d’entendre chez l’autre le mot « suffisant ». Dionne essaye tant bien que mal de calmer tes ardeurs.


Sans surprise, elle rencontre un succès mitigé. Lorsque tu l’entends dire que tu ne « peux pas », tu as seulement envie de répondre : pourquoi pas ? Jusqu’à maintenant, tu as limité les expérimentations avec tes pouvoirs sur elle, la respectant, l’admirant bien trop pour la réduire au rang de cobaye.

Mais maintenant ? Maintenant tu as envie de voir jusqu’où tu peux aller, quelles sont tes limites. Dionne t’a appris bien des choses, mais manipuler les autres ? Tu le fais depuis l’enfance. Jusque là, tes méthodes étaient brouillonnes, inefficaces, brutes.

Mais grâce à elle, grâce à ton interlocutrice, ta patience sert ton vice, alors tu vas t’en servir.

— Je ne sais pas… je ne suis pas sûre. Peut-être que tu m’as tout simplement plus marqué que quiconque, c’est quelque chose que tu peux envisager, non ?

Tandis que vous attendez vos commandes, tu te penches un peu en avant, posant tes coudes sur la table, déposant ton menton sur tes phalanges ; lorgnant sur celle que tu désires sans une once de gêne ou de discrétion. Tu as encore beaucoup à apprendre malgré ce que tu en penses.

— Je te suis reconnaissante, pour tout ce que tu fais pour moi. Peut-être que c’est déplacé de vouloir en demander plus… mais sans toi je… un soupir, tu détournes le regard : je ne sais pas ce que je ferais.

C’est l’un des rares aveux de faiblesse que tu veux bien lui montrer. Tu lui fais suffisamment confiance pour te montrer vulnérable, comme tu ne l’as jamais été auparavant. Même Hazel n’a pas le droit à une telle sincérité de ta part.

Dionne est plus qu’un modèle, elle est ta muse.
Plus que ta muse, elle est ton obsession.
Et quelqu’un qui t’obsède t’appartient.
Non, tu ne veux personne d’autre.
Tu la veux, elle.
Et tu l’auras.

— Si mes frères et sœurs savaient que c’est à toi qu’ils doivent la prouesse de m’avoir assagie… ils iraient eux-mêmes te remercier pour nos échanges. Un sourire en coin, la pensée t’amuse. Je pense qu’ils iraient même te supplier de me garder sous ton aile.

Tu te fiches bien de leur avis, de ce qu’ils pensent de toi. Tu n’as jamais pris la peine de les écouter ; alors que tu bois les paroles de Dionne comme le nectar le plus sacré. C’est la raison pour laquelle tu la veux près de toi, tu la veux pour toi. Le dissimuler devient de plus en plus difficile.

— Moi aussi… je ne deviendrai qu’un souvenir pour toi ?

Cette idée t’obsède autant qu’elle te terrorise.
Rien que d’y penser, tes traits s’assombrissent et tu vois rouge.
 

Rien de tout cela ne te plaît, Malice. Tu n’aimes pas le recul qu’elle prend ; la distance qu’elle tente de t’imposer. Tu aimerais accaparer toute son attention, tu aimerais être le centre de son univers. Mais tu n’es qu’une planète qui gravite autour de ce soleil, comme toutes les autres.

Auparavant, lorsque la rage envahissait tes pensées, elle prenait aussi possession de toi. Très souvent, les enfants d’Aphrodite en faisaient les frais ; et de quelle manière ! Aujourd’hui, si tu peines à la dissimuler sur ton visage, tu es relativement calme. Le ton monte un peu, graduellement, mais tu n’exploses pas.

Du moins pas encore.
Car tu ne parles pas avec n’importe qui.
Elle, tu l’as dans la peau.

Et lorsqu’elle cache ses yeux derrière ses lunettes, tu as l’impression qu’elle se protège de toi, de ta monomanie, du désir d’elle que tu ne t’embarrasses même plus d’euphémiser.

— Je refuse… de n’être qu’un souvenir pour toi. Je ne veux pas être loin de toi.

Le ton monte, doucement, mais sûrement.

— Tu mens, Dionne. Tu finiras par m’oublier… tu me mens ouvertement et tu te caches derrière tes idées d’émancipation pour mieux m’éloigner.

Tu es proche, très proche d’érupter. Proche de déverser ton magma d’amour obsessionnel, de jalousie compulsive sur elle. Tu le sais, il finira par l’engloutir… et c’est ce que tu veux, Malice. Il est certain que si toi tu ne peux pas l’avoir, personne ne l’aura. Per-son-ne.

C’est toutefois le moment que choisit le serveur pour vous apporter votre commande. C’est une arrivée salvatrice pour Dionne comme pour toi… car elle te permet de respirer, d’adoucir tes ardeurs avant qu’elles ne te guident vers des mots que tu vas regretter. Mais en y repensant, c’est peut-être déjà trop tard.

Ta muse voit ce que tu es… ce que tu deviens.
Elle en est responsable, car elle s’est approchée bien trop près de toi.
Qu’elle l’ait fait consciemment ou pas, personne ne saurait le dire.

Mais elle n’a pas exorcisé le mal en toi, elle ne l’a pas fait disparaître ; il n’a fait que croître exponentiellement, suivant la même courbe que la tienne. Peut-être qu’elle ne l’a pas vu jusqu’à maintenant, peut-être qu’elle a fait semblant de l’ignorer. Mais celui-ci est installé, et ne s’en ira pas.

Il fut un temps où tes colères étaient brutales ; rythmées par les coups, les cris et les pleurs. Il fut un temps où tu ignorais comment canaliser ce feu, qui ravageait tout sur son passage. Avec le temps, tu apprendras à la nourrir suffisamment pour qu’il consume sans tout détruire autour de lui. Mais s’il y a bien une chose que Dionne n’a jamais réussi à faire, c’est l’éteindre.

Et pour la première fois de ta vie, ta rage se manifeste dans un calme aussi effarant qu’effrayant. Dans une tonalité suave et un langage faussement affable. Tu prends une gorgée de ton café au lait, dégustant un bout de ta part de fraisier, avant que l’ambre de tes yeux ne foudroie ta muse.

Le sourire est d’une douceur dénuée de son intention.

— C’est de ta faute, si je suis amoureuse de toi. Je ne veux pas être loin de toi. Je ne le veux pas. Et toi ? Tu veux être loin de moi ? C’est tout ce que je suis pour toi ? Un souvenir en devenir ?
 

Le ton se durcit, d’un côté comme de l’autre. Quand bien même tu tends à rester calme ; Dionne ne fait rien pour adoucir ton courroux. Chaque syllabe qu’elle prononce te fait l’effet d’un coup de poignard dans le cœur. Auparavant tu aurais refusé d’écouter ce qu’elle a à dire.

Mais les enseignements de Dionne ne peuvent pas tomber dans l’oubli, encore moins face à elle. Tu te refuses à l’idée qu’elle échappe à ton emprise… incapable de te rendre compte qu’elle ne l’a jamais été.

Tu ne veux pas accepter qu’elle t’échappe… pourtant tu es confuse. Tu ne comprends pas que tes sentiments ne soient pas réciproques ; et tu te mures dans un silence de mort. La position de ton interlocutrice est claire, tu ne peux rien y changer. Tu n’es pas assez forte, pas assez mûre.

Tes pouvoirs n’ont pas atteint leur plein potentiel. Tu veux gagner une guerre sans arme ni armée ; face à une ennemie qui t’a tout appris. Tu veux une victoire dans un combat déjà perdu avant d’avoir commencé.

Pourtant, ton sourire reste collé aux lèvres ; tu ne veux pas admettre ta défaite et surtout… tu ne veux pas lui laisser le loisir de croire qu’elle va s’en tirer à si bon compte. Tu refuses même jusqu’à l’idée de fuir son regard ; foudroyant l’objet de tes désirs, de cette amourette, de cette chimère.

Tu ne le sais pas encore, mais c’est à ce moment précis que tu t’es émancipé d’elle. À cet instant que tu as décidé d’assouvir tes ambitions… à n’importe quel prix. Cet échec te marquera pour le restant de ta vie. Et il est clair que si tu ne peux pas l’avoir, personne ne l’aura.

Tu finis par te lever ; n’ayant même plus envie d’entendre le son de sa voix. Tu sais qu’à cet instant, il vaut mieux que tu t’éloignes avant de faire quelque chose que tu regretteras plus tard. Tu termines ton café d’une traite, laissant le reste de ta pâtisserie crever sur la table.

Un pas pour se rapprocher d’elle, fixant ses yeux de tes iris ambrés. Fulminant de rage, sans élever la voix d’un iota :

— Tu as raison.

Une tendre main s’approche de son visage, tenir sa joue une ultime fois. Tu l’aimeras toujours, tu le sais. Elle ne t’appartiendra jamais… tu le sais. Tu veux lui faire du mal ; lui arracher le cœur pour le garder près de toi pour toujours. C’est ainsi que tu aimes ; féroce, abusive, pernicieuse.

— Prends-soin de toi.

Un sourire faussement doucereux ; un regard sombre, sinistre, sans aucune éclaircie. Ta vraie nature ressurgit, tu l’embrasses sans aucune honte. Tu lui es reconnaissante pour t’avoir fait comprendre que tu ne pourras jamais changer ce que tu es… et comment utiliser tes talents pour obtenir ce que tu veux. Encore inexpérimentée, tu as tenté de te faire les dents sur la mauvaise personne. Mais tes crocs s’aiguiseront ; un jour personne ne pourra plus échapper à ta morsure.

— Encore merci pour l’invitation. Merci pour tout.

Tu te retournes, un premier pas pour t’éloigner. Tu as oublié quelque chose. Ta tête pivote de quelques degrés pour chercher son regard une dernière fois.

— Quand on se reverra, les choses auront drastiquement changé. C’est une promesse que je te fais. Tu seras fière de moi.

Terrifiée, mais fière.
Tu fais ton premier pas pour t’émanciper d’elle.
Le premier pas vers des ambitions nouvelles.