sad pony guerilla girl
Iel s’amusait toujours au début—puis ça finissait par s’éreinter. Quand la soirée commençait, quand la nuit était jeune, les basses faisaient vibrer sa peau d’ambre et iel se sentait revivre. Iel était sobre, c’était plus intense ainsi : son regard ne se troublait jamais, alors iel pouvait voir les lumières du club se coucher sur les joues d’Owl comme un kaléidoscope, rose, vert, bleu, rouge, creusant les traits de son visage d’ombres mauves où dormait la beauté. Les spots électriques dessinaient autour de sa silhouette un cerne clair, comme un halo qui embrassait l’arête de son nez, la courbe de ses épaules, la ligne de sa nuque—Henriette voulait lui dire tu es belle, mon ange ; et iel lui dirait sûrement, à la fin de la nuit, quand iels sortiraient du club des acouphènes pleins les oreilles, iel lui dirait je ne pouvais pas détacher mes yeux de toi et ça serait vrai : Henriette ne mentait pas à Owl. Iel était extatique de sentir leurs peaux se coller, parfois, moites et salées ; c’était sublime.
Puis, soudain, ça devenait fade : iel en avait assez, il fallait chasser ailleurs l’euphorie des soirs de fête, ici ça sentait la sueur et l’alcool avait coulé sur le sol—la semelle de ses Docs collait au ciment couvert de vodka-redbull et ça lui filait la nausée. Iel étouffe, iel étouffe, dans la foule, iel a perdu Owl ; Henriette doit jouer des épaules pour retrouver son corps, le seul qu'iel veuille étreindre, attrape vivement son poignet fin, le serre si fort qu’iel sent les spasmes de ses tendons sous son pouce—tout va bien, iels sont vivant-e-s ! Henriette approche sa bouche de son oreille parce que la musique l’étourdit, iel se dit qu’Owl doit sentir son souffle chaud contre son cartilage, et la pulpe de ses lèvres touche une seconde le métal froid de ses piercings ; c’est comme un choc électrique.
Il est 03h33, viens mon cœur, on se casse. C’est un signe, c’est le moment de faire autre chose !
Iel n’attend pas sa réponse et l’entraîne déjà vers la porte, c’est mardi soir, c’est l’autoroute, s’iel s’arrête iel va mourir : c’est une chute, une fuite, dans un grand éclat de rire ; vite, Owl, plus vite !

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Iels s’échappent dans la nuit : c’est trop beau. Les phares des voitures tracent de longues lignes continues de lumière, portées par la vitesse, comme des gerçures dans le noir intense du ciel. Leurs rires crèvent la ville, éventrent le silence nourri seulement des vrombissements mécaniques des moteurs pour l’annihiler sans même y penser—le monde entier entendrait leur joie. Les lampadaires émettent une lumière orange comme un crépuscule qui vient mourir sur les lèvres pâles et rondes d’Owl pour en tracer le contour, comme une étreinte d’un fragment de jour, si loin après minuit. Elle est belle – sublime, même – sous les lueurs électriques des néons qui font pulser ses joues de rose ; c’est vivant et splendide, et Henriette les trouve fait-e-s du même limon, impur et malléable, dans lequel on veut laisser l’empreinte de ses doigts.
Quand Owl attrape sa main, l’étreinte est ferme et chaude, et Henriette la rend franchement de sa paume pétrie d’amour, un peu collante des verres qui s’y sont renversés au rythme de leur soirée intense. Iel est prêt-e à tenir ses cheveux si elle voulait vomir : iel lui montrerait que son amitié transcendait tout et serait, pour elle, organique, viscérale, palpable—il fallait tout partager, et surtout le corps et son dégoût, c’était là l’essence de sa dévotion. Mais ce n’est rien de tout cela ; c’est une déclaration enflammée des stigmates de cette nuit de pleine lune où iels s’aimaient dans les angles de la ville, leurs grandes ombres aux doigts enlacés faisant une fresque sur le béton rugueux. Henriette tire Owl par la main jusqu’à ce que leurs silhouettes n’en forment plus qu’une aux contours monstrueux : sa paume brûlante ne lui suffisait plus, iel voulait tout d’ellui, dépose sur sa joue un baiser ardent qui laisse sur sa peau la marque embrasée de sa bouche, qu’iel avait orné d’un rouge à lèvres mauve—ça fait comme une ecchymose toute amoureuse.
T’es un ange, Owl, je t’aime ! Je t’aime très fort. C’est toi la plus belle, dans le club, je pouvais voir que toi !
Iel ne ment pas—pas à Owl. Et ici même, debout sur le trottoir, le pouls battant encore au rythme de la musique à laquelle iels s’étaient arraché-e-s, Henriette ne voit qu’elle. Iel rompt leurs embrassades, prend du recul pour la voir toute entière, découpée sous la lumière d’un lampadaire qui trace au couteau les traits de son visage : iel regarde la courbe de ses épaules et l’angle de ses os, trace la ligne de son amitié qui embrasse tout son être, Owl toute entière, jusqu’à la pointe de ses cheveux décolorés et sous l’encre même de ses tatouages—soudain, iel pense à graver ainsi leur amour, dans le marbre de leur peau. Il fallait verser quelque part cette tendresse débordante : c’était dans les cellules mêmes qui faisaient leur personne que Henriette voulait l’écrire, comme un pacte jusqu’à la mort signé d’une ligne noire pour découper la peau.
C’est trop beau, ce que tu dis ; t’as raison, on doit faire un truc. Attends, je réfléchis—mais si, je sais ! tu veux un tatouage ? On devrait grave faire un tatouage.
Il ne lui faut rien de plus pour reprendre sa course effrénée dans les rues de la ville, ses chaussures claquent sur le goudron comme des coups de sommation, puis d’un coup, iel se voit en mirage dans une vitrine éteinte, s’écrie : Ah !! Attends attends, j’ai ruiné mon liner en fait, tu peux me le refaire ?
Iel veut être parfait-e pour cette nuit où iels traceraient leur promesse : iel fouille dans ses poches pour en sortir un liner, donne en offrande ses paupières closes—regarde, Owl, vois comme iel donne tout, même ses cils, ses yeux, son visage, son existence ! Ci-gît toute la beauté du monde.

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Les amours qui s’écrivent dans le soir ont en eux quelque chose de sacré, quelque chose de divin, et la rue déserte et grise est un Paradis terrestre peuplé d’elleux seul.e.s, derniers anges avant l’Apocalypse, à l’auréole amoureuse qu’iels finiront par s’arracher. Les affections de Henriette débordent et changent la couleur même de la nuit, ajoutent du pourpre au fond de l’air bleu et noir où les étoiles n’ont pas leur place. C’est une teinte qui définit les limites de leur adoration mutuelle, et la place sur le spectre infini de la lumière décomposée : Henri aime Owl comme Owl aime Henri, avec une réciprocité inquiétante et parallèle qui suffit à mettre au monde des promesses de perpétuité.
Au matin, iel aura gravé sur son coeur, sa paume, sa cuisse ou son ventre le nom d’Owl, et Owl aura inscrit le sien au panthéon de ses dévotions païennes ; c’est ainsi que l’on se dit qu’on s’aime.
Il y a, dans le geste banal d’un trait de liner, tout l’amour du monde, une mort et une renaissance qui s’écrit sur sa peau quand Owl y passe son pouce avec une tendresse qu’on réserve aux petites choses à protéger—le geste écrit, à l’envers des paupières de Henriette, l’empreinte rouge et blanche d’un battement de coeur. Toute la vie filtre par la ligne de ses cils pour rejoindre les mains d’Owl, qu’iel ne peut pas voir, mais qu’iel devine totalement, en contrejour sur la mandorle tracée par le lampadaire, comme une divinité archaïque dont les textes n’auraient pas gardé le nom. Dans le mélange de leurs peaux chaudes, et avant même la rencontre brûlantes de leurs lèvres maquillées, Henriette ressent cette anticipation du baiser et n’ouvre pas les yeux—iel accueille le contact, la démonstration apocryphe de leur Amour mutuel, et passe une main dans le dos d’Owl pour rejoindre le val tracé par sa colonne vertébrale : sa paume à plat froisse le tissu de ses vêtements et réduit la distance qui les sépare pour faire du baiser une étreinte. Elles garderont, dans la nuit, l’empreinte de l’autre contre leur peau, en deux silhouettes qui se dévorent. C’est un affrontement au nom de leurs identités floues et sans limites, aux contours découpés au couteau par les lumières de la ville qui ne s’éteignent jamais, pas même après minuit.
Henriette crée la fracture qui met fin à cet instant de transverbération, qui tenait des amours mythologiques des dieux ; iel trace une distance suffisante pour reprendre son souffle et regarder Owl dans les yeux—la soumettre à son propre reflet dans ses iris très noirs. Iel le fait sans malice, et ne sait pas l’horreur qui se dessine dans l’ombre convexe de ses yeux, comme dans un miroir de sorcière. Iel trouve, dans l’échange prolongé de leurs âmes par la ligne directrice de son regard, une beauté abstraite et simple dont iel se souviendrait encore, le matin venu. Le khôl dessine un cerne autour de l’éclat combattant de ses élans amoureux, et en emprisonne les débordements. Viens, on va chercher un salon de tatouage ! Je suis sûr.e qu’il y en a un d’ouvert, quelque part dans cette ville !
Il ne faut pas rester suspendu trop longtemps, aussi, la fuite reprend, alourdie de l’échange charnel et mystique qui créait déjà un noeud invisible entre leurs identités : Henriette prend la main d’Owl, la tire à ellui, et l’embrasse à nouveau.

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