Le bébé dort à poings fermés. Il t’aura fallu de longues minutes pour calmer ses pleurs, mais tu constates que tu t’y prends de mieux en mieux. Tu la contemples allongée dans son berceau ; parfois tu la regardes dormir pendant des heures. Elle vient de fêter son premier anniversaire.

Tu te dis que c’est le moment propice pour lui présenter son père. Il doit le savoir, tu lui dois au moins ça… même s’il ne désire pas s’en occuper, même s’il ne souhaite rester qu’un étranger dans sa vie. Tu lui dois la vérité.

Tu l’as contacté quelques jours plus tôt, lui « suggérant » de venir à ta rencontre dans ton petit appartement à Brooklyn. Cela fait plus d’un an que tu as été bannie de l’île et tu t’en portes à merveille. Tous autant qu’ils sont… ils peuvent tous crever. Les dieux, leurs enfants… tes adelphes.

Quoique… ils sont de la même famille que toi au final, tu devrais les aimer comme le font normalement frères et sœurs. Malheureusement, tu n’as jamais connu la normalité. Les derniers souvenirs de ta vie au Japon avec ta « vraie » famille sont tous aussi douloureux que le reste.

Tu es responsable de leur mort, ayant toi-même pris l’un vie d’un des tiens. Dans ce genre de circonstance, difficile de grandir comme les autres.

Mais tu ne regrettes rien.
Tu n’as pas le temps pour ça.
Ton univers gravite autour d’une seule étoile.

Et elle est là, elle dort paisiblement après s’être égosillée de sanglots plus tôt ; une pensée qui t’arrache un sourire. Cette quiétude prend fin au moment où l’on frappe à la porte. À cette heure tardive, ça ne peut être que lui.

Tu viens lui ouvrir, d’un geste prudent l’invitant à entrer.

─ Tu es venu.

Tu as du mal à y croire malgré toute la persuasion dont tu as fait preuve pour l’amener ici : Onyx.

─ Il… il y a quelqu’un que tu dois absolument rencontrer.

Tu ne comprends pas pourquoi tu hésites ni pourquoi chacun de tes gestes est maladroit et imprécis. Ce n’est pas comme si tu ressentais quoi que ce soit pour lui. Il t’a mise enceinte ; rien de plus, rien de moins.

─ Comment ça va ?

Incompréhensible. Cet intérêt que tu feins d’avoir. Tu te fiches bien de savoir comment il va. Malheureusement, il est impossible de rattraper les mots qui sont sortis de ta bouche. Une fois qu’ils se sont échappés, c’est trop tard.

─ Comment vont les connards de l’île ?

Espérant qu’il t’annonce qu’ils sont tous crevés ; ça, c’est une nouvelle qui te mettrait de bonne humeur.
 

Un simili d’échange de politesses plus tard et le peu de chaleur dans la pièce s’est envolé. Soufflé par un cœur de glace que personne n’a jamais su faire fondre. Jusqu’à son arrivée dans ta vie ; jusqu’à ce qu’elle chamboule tout du jour au lendemain.

D’une main ferme, tu attrapes la manche du Sparte pour l’attirer dans la pièce, déjà lasse de ses hésitations. La porte refermée d’un coup de télékinésie ; la clé se tourne d’elle-même dans la serrure ; de quoi rappeler au brun ces instants où tu aimais frimer sur le contrôle de ton don.

─ Tais-toi. Un soupir. Ou à défaut de la fermer, parle à voix basse. Nous ne sommes pas seuls.

Quelques pas dans le salon, tu traverses la pièce avec lui ; l’attirant avec toi. D’un geste d’une douceur inhabituelle, tu viens appuyer sur la poigné d’une chambre, incitant le Sparte à garder le silence d’un index épousant tes lippes.

Il y a ton lit, puis un berceau à son extrémité. Elle est là ; profondément endormie ─ du moins tu l’espères. L’atmosphère se réchauffe d’un coup ; tes doigts se mêlent aux siens dans un geste que tu n’expliques pas ─ que tu n’as même pas envie de comprendre.

Penchée sur son berceau, tu l’observes, un doux sourire aux lèvres. Elle est magnifique ; tu chuchotes à ton invité :

─ Je te présente Ai. Ai Kemonobami.

Il est légitime qu’il s’interroge ; tu réponds à ses questions sans qu’il n’ait besoin de les poser.

─ Si tu te demandes qui est sa mère… tu la regardes en ce moment même. D’une main effleurant le visage de cette merveilleuse créature, tu reprends : quant à son père et bien… tes yeux se rivent sur lui : suivez mon regard.

Une œillade qui perd de sa douceur à l’instant où tes iris quittent le visage de ton enfant. Oui, le tien. Rien qu’à toi. Il peut s’estimer heureux d’être dans la même pièce.

Tu lui dois au moins ça. Qu’il la rencontre, qu’il contemple son visage autant qu’il le peut. Elle est le fruit de votre terrible idylle ; la résultante de folles passions éphémères qui n’auront laissé en toi que de fades souvenirs et peut-être… peut-être des regrets ?

Car tu n’as jamais su l’aimer comme il t’a aimé ; tu n’as jamais su appréhender cette émotion comme les autres… car amour et haine sont identiques lorsqu’ils mènent aux mêmes excès et conséquences.

Tout a changé lorsque ce petit ange a fait irruption dans ta vie. Un miracle qui a renoué les liens qu’il te restait à ton humanité ; de la façon la plus inopinée possible. C’est que la vie peut parfois être cocasse.

Pourtant quand il s’élève lui-même en tant que père, c’est les sourcils froncés et le chuchotement véhément que tu réfutes son rôle :

— Ma fille. MA fille. Tu as baisé sa mère, ça ne fait pas de toi son père.

Plus qu’une question de sémantique ; Onyx a beau être son géniteur, tu ne le considères pas à un statut qu’il n’a pas mérité.

— Tu as beaucoup de chemin à faire pour qu’elle t’appelle « Papa » un jour.

Car il n’était pas là lorsque tu as été bannie de l’île. Il n’a pas pris de nouvelles… pas plus qu’il n’est sorti de ses murs pour venir te voir. Il aura fallu que tu l’attires.

— Laissons-la dormir.

Tu te saisis de la main du Sparte, l’entrainant avec toi en dehors de la chambre. Un coup de télékinésie pour fermer doucement la porte, puis pour attirer le babyphone dans ton autre main. Direction le salon.

— Il faut qu’on parle.

Cela va sans dire.

Un visage optimiste aux traits déconfits par tes propos. Onyx réalise que sa vision de la paternité n’a rien à voir avec celle que tu lui promets. Son faciès suit le même cheminement que son esprit ; il réalise que cet enfant n’est pas le sien tant que la mère ne veut pas le partager.

La porte se referme et avec elle, ses espoirs de revoir ce petit ange. Un trésor jalousement gardé par une féroce monstruosité… qui ne laissera personne s’en approcher à moins de le mériter.

Ses reproches sont légitimes ; mais tu n’y prêtes pas attention. L’air nocif, tu reviens à sa hauteur, te plantant devant lui.

— Change de ton, avant de le regretter.

Les bras croisés, le visage fermé, enfin tu daignes exprimer le fond de ta pensée :

— Que les choses soient claires : je ne foutrais plus jamais un pied sur l’île. Et si ça arrive… ce sera pour tout détruire sur mon chemin.

Le ton est donné.

— Tu as tes responsabilités en tant que Sparte, les miennes sont envers elle. Un signe de tête en direction de ta chambre. Elle est la seule bonne chose à retenir de notre… relation.

Un pincement au cœur ; léger, presque imperceptible. Mais il est là, le garant d’une vérité inavouable. Cette étrange idylle n’aura pas été désagréable…  bien que tu n’as jamais su comment l’appréhender.

— Les deux seuls pères que j’ai connus ne m’ont causé que du tort. Le premier a sauté ma mère alors qu’elle était mariée, l’autre m’a traitée comme une pestiférée, encourageant ses propres enfants à me traiter une comme une chienne galeuse.

D’où ta méfiance envers celui qui se prétend père sans avoir prouvé qu’il en a l’étoffe.

— Je vais te laisser une chance, Onyx. Une seule chance d’être le père qu’elle mérite. Je ne veux pas d’un petit-ami, certainement pas d’un mari. Mais notre enfant grandira avec un père dévoué à la rendre heureuse… ou bien je j’élèverai seule.

La main posée à côté de sa tête, le regard perçant ses iris, cherchant la moindre faille, la moindre hésitation.

— En clair, si tu lui brises le cœur, je te brise la nuque.

S’il lui fait du mal, il n’y aura aucun endroit sur cette terre où il pourra t’échapper. Ta dévotion envers l’enfant est à ton image : monstrueuse.