Pascal Petit était la personne la plus gentille et douce au monde dans les yeux de Salim et pourtant, il lui arrivait de le mépriser. Ce sentiment-là lui avait appris à quel point sa colère et sa haine pouvait être irrationnelles et n'étaient que le reflet d'un manquement de sa propre personne. En grandissant, ce sentiment fut plus fort et sa présence devint donc quasi-indispensable à sa vie. Il ignorait qu'il apprendrait à être quasi-humain près de ses frères et sœurs.
Mais cette humanité découverte forgea sans doute ironiquement d'autant plus son esprit égocentrique. Sa manie déplorable d'analyser tout devint alors épuisante car il doutait de tout, même de ses doutes. Pascal Petit était un moment de pause pour son esprit malade. Il n'avait alors plus honte de sa faiblesse ridicule à être porté naturellement à la mélancolie car il découvrait qu'il serait toujours amoureux de la vie même si elle était souvent un fardeau.

- Lequel d'entre nous va mourir en premier à ton avis ? Il voulait fumer. Fumer l'aider à se concentrer.

Salim était nu, couvert par une petite serviette et le regardait calmement en souriant. Ce n'était pas la première fois qu'il agissait ainsi car ses pensées étaient toutes fragmentées et susceptibles de se briser sous la pression. Ses questions jouaient alors un rôle important dans sa vie car elle lui permettait d'effacer certaines de ses peurs, de clarifier son esprit coincé dans la brume.

Mais Pascal était aussi ignorant. D'une ignorance robuste.
Salim était là, la peau sur les os, cerné par ses idées sangsues et tué par ses problèmes mentaux. Pascal niait son humanité quand bien même il en était le plus proche.
Alors, il rit pour deux. Il aimait passer du temps avec lui et il était sans doute celui qu'il voyait le plus parmi les enfants de Niké. Le refus de voir lui permettait d'ignorer sa propre peine, d'ignorer ses propres vices et failles. Près de Pascal, Salim était immortel.

- Tu me sacralises. Rire moqueur. Il tira sur son bras pour le forcer à maintenir ses oreilles et ses yeux sur lui. Et là, tu utilises ton ignorance comme un outil pour éviter ma question. Regarde-moi, Pascal. Regarde-moi et dis-moi encore une fois qui mourra en premier.

Il souriait comme un maniaque, conscient de ce qu'il avouait à demi-mot mais persuadé qu'il n'en comprendrait pas la signification. Salim pouvait être mauvais, jouer avec les mauvaises émotions pour satisfaire un besoin vague et temporaire.
Il regardait son corps fort, les couleurs de son visage et la jalousie mangea son esprit. Il était jaloux de sa santé, de sa vie simple et de l'image qu'il avait créée de lui.

- Allez, dis-moi. Qui est le plus chanceux ?

La réponse ne vint jamais. Salim, lui, resta immobile.
Sa cécité suivait une discipline stricte, mais Salim ne pouvait s'empêcher d'y voir un manque, une faille dans cet imaginaire. Il se demandait s'il lui était possible de l'atteindre et quel en serait le résultat.

- Tu joues toujours l'idiot, mais c'est toujours moi qui finis par l'être, hein ? Il rit. Il avait fait son choix.

Salim serait toujours un humain, même à moitié. Parfois, pourtant, même lui se perdait. Là, il oubliait qu'il n'était pas spécial et qu'il n'y avait que les gens comme Pascal qui le regardait différemment. Il lui rappelait à quel point il était fondamentalement faible. Il avait peut-être essayé de transcender son humanité et le voilà maintenant à en payer le prix.

- C'est pas grave, je te la laisse celle-là. Il lui tapa l'épaule gentiment. J'ai déjà ma réponse.

Le choix de Pascal était d'une violence qu'il l'émouvait. Lui, contrairement aux autres, n'était pas programmé pour admirer l'invincibilité ou la perfection. Il aimait simplement ce qu'il voyait. Et ce jour-là, il ferma les yeux face aux problèmes laids de son frère.
Voilà pourquoi Salim était malade et Pascal, heureux.

Il y avait une part époustouflante de simplicité dans ce qu'il disait. Et puis, de toute façon, Salim ne savait pas s'acharner. Il lui était facile de s'avouer vaincu ; l'esprit de Pascal avait religieusement condamné tout malheur. Rien de plus.

- Tu crois que je vais me flinguer ? Le ton de sa voix était plus ferme, mais il souriait toujours. T'es marrant, toi.

Salim avait pris du plaisir à grandir avec Pascal, alors il ne fut pas vraiment enragé par son frère. Il n'avait pas compris, ce n'était plus très grave ; c'était il y a longtemps. Quand il le regardait, il avait toujours l'impression d'être submergé par la nostalgie comme s'il verrait à jamais son treize ans, ce petit Pascal qui pouvait encore rire. Salim était loyal envers le passé - sa mémoire le consolait, lui donnait l'impression d'être en sécurité.

- T'énerves pas, Pascal. J'en parlerai plus. Il se leva pour quitter le bain. Il avait froid et avait envie de fumer. Promis.

C'était une chose absurde pour lui de ne trop savoir quoi répondre à une interrogation qu'il avait lui-même initié. Il était comme honteux de cette vérité. Et là, son visage s'était décomposé comme si sa colère l'avait rendu fébrile. Il se sentait acculé par l'empressement de son frère, mais il ne lui était pas impossible de le regarder.  

- Je suis un peu malade et parfois, ça me fatigue. Il haussa les épaules, il ne voulait plus vraiment parler. C'était absurde. J'essaie de te parler mais parfois, tu me mets en colère.

Salim était presque pathologiquement effrayé de sa colère et il s'assurait de choisir à plusieurs reprises des gens qui était absolument incapable de la déclencher. Il était parfois ennuyé de vivre dans sa tête, car certaines de ses équations lui étaient impossibles à résoudre. Il avait grandi en étant fatigué de son esprit qui était toujours six pas en avant. Sa colère traduisait toujours cette frustration et parfois même, Pascal ne rendait pas les choses assez simples pour lui. Ce jour-là, il ne se sentit pas tout à fait là, pas tout à fait gentil.

- Tu m'as inventé dans ta tête, tu ne me vois plus vraiment. Il attrapa sa nuque, le malmena un peu. Donc t'es incapable de capter que je suis complètement autodestructeur.

Souvent, Salim songeait au violence qu'il commettait envers les autres, envers lui-même. Il ignorait son ampleur, mais avait conscience de son existence. Elle était là, comme un couteau placé sous sa gorge dans l'attente d'un faux geste.
Peut-être avait-il oublié son existence ? L'oubli était pourtant une de ces choses qu'il n'avait jamais eu l'occasion d'expérimenter. Lui, se souvenait. Il se souvenait de dates, de morts, de noms, d'une terre.

- Qu'est-ce qui t'énerves autant ? Son regard était acerbe, dédaigneux. Ils allaient sûrement finir par se battre et c'était sans doute ce qu'il cherchait. Pourquoi j'aurai tort ?

Sa voix ne chantait pas ; elle était là, désincarnée. Il avait honte des regards sur eux, de la discussion qu'il avait initié et de sa position vulnérable. Là, nu, il se sentait perçu de tous sauf de son frère.
Alors, il essaya de fuir. Il essayait de se rhabiller, remettre un peu de dignité sur son dos. Il voulait retrouver la douleur de sa solitude, celle de se sentir invisible aux yeux des autres.