au fond, le tout de la foi c’est de lui donner des images, jolies, auxquelles accrocher les yeux voire même à tenir dans les mains. un peu comme les amoureux.ses. depuis la nuit des temps les amoureux.ses s’offrent des images d’elleux : des portraits minuscules au cœur d’un médaillon, des clichés argentiques au creux d’un porte-feuille… des images sans visage, aussi, des images au sein d’une chose par exemple : une soierie imprégnée du parfum de l’icône, à porter en écharpe sinon nouée aux cheveux ; un foulard fait l’affaire.

— je lui avais offert pour nos deux ans. elle est partie sans.
— oui, ça fait l’affaire... avec ça je peux voir.

son client de quinze heures lui tend le carré satin. Tau s’en empare, ramène à lui, ses paumes quasiment rejointes enserrant le tissus brodé. il est assis à genoux, face à l’homme assis pareil, la table basse entre eux deux bordée d’un tas de coussins ; avec ses meubles au ras du sol, ses tentures ses tapisseries, la pièce à vivre de chez lui semblait une fumerie d’opium plutôt qu’un salon décent. il y brûlait doucement du papier d’Arménie. l’air sentait le benjoin, la vanille calcinée.

Tau s'aveugle, inspire, vacille un peu.
il est une image de pietà qui a des images sous les cils, le nez qui saigne avec ça, je la vois, oui. elle est belle. la détentrice du foulard, elle a quitté son client de quinze heures ce mois-ci. il la voit, seule ailleurs, triturant le textile on dirait que ça la travaille, elle pense à toi, souvent, n’est pas mentir puisqu’il voit, je crois que ça la rend triste.

— elle va revenir alors ? bientôt ?
— ... pas bientôt, non.

son regard est très clos, encore, et ses traits ne se froissent pas malgré le rouge aggravé. l’ichor lui coule à la bouche, tombe une goutte au menton. elle pleure quelque part et elle dit ton prénom. mais pas pour t’appeler. elle dit pas, reviens-moi, parce que ça la rend trop triste. il s’est bu lui-même en parlant, se goûte une saveur de fer désagréable au palais - rouvre son œil, papillonne - il passe le dos de ses doigts sous ses narines toutes poisseuses, il faut pas que tu lui rendes, son foulard, pas maintenant ni bientôt. après un moment, peut-être- met son client en colère ;
le jeune homme délivre Tau du foulard, lui arrache presque d’un geste vif avant de se relever. je peux prier si tu veux. mais ce n’est pas ça que l’homme veut, ce n’est pas en ça qu’il a foi - lui voulait des images de son amour en retour - seulement, Tau ne sait que dire vrai.

son client de quinze heures s’en va furieux sur-le-champ, fulminant des jurons. laisse l’entrée entrouverte tant il est sorti pressé. dans la cage d’escalier, tu le croiseras sûrement qui fustige à chaque marche :

— quelle arnaque, mais quelle arnaque…

c’est un amoureux transi dont on a chiffonné l’ego alors,
à toi qui vas d’où lui vient il lance méchant au passage :

— vous montez le voir vous aussi ? le type du quatrième
c’est rien qu’un charlatan ! gaspillez pas vos drachmes !

sur ce poursuit la descente et puis s’éclipse enfin ;
l’accès claqué tellement fort,
tout l’immeuble en tressaille.

et ça ne fait rien les rires, ils te sont un prélude, te jouent un peu la fanfare précédant la venue - tu sais, souvent la venue des princes - alors tu seras Pascal, non plus valet des narquois mais roi du brouillamini, le sultan de son trouble : tu lui viens et tu vois :
la toute fin de ton règne n’est jamais arrivée.

à peine t’a-t-il ouvert qu’il vacille devant toi, Tau, pas d’effroi mais d’un flou toujours indéfinissable. tu lui viens et tu vois tu n’es même pas alarmant, intimidant en rien - quand même en-dessous tes yeux les siens s’éparpillent déjà, on dirait - on dirait qu’il se cherche de quoi te répondre enfin, comme s’il se tenait les mots dans ses bras jusqu’à lors et qu’en tournant la poignée il les avait fait tomber, tous. ses mots comme des billes alors, tout petits et tout ronds, ont roulé sous les meubles. malgré qu’il scrute à vos pieds il n’en retrouve pas un seul.

silence

de six secondes - ressenties cent - dedans lesquelles il se noie. ça ne se discerne pas vraiment, se devine aux manies, les doigts grippés à la porte dont les phalanges ont blanchi ; après ça ils relâchent, s’entortillent aux cheveux lui coulant au poitrail.
tu le dépouilles de ses termes tant tu es imprécis, impossible à saisir depuis les âges ingrats - à la suite tu comprends tu ne fais pas bien sens - tu es au bon endroit, il croit, sans te regarder droit mais c’est moi le voyant, oui… et toi, tu viens voir pour de vrai ? il n’ose pas demander, craint retrouver ta fuite en redoutes ridicules ; et encore, le plus pathétique étant qu’il ignore comment appeler ça, ce que tu faisais à l’époque c’est-à-dire t’éluder sans cesse. et quand même il t’accueille, si tu veux, tu demeures un temps en suspens lorsqu’il s’écarte du passage ... rentre mais surtout si tu veux.

ça devrait lui faire drôle de t’avoir là chez soi. drôle, ou dérangeant sinon, léger désagréable - comme on tressaille au toucher d’une plaie très ancienne, cicatrisée mais les nerfs mal soignés se souviennent - ce n’est pas tant qu’il oublie, tu sais, mais plutôt qu’il déforme. en souvenir il te voit debout à côté des autres - tous ces autres moqueurs - et quand même tu diffères avec ton nez relevé, tes airs toisant l’ailleurs : lui ne t’y revoit pas en témoin des satires, pas même en complice taiseux mais plutôt en rêveur, distrait par quelque chose, peut-être. peut-être un nuage qui passait si ce n’est un ramage d’oiseau. quelque chose de joli ; plus que lui qu’on raillait.

il aurait pu entendre alors que tu lui dises non, merci, pas maintenant les invites. ou bien que tu dises oui et rentres donc et puis qu’une fois dedans tu t’éclipses sous prétexte - quel prétexte aujourd’hui ? un camarade au loin, un rendez-vous bientôt, peu importe ; tu t’en trouvais toujours. note qu’il aurait pu entendre, tout simplement, et non pas te comprendre. te comprendre, toi, ça n’arrive jamais.

encore maintenant il t’admire en alien - en même temps son semblable - inexplicable ce regard qu’il t’accorde, moins en biais qu’à quiconque. un sans peur quasi-droit. c’est sombre. il te dit, parce que tu as dit morbide et qu’il croit te saisir à sa manière étrange. mais parce qu’il fait gris aujourd’hui, ça lui tamise son séjour - ça fait que tu dis morbide, il suppose - refuse de laisser tomber malgré que tu lui ordonnes, quand il fait beau la lumière passe mieux, par là, par la fenêtre étirée trônant au bout du salon, désignée timidement : lorsque le soleil y frappe, ça éclaire tout, avec ses carreaux teintés, ça fait turquoise… attends. tu n’attends pas, toi, tu lui as dit laisse tomber il y a des lustres et depuis tu divagues ; lui dérive et dès lors on dirait qu’il t’ignore. tandis que tu parles et parles sans arrêt, Tau s’affaire en silence à rallumer des lampes. elles sont petites, à droite à gauche, éclaboussent les recoins de lueurs orangées, chétives mais chaudes. on dirait qu’il t’ignore sauf que, tout accroupi devant l’une des loupiottes - celle-ci placée ras-du-sol - il te répond finalement comme s’il écoutait tout ; même les battements de cœur ; ça va, sans retourner la question - rarissime qu’il y pense - en tout cas, je vois vraiment, oui. des trucs si tu veux appeler ça comme ça. il ne se redresse pas, puisqu’il venait d’étoiler le coin salon minuscule il s’y assoit en tailleur - au devant la table trop basse entourée de coussins - te scrutant d’où il est ; il t'écoutait tu vois, auquel cas il ne te demanderait pas si franchement tout à coup : tu crois pas aux prophètes ? on aurait presque dit.

si tu ne parles pas des maux, lui n’en aura jamais, jamais assez de mots pour en mettre là-dessus. il n’y presse pas les doigts, n’y pose pas même les yeux, comme s’il ne sentait plus l’hématome au nom de Pascal - cette espèce d’ecchymose mal bleuie à son cœur et cognée si discrète qu’il se croit l’accident, un pinçon de nulle part - peut-être est-il tombé, un beau jour et c’est tout. c’est cela qu’ils disaient tes amis bouleversants, lorsqu’ils le bafouaient et qu’un grand voyait faire - juste après, toujours un peu trop tard - il est tombé peut-être bien c’est pour ça qu’il dit rien ! qu’il reste là, au coin par terre, même si c’est sale à défendre qu’on l’enlève du sol ; si l’on pouffait autour c’était seulement gentil, attendri par la scène surtout pas son méchant, parce qu’il est amusant, Tau, quand il joue les farouches. pouvait-on vérifier en-dessous ses vêtements : il avait la peau blanche puisqu’on ne le frappait pas ; pas une fois de la grêle aussi grosse qu’un poing. ne pleuvaient que les voix, et de l’eau ça sèche vite. les pleurs passées cinq minutes, on n’en trouve que le sel. et encore.

on lui demanderait qu’il peinerait à décrire - comment goûte son chagrin - sachant qu’à ses deux joues l’amer reste un mystère. à sept ans, il avait vaguement siroté une gorgée de café - sans sucre, pour voir - le marc l’écœura tant qu’il recracha de suite. depuis, il ne sait plus. faudrait-il sans doute que tu lui soulèves tout son cœur, que tu te comportes à vomir non pas en douce mais franchement ; et qui sait. il pourrait s’en souvenir.

pour l’heure tu ne le choques pas, malgré tout ton mal-être, malgré toi maladroit ; à la limite tu l’étonnes mais alors légèrement, avec ta drôle d’idée - des prophètes aux greniers - non ? ils sont partout, comme tout le monde… il ponctue ton blasphème d’un haussement d’épaules. les prophètes, tu sauras, ils ressemblent à des hommes.

et tu reposes la question - l’ignorée soi-disant mais si - j’ai dit ça va. il t’imagine si peu l’écouter à moitié qu’il cogite, une seconde, à propos du refrain. finit par faire l’écho, au cas où tu l’attends, toi aussi ? et sinon, pourquoi tu t’assois pas ?

il t’observe, et puis cesse - toise plutôt tout ce qui n’est pas toi par ici, c’est-à-dire, tout ce qui lui est proche et facile à saisir - le verni de la table s’écaillant à ses coins, la couture de sa manche s’effilant aux ourlets. tout ce qu’il peut triturer, il tripote. inspire et c’est mieux, si tu t’assois - pendant que j’essaye de voir - il réalise, enfin : tu lui dois quelque chose ... tu m’as pas dit, pourquoi tu ne t’assois pas, Pascal, dis-moi ? avec Tau les midis, aux tablées de cantine… est-ce qu’il t’ennuie tellement ? t’inflige si fort la honte ? à tel point qu’ici même tu refuses la place ; rappelle-toi de lui dire combien sa vue t’embarrasse ! et si tu n’oses pas, dis-lui alors, pourquoi t’es là ? pour qu’il voie mais quoi donc.

c’est presqu’un peu cruel, que tu possèdes un cœur
et qu’il soit au courant.

il en avait vu la couleur, un jour.
ça n’avait pas duré longtemps - rien que cent battements de cils - mais le décor était joli, et les bruits tout feutrés. il pleuvait du soleil sans brûler sous les arbres et ton regard brillait sans éblouir non plus. de quoi vous parliez - de quoi tu parlais toi, surtout - il s’en souvient vague, se rappelle avant tout t’avoir écouté sage, tes mots jamais brutaux, ta compagnie paisible comme celle des vivants qu’il aime bien c’est-à-dire les chats et les chiens, aussi les drôles d’oiseaux ; t’avait-il souri timidement ? il lui semble que oui, et regretté léger un fois toi reparti.
tu n’avais pas mandé pour t’asseoir ce jour-là - c’est pour ça ;
tu l’as laissé perplexe à ne pas te permettre.

il lui faut dix secondes pétrifiées et pensives pour s’enlever le poids menaçant de peser - très discret, comme un point de côté à hauteur du plexus - l’impression sibylline ressentie en avance, antérieure à l’annonce de ta malédiction. il se la pense pressentiment, de l’empathie voyante ; ne s’en inquiète pas, pourquoi faire ? avec toi rien à craindre ; tu as fait quoi ? pour être puni. il n’ose pas prononcer le nom de ton tyran - redoute les cieux impies encore pire que les pieux - suppose une injustice, enfin, je peux regarder, oui… mais je dois toucher quelque chose - un objet, un habit - te toucher toi, ça, ça ne marche pas - si ce n’est pour les prières ou le bon œil de Dieu - il se tait le sermon, et ses iris esquissent une petite révérence lorsqu’il lui faut mentir - à toi comme à lui-même il assure que ça marche, moins bien.

puisque tes paumes sont à portée il approche les siennes, quand même, pose quasi leurs extrêmes sur tes lignes de vie, ton blouson, tu le portais ? quand ça t’est arrivé… sinon un bracelet, une montre - tout ce qui te frôlait au moment anathème - ça marche, pareil. au pire des cas ta manche triturée un instant, tu sais, il verra les images incrustées dans les mailles ;
en effleure la couture, et

tu ne la tritures pas, ta manche, c’est quelqu’un qui la tire ; non pas Athéna mais une silhouette moins acrée, plus terrienne et garçonne - un de tes camarades - il t’entraîne à l’Atè, t’y mène comme on fait les enfants à un zoo ; les pas et les risées claquent dessus les pavés - ça marche et ça ricane - en chemin vers chez lui, tes amis et puis toi ; tu ne ris pas c’est vrai comme tu lui avais dit, seulement, tu parais t’amuser au diapason des autres ; vous venez vous moquer de l’oracle et sa foi de la même manière qu’on raille les bêtes de foire ; vous venez le voir, lui ? Tau - il est au quatrième te précise un complice - et dès lors où tu ressortiras d’ici tu leur raconteras ce qu’il t’aura confié ? ses simili-présages, des conneries il parait ;

il le lâche si soudain qu’il manque de vaciller - ton blouson, porté en arrivant, rapportant les visions - et ses yeux lui piquent, et l’atmosphère l’étouffe, et des termes aiguisés lui coupent tous les souffles tant ils bloquent à sa gorge depuis qu’il avait vu : qu’il t’avait vu le cœur d’une couleur différente, d’un rouge un brin vilain ; il inspire, expire, et va pleurer peut-être. il ne parlera pas. à toi, il n’y parvient plus.

ça ne va pas, non.

ça n’allait déjà pas dès lors toi par ici mais il a mis la crainte sur le compte du soi ; de sa faute à lui-même, la redoute illogique. elle s'est concrétisée au contact du tissus, et il croit la sentir lui coller à ses doigts : la sensation textile, quasi-papier de verre ;
frissonne - froissé - alors qu’il ignore tout des concepts en action : l’amour-propre et l’ego, les vanités mondaines ; aux yeux probes de Tau ne ressemblent à rien. c’est sûrement le plus triste. le fait est qu’il ressent mais ne s’explique pas, se devine des vagues qui montent, et montent, et montent, lui parviennent aux paupières en des perles salines qui goûtent un peu la mer lorsqu’elles roulent à sa bouche.

silence.

il ne te regarde plus. fixe un point nulle part, au-dessus la tablée si ce n’est très lointain : quasiment à le Cap tant il y pense fort, tout de suite, tant il voudrait y être comme toujours aux chagrins ; il veut, il veut revoir Maza, ravoir ses bras autour, comme elle faisait chaque fois qu’il débordait dedans : elle jouait les étaux compresseurs de soucis de la même façon qu’on fabrique les diamants : lui comprimait le corps jusqu’à polariser ; sa peine cristallisait, ainsi, et il cessait les pleurs ;

seulement il n’y a que toi, ici, et tu ne l’étreins pas. tu l’oppresses, juste ça, juste en dévisageant avec un air inquiet, pourquoi t’es là ? pour de vrai, dis, pourquoi tu mens, dis-lui - c’est pourtant mal agir que d’induire en erreur - ne veux-tu pas bien faire ? avec Tau pour une fois ; mais non, ça ne va pas encore et encore tu mens, Pascal, t’es un menteur - va-t’en - il repousse tes mains qu’elles ne touchent plus la table, les bougies tressaillant sur le bois secoué, menteur- et les bluettes tremblent lorsqu’il t’écarte toi du plat de ses deux paumes contre ton poitrail - le sien gonfle et désenfle à un rythme effréné, son souffle hors de contrôle - après t’avoir brusqué Tau ne fait que siffler menteur ! menteur ! menteur ! de pire en pire ; en pire.

du moment que tu restes, il n’arrêtera pas.

c’est un problème de corps, alors ? ses yeux trop voyants et les tiens pas assez, ta voix trop portante et la sienne, pas assez ; c’est cela ? dans ce cas devrait-on s’écrier eurêka, ou mieux encore : enfin, hallelujah !

à présent qu’il te voit tes contours effacés, vaporeux au possible tant tu es sous les eaux ; tout est tellement clair ! c’en est presqu’éprouvant. te regarder fait mal. ça lui fait mal d’avoir ta confusion en face, de se sentir muet dans un monde loquace, aux railleries éloquentes, ce monde un peu sans-cœur de garçons insouciants qui n’ont jamais conscience de l’ampleur des mots ; sais-tu même leur pouvoir ? de magie blanche ou noire ;
Tau, lui, l’a appris malgré soi. il se sait les carences énormes en répartie - elles l’étranglent tout de suite - voudrait-il te lancer des répliques inconnues, aux termes tous abscons. tu me peines, me brusques, me blesses énormément ; seulement tu n’avais rien déclaré de triste, ni bousculé son corps ou balafré sa peau, tu le submerges juste en étant devant lui et comment t’expliquer qu’en existant tu heurtes ? sans un éclat de rire aux coins aigus coupants, quand même, tu mens-

il se dresse à genoux, penche au-dessus la table - vient t’accuser plus près comme si le ton pouvait te repousser mieux s’il portait à ton crâne - tu riais avec eux ! avec eux tu- tu ris, tout le temps- s’ils ricanent toi aussi, par pure procuration, tu veux pas que je voie, pour toi, tu- lui arraches des verbes qu’il ne soupçonnait pas, de ces missives laides énuclées des entrailles, à vomir tu mérites ! tu mérites d’être maudit-
bien fait ! bien fait pour toi ! enfin.

Tau s’exprime méchant pour la première fois ; hallelujah.