L’ordinaire vie confortait les pensées et les corps, endormi sous l’idée que rien ne pouvait nous atteindre si on se comportait droitement.
Dormir, manger, aimer, prier, rêver, croire, cela s’entraîne sans y réfléchir car de ces deuils minuscules de la pensée, on y gagnait la paix de l’âme.

Miel n’y pensait plus, passait son corps et son esprit dans l’automatisme des machines d'Héphaïstos. Un cœur brisé fendillait les joues d’un rire car cela était bien moindre comparé aux horreurs du monde.


Un cœur brisé se réparait avec le temps et la douce certitude accélérait la guérison, la certitude que Winnie l’aimait toujours, mais de cet amour sans nuance ni subtilité des frères envers leurs sœurs. Derrière ses livres aimés, elle s'écria sans bruit de son indignation.

Elle voudrait fuir les hauts murs de l’île, faire tremper son ventre duveteux dans l’eau salée et tromper les peines en jouant au milieu des vagues. Se faire dévorer pour devenir une énième mariée des flots lui paraissait presque désirable désormais.
L’heure sonnait, délivrance de son esprit.


Affaires rangés dans ce sac d’enfance, trop petit d’un coup, trop grand par la même mesure.


Mal à l’aise dans cette robe, le soleil dans le creux de ses boucles quand elle le vit. Benedict dans l’orée de la nuit, les yeux voilés de ce qu’elle pensait comprendre. Bouche sèche et pensées abstraites, Mielikki avait entendu la sérénade de ses horreurs. Les bruits couraient vite et ses larmes se mouvaient avec plus de célérité.


Elle le regardait et voulut lui sourire, sans y parvenir. Coincé dans sa gorge, la détresse de sa peine la rendait muette.


-Benedict…


Elle avançait d”un pas, tendait les mains pour toucher les siennes avant de se raviser.

-Ne te fâche pas de ces choses-là, je m’en occuperai avec mes responsables. Ce n’est pas important.

Ce qui était important était diffus, caché aux yeux des traîtres. Et à sa question, sans un trouble de sa voix, elle dit.


-Bien sûr. Je t’en prie, que veux-tu faire ? Si ma compagnie peut t’aider, je serai prête à rester toute la soirée. Veux-tu aller chez moi ? Je dois avoir des restes de Baklava


Le deuil lourd, le deuil teinté.


 

De ses lèvres creusées par tant de promesses, Mielikki lui souriait, un espoir qu’un jour quelqu’un réclamera l’innocence. Mais pour Benedict, pour ses yeux tremblants, pour cette peine assourdissante dont elle ressentait les échos dans sa chair fragile, elle voudrait lui offrir un autre morceau d’elle.


Qu’il la dévore, qu’il la déguste, qu’il s’apaise de ses bras blancs pour qu’il devienne l’enfant des lunes tombées qu’il devait être.

Alors même si la peur de ce qu’elle comprenait que trop bien lui tordait les tripes, même si la liberté de ce monde n’était pas faite pour les femmes comme elle, elle s’approchait de lui. Lui tendait le cou ou la main ou le cœur s'il pouvait y trouver refuge et chaleur. Rougissante par les heures orangées du jour, elle acquiescait à sa demande, un repas n’était rien d’audacieux, elle couperai le pain et il la regarderai. Peut-être parlerait il ? Et elle l’écoutera de ses mains pliées sous son menton, lui demanderai de continuer à agir comme ce qui pouvait le soulager, suppliante madone d’achever la peine d’être empathique.


-D’accord. Allons manger dehors si tu le désires.


Son innocence comme rappel de son individualité, ceci n’était guère rendez-vous. Il avait perdu sa femme et elle avait gagné une autre âme assis à son foyer. Elle lui tendait la main désormais, l’apaisait pendant qu’elle avançait dans ses pas. Deux ombres entremêlées loin des dernières heures d’Hemera.

-Tu auras toujours une place à mon foyer, Benedict, aussi longtemps que je respire.

Et c’était sincère, de ses tempes déjà ridées d’avoir trop aimé, lui, peut être pas encore. Il restait la méfiance originelle des femmes envers les hommes mais elle souhaitait retrouver en lui, cette joie des premiers moments passés ensemble.

-Je m’inquiétais de ne plus te voir, je suis désolée, j’ai fouillé un peu autour de toi. C’est pas très sage de ma part, pardonne moi. Choisis le restaurant qui te fait plaisir, je mangerai tout avec toi.

Et ses yeux, miroir liquide du ciel par dessus eux, se fixaient dans les siens. Il lui demandait de lui parler plus qu’il ne le faisait.

 

Bloquée dans sa tête, coincée dans son esprit, obsession aux bords flous aux goûts de cendre dans sa gorge naïve.


Il lançait ses mots trop précis, se fichait en l’âme tendre de Mielikki et il ne restait qu’à l’écouter lui et ses gestes tendres. Bousculée, elle riait légèrement

parce que cela signifiait qu’il était plus que cet amas d’émotions assombries.

Cet amas de mots entendus, cet amas de terreur et de rumeurs, une vaste étendue de souillures et de noirceurs que Mielikki avait parcouru de ses yeux clairs. Elle voudrait se fendre d’un autre rire assez fort pour que l’obscurité se meurre mais aucun son n’était assez fort.


Il ne restait que ces choses difficiles à dire, ces histoires dont elle se devait d’être la gardienne.

-Mh… C’est pas vraiment à moi de te le dire Benedict. J’aime pas ces choses là, je ne sais pas ce qui est vrai ou faux et j’ai peur de croire trop de voix face à une unique. Si c’est vrai, si ce que j’ai entendu est juste…cela ne change pas que tu es un être humain et que de ce fait, tu mérites de l’attention et de l’affection, tu souffres et je le sens. Je suis désolée…

Pour la mort, pour l’erreur des liens, pour la douleur, pour tout ce qui s’amassait sous son regard d’étranger. Elle ne jugeait pas, un flottement de temps parmi les rêves d’antan, elle l’écoutait.
Perchée dans son haut règne de douceur, elle voudrait embrasser ses plaies et lui promettre que les gens vont et viennent, reviennent toujours là où le foyer se trouve.


Un feu chaleureux accueillera toujours les coeurs languissants mais il le savait, elle en était sûre.


Car elle était désormais son feu. Pour le temps où ses plaies purulentes l’empêchent de dormir, elle sera là.


Devant ce restaurant, elle sourit un peu. Un endroit où elle allait parfois quand elle avait faim ou quand elle avait envie d’être une inconnue parmi les visages de noblesse divine. Rassurée par la familiarité des odeurs et des sons, de ces rires trop forts et de cette serveuse aux mains agiles postée derrière le comptoir.


La familiarité était son royaume.

Elle tremblait toujours de ces mots d’un amour trop violent, mal controlé et abusé par la mort, Benedict lui paraissait presque creux de cette étrange intensité. Aimer ? Etait ce ça qu’elle ressentait logé en lui ? Cette accumulation de voeux et de tensions logés dans ses mains et ses yeux? Ses souvenirs d’un hymen sincère qu’elle percevait bien malgré elle ?


La confirmation des rumeurs en ses doigts serrés, qu’elle ignorait les yeux orientés vers lui.

Ils rentrent et on les assoit, elle le regarde.
Mains brûlantes, paumes trempées.

Aucun geste vers le menu, elle le connait par coeur.
L’instinct hurlait de dire qu’il était assez de ces non-dits, la survie chuchotait à ses oreilles.

Mais l’esprit était creux.

-Chaque lien est différent, ce que tu as éprouvé pour elle ne sera jamais le même de ce que tu éprouveras pour un ou une autre. Si tu forces tes sentiments dans ce sens là…tu seras encore plus déçu. Mais ce lien… il t’est important. Il te définit, de tes souvenirs de famille, je ne vois qu’elle.

Regard désolé, mine triste, elle s’excusait d’être qu’elle, une fouine malgré elle, peu habituée à lire ces choses là.


-Les étoiles tu dis ? Tu as eu une vision de moi ?


Et elle disait ça en riant, les yeux animés par l’étrange idée que son existence attire les astres.

-Je ne mens jamais pour moi-même Benedict, je veux que tu saches que tu as toujours mon oreille et mon épaule pour tes peines, j’ai vu tant de tes périodes de joie que je pourrai te guider. Te rappeler ou t’aider à oublier, je veux juste ce que tu estimes le meilleur.


Car Mielikki désirait qu’un monde heureux.


 

Dans la tendresse de ces murs familiers comme un écho maintes fois répétés de ces discussions chuchotées, Mielikki regardait Bénédict. Elle pouvait presque tracer les ombres de son être dans les plis de sa mémoire, pouvait presque entendre les murmures tant contés à son sujet et elle pliait les tissus.

Acceptait que la vérité n’était jamais réellement dit et que ce qu’elle percevait prévalait dans l’orgueil de vouloir aimer à tout prix, à s’en brûler les mains, les imperfections connues de l’humanité ne pouvait l’empêcher de savourer le caractère singulier de chaque représentant de cette race.

Alors elle souriait, nouait autour de ses épaules ce tissus fluide de la tristesse et de la noirceur de Bénédict, elle souffrait et souffrirait d’être ainsi. Mais tant qu’on la regardait avec autant de compassion et autant de paix, elle pardonnerai à l’humanité toute entière d’être qu’elle.

Alors Mielikki le laissait parler, rougissait sous les intonations d’intention, comprenait qu’elle servait à pallier mais ne lui en tenait guère colère. Derrière les ombres de ce restaurant encore vide, elle lui souriait délicatement, un coquelicot bientôt éclos avait la même teinte que ses joues.

Leurs doigts entrelaçaient n’aidaient pas son trouble comme si le silence ne suffisait pas à l’achever, elle le regardait, regardait leurs doigts, rougissait comme si elle pouvait s’effacer. Être aimée était précieux et si cruel, elle ne l’avait jamais été mais maintenant dans les yeux fauves et translucides de Benedict, elle se sentait

Aimée.

Et l’horreur d’être aimée quand elle devait parler de la mort ne souffrait d’aucune ironie.

-C’est joliment dit, comme si les étoiles pouvaient luire pour nous mais j’y crois si tu y crois. Laisse moi en faire autant que possible pour toi, d’accord ? Je connais mes limites.

Elle serrait sa main, pour sentir ses os vibrer, pour sentir son sang couler, pour sentir toute la vie en lui.

Puis la banalité froide revenait.
Le plat.
Elle regardait la carte, elle la connaissait déjà par coeur.


-Je ne mange pas de porc, excuse moi… mais prends les, tu me diras si tu les as aimés. Je vais prendre du saumon noirci et du riz, ça m’ira tout à fait. Le cuisinier est un frère, on y mange bien.


Reposait sa main dans ses cheveux, se penchait vers lui, les oreilles prêtes à ses voeux. Et elle les entendait tous à la volée, ces désirs, ces peines, cette volonté d’avancer, cet amour, ce besoin d’être tenu, d’avoir un sens peu importe lequel. Alors les yeux deviennent humides parce que l’espoir est beau, l’espoir brûle.


-D’accord Benedict, je te crois. Tu es le seul maître de tes émotions et si tu regardes le futur ainsi, je te crois. Le deuil arrivera par vagues, je l’ai déjà vu chez d’autres. On pense tenir bon et on ne tient plus bon, on s’effondre et on recommence mais les vivants ont besoin de toi, nous avons besoin de toi. Tant que tu restes debout, j’y crois toujours. Mais excuse-moi de mon indiscrétion mais que viens faire la chance dans tout cela ?


Les yeux plissés se veulent discrets, ils sont fuyeurs.

-Aimer de nouveau… je ne te souhaite que cela et si tu pouvais être heureux, je serai fière de toi. Je suis déjà fière de toi, pour être venue me voir. Merci.


Parce qu’elle était pleine de gratitude toujours d’être honorée de l’affection d’autrui. N’osait pas parler de ces sentiments, de cette étrange sensation.