L’été en ville était horrible. L’été, depuis longtemps, n’avait plus le goût de l’insouciance qui l’accompagnait toujours quand elle était plus jeune : Don ne connaît plus l’été tranquille, où on se laisse mourir de chaud le jour en attendant la brise qui viendrait des plaines plus tard le soir, pour s’échouer dans la forêt où il y avait toujours de l’ombre.
C’était l’été moite et dégueulasse de la grande ville, celui qui transpirait la pollution et collait à la peau des travailleuses qui se levaient à l’aube pour courir les usines avant d’être écrasées par le soleil de midi—Don était de cette espèce-là. Elle était arrivée de Detroit la semaine passée, et dormait sur le canapé d’une autre butch qui lui avait offert de la loger pendant un temps : elle était déjà étranglée par l’absence d’intimité, rentrait le soir pour découvrir ses affaires échouées sur le sol du salon, débordant de sa valise comme une plante qui déploie ses racines. Elle voulait une chambre, un lit, une paix tranquille où elle pourrait s’aimer, aimer des filles, et vivre cette indolence d’une jeunesse qu’elle ne voulait plus dédier à la fuite.

Don avait trouvé l’annonce d’appartement dans une petite revue faite pour les filles comme elle, elle l’avait découpée pour appeler depuis une cabine téléphonique—celle qui avait répondu avait une voix très belle, solaire et claire. Don lui avait imaginé plusieurs visages, déjà, alors que ses boots battaient le pavé de Brooklyn d’un rythme pressé et mécanique, parce qu’elle n’avait pas de quoi prendre le taxi et qu’il faisait trop chaud dans le métro, une moiteur d’enfer qui prenait à la gorge. Elle s’était dit qu’elle n’avait pas le franc-parler des butches old-school qu’elle avait connu jusqu’alors, lui imaginait des cheveux longs qui prenaient la courbe de ses épaules, peut-être, dans ses rêveries incertaines.
Elle avait frappé à la porte sans prendre le temps de regarder l’immeuble, ou le couloir, ou rien, même, dans le stress de cette première rencontre avec la fille solaire qui lui avait répondu. À travers la porte, elle entendait des éclats de voix, ne reconnaissait pas la fille du téléphone mais ce n’était pas grave—elle entendait grésiller un vinyle des Velvet Underground qui couvrait ce qu’elles disaient. Quand la porte s’ouvre à la volée, que Don la surplombe de sa grande carrure, elle sait que c'est elle. Elle n’a pas ces cheveux longs qui prennent la forme des épaules, et Don lui offre ce sourire placide, ce sourire bonne-pâte qu’elle donne aux fems en même temps qu’elle donne son cœur. Oh, bonjour, ah ! merci, oui, c’était moi.

Elle ne veut pas paraître hésitante comme ça, fébrile comme ça, elle est bien droite et elle sourit et elle ne dévisage pas cette jolie fille qui joue au charme : c’était un jeu perdu d’avance. Une goutte de sueur roule le long de sa nuque rougie par le soleil, et coule le long de son dos musclé par l’effort. Elle pénètre ainsi l’intimité impersonnelle de l’appartement, explore tout de ses yeux bleus sans oser s’aventurer trop loin—son regard s’échoue sur la porte close et elle prétend alors s’intéresser à autre chose, pour ne pas avoir l’air intrusive ou étrange. D’accord, j’espère que je ne vous dérange pas.
Elle voit au loin la chambre vide, celle qui sera sa chambre pour les années à venir, et s’imagine bien là, même s’il fait chaud et que l’air filtre à peine à travers les rideaux, oui, on se verrait bien vivre là. Elle ose enfin poser les yeux sur Dionne, découvrir ses joues rondes et roses, ses yeux limpides et insolents, c’est un coup au cœur, le premier d’une longue série. Oui, ça m’arrangerait beaucoup, d’emménager tout de suite. Je vis chez une amie, là, mais c’est pas très agréable. J’ai pas beaucoup d’affaires à déménager, j’ai une valise.

Don ose lui sourire pour de vrai, sort les mains de ses poches pour révéler ses doigts pleins de bagues. Par contre, en ce moment, j’ai un job à l’usine automobile, je me lève tôt, ça te dérangera pas ? C’est bientôt fini, je crois, on sera pas renouvelées, moi et les autres butches. Enfin, elle ose lui tendre une main—c’est maladroit, elle sait qu’on ne serre pas la main aux fems, mais il y a dans l’élan ingénu une sincérité qui appelle à la tendresse : je m’appelle Don, je crois que je ne te l’avais pas dit. Don Palmer.

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Non, non, ça me dérange pas du tout. Elle ploiera sans plainte face aux lois de ce monde, celui de Dionne, qui deviendra le sien mais où elle se trouvait pour le moment rapportée par la force des choses. Don trouvait déjà dans l’appartement un sentiment de familiarité profonde, c’était quelque chose dans l’air chaud qui gardait la trace de son parfum sucré, ou dans la manière dont la lumière filtrait par les rideaux tirés—elle était entrée et s’était trouvée chez elle, déjà, comme un retour à la maison.
La poigne de Dionne était plus ferme qu’attendu autour des bagues en argent, qui s’enfonçaient dans sa peau molle déjà couverte de tatouages. Soudain, elle avait eu honte de ses mains rêches, de son doigt sectionné, de ses paumes de travailleuse qui rencontraient sa main à elle et décrivait déjà tout de sa vie et de sa personne : Don avait offert sans retenue ces grandes mains qui apportent la mort, et voilà que déjà, elles partagaient sans que Dionne ne le sache un lien immuable dont elles ne se déferaient pas.
Quand leurs visages se rapprochent et qu’elles se regardent dans les yeux, se scrutent, s’inspectent, se jaugent comme des animaux d’une même espèce, Don croit voir la superposition de toutes ces vies qu’elles ont vécu ensemble, celles à venir et celles qui ne viendront jamais ; l’écho d’une promesse gravée dans la chair, et qui leur revient de leur futur commun écrit hors d’un temps linéaire.
C’est drôle, parce que moi aussi j’ai cette impression.

Elle n’ose d’abord pas s’assoir sur le canapé, reste debout dans la pièce et regarde autour d’elle sans bouger de son point fixe, grande et droite comme une statue qu’il faut contourner pour en voir tous les aspects. Elle rejoint finalement Dionne, convaincue par sa nonchalance, faignant une aisance et une langueur égale à la sienne quand sa nuque était encore d’un rose qui trahissait sa gêne. Dionne était plus âgée, solaire, et Don n’avait que dix-neuf ans, le dos déjà raidi par des tourments mythologiques dont elle ne se délestera jamais.
C’est gentil, je connais pas encore grand monde à New York ; je vis pas là depuis longtemps, avant j’étais à Detroit. Elle hausse les épaules comme pour dire que ce n’est pas une histoire à raconter. Je viens d’arriver.
Ses mains sont posées sur ses cuisses, elle dessine une image sage d’elle-même malgré l’écrasement de l’été ; ses muscles sont raidis parce qu’elle ne sait pas encore sa place dans cette sphère intime qui plus tard serait la sienne—elle est à la frontière, se souviendra, plus tard, de ce jour où elle a rencontré celle qui sera le référentiel du reste de sa vie.
C’est un peu loin, c’est pas grave, je ferai l’aller-retour. Ça me dit bien, de rester, oui.

Bientôt, il y aurait un peu d’elle dans la décoration sommaire de l’appartement, bientôt, elle ramènerait des fleurs sur le chemin du retour et les offrirait à Dionne en rentrant à la maison—bientôt, aussi, elles quitteront cet appartement pour une vie sur une île pas encore née, et regarderont avec tendresse les pièces vidées des souvenirs d’une vie commune. Ce n’était pas encore écrit. En attendant, quand Dionne énonce enfin à voix haute ce dénominateur commun de leurs vies qui les avait menées jusqu’ici, Don ose s’adosser dans le canapé, ne se confine plus à l’espace de son propre corps, accepte de laisser son empreinte dans les coussins : sa fuite était finie.
Ça a l’air cool, j’aimerais bien vivre ici. Ça fait longtemps que tu vis à New York, toi ?
Et peut-être lui parlerait-elle du Tennessee et de sa terre qui vient s’échouer au pied des forêts, peut-être qu’elle lui parlerait de la cime des pins qui crève le ciel, et de la sève qui en colle les aiguilles aux chaussures des enfants—peut-être qu’elle lui parlerait de son enfance, oui, du silence, de la violence et de la mort.
Tout cela viendra plus tard, quand l’été sera fini.

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Je vais fumer aussi. Elle fouille dans ses poches pour en sortir un paquet un peu écrasé, d’où elle exhume une cigarette et un briquet. Elle fait jaillir une flamme avant de tendre le bras vers Dionne pour allumer sa cigarette, porte la sienne à sa bouche, l’allume, et garde un instant un silence qui appelle aux confessions légères qu’on se livre entre inconnues qui viennent d’une même matrice : celle du divin. Don n’a que faire de l’odeur de fumée et tabac froid, et de la sécurité qu’elle sous-entend ; elle n’a vécu sa vie que dans la fuite sans en connaître les véritables horreurs. Elle avait craint les hommes et leurs justices, n’était pas armée encore pour affronter les monstres nés des erreurs de leurs parents.
Elle se détend quand Dionne livre le panorama expéditif de sa propre vie qui, en peu de mots, ressemble à la sienne—c’est simple de se livrer quand on se sait déjà si similaire, par une résonance archaïque entre deux âmes amenées à vivre ensemble. Sans le savoir, elle découvrait le petit fragment de vie que Dionne avait mené sans elle, et Don lui conterait aussi cette part infime de son existence, minuscule face à l’étendue de leur avenir à deux. Elle ne regarde pas Dionne, fixe le vinyle qui tourne dans sa spirale interminable, soulagée que la voix qui s’en élève grésillante soit là pour combler les lacunes de sa jeune arrogance.
Je sais pas encore, j’avoue. En fait, moi, je viens du Tennessee à la base—d’une ville de merde, vraiment, dans les Appalaches. J’étais à Detroit mais j’ai pas vécu là-bas très longtemps, j’allais juste dans les villes où il y avait du travail.
Quand elle reporte sur elle ses yeux très clairs, c’est pour dire sans détour la médiocrité de son ascendance—dire droit dans les yeux voici ce que je suis pour mieux éluder l’imperceptible mensonge de ce qui les lie vraiment. Dans l’air chaud de ce petit appartement, elle retrace la carte de sa douleur, en place les points dans la géographie de sa vie encore courte comme si elle pouvait donner, par la ligne sinueuse des routes suivies ou par l’impression vague des paysages vus, un aperçu de sa personne. Il y a de la franchise dans ce qu’elle renvoie.
Mais j’en ai eu marre. Ça me saoule, l’usine, et il paraît qu’il y a autre chose à New York pour les – elle s’interrompt un instant, verbalise enfin elle aussi l’évidence, lesbiennes. J’aimerais bien trouver un job dans un bar ou dans un club, avec les gens comme nous, quoi. Moi, j’ai pas fini le lycée, j’ai juste fini le collège, donc c’est dur de trouver autre chose.
Elle ne pouvait dire le monde est sans complaisance pour les meurtriers, parce que c’est là que couchait la vérité : dans la terre, près de son père qui n’était pas son père, le point de départ de sa réalité nouvelle.

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Elles abandonneront plus tard la moiteur de Brooklyn pour une île où le front de mer porte avec lui le vent marin—il ne fera plus jamais, dans leur avenir, une chaleur aussi étouffante, et Don gardera de cet été-là une impression ondulante et floue tenant presque du mirage. En cet instant, pourtant, elle était encore jeune, et ne pouvait lire dans les échanges de regards, de gestes, de cigarettes la prémonition de leur chute qui ne manquerait pas de venir. Assise sur le canapé, elle fumait distraitement, prise par les détails de l’appartement parce qu’elle n’osait pas vraiment regarder Dionne. Les coins de la pièce portaient la preuve des vies multiples menées ici qui, avec le temps, avaient éreinté doucement le parquet et les murs, comme le ressac érode les rochers. Le vieillissement chaleureux de l’appartement en arrondissait les angles pour leur donner la forme du quotidien : quand elles partiront, elles aussi, immanquablement, les coins auront pris l’empreinte de leurs habitudes.
Elle écoute Dionne dont la voix couvre le vinyle des mirages d’une vie rêvée, bientôt la sienne, loin de la fuite perpétuelle, de l’austérité de l’industrie et de la cime des pins qui découpe le ciel—ici, tous les arbres sont bien rangés, en ligne le long de la route, plus petits que les immeubles, et cette nature contrôlée par l’asphalte apportait à Don le confort de se savoir loin de la terre qui l’avait vue naître. L’an était à la réinvention complète de sa personne, dont elle délaisserait les mains marquées d’acier et de feu, le corps meurtri, les souvenirs lourds, pour ne garder que l’éclat tendre et solaire de celle qu’elle deviendrait ; candide encore face aux promesses de son avenir. Je suis contente d’être arrivée ici. Je sais pas si c’est le destin, mais c’est ce dont j’avais besoin.
Prise au jeu mutin des compliments de Dionne, Don élève dans l’air moite ses deux mains alourdies d’argent et de laiton pour les regarder, avant de les lui tendre, déroulant sous ses yeux l’étendue de sa collection précieuse et anodine. Elle lève ses yeux vers elle et voit, pour la première fois, son visage d’aussi près—elle ne prend qu’une seconde pour en délier les traits fins et beaux qu’elle ne verra jamais changer, constante juvénile et familière de son existence complète. Don baisse les yeux sur ses mains offertes et prétendra que ses joues s’empourprent par l’action de l’été, sans gêne aucune.
Je pense que celle-là t’iras, regarde. Tu peux l’avoir, je te l’offre ! Elle retire de son auriculaire gauche une bague qu’elle estime assez petite pour elle, et la passe au doigt de Dionne sans s'appesantir sur le poids du symbole : il était vrai qu’elles passeraient leurs vies ensemble, au moins celle de Don, jusqu’au soir où elles seraient finalement cueillies pour des crimes aussi vieux que la terre. L’échange était peut-être imbu d’une magie qui ne suffirait pas à les absoudre, mais en ce jour d’été 1969, Don n’avait au cœur que la joie ardente de se trouver enfin chez elle.

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