il avait ployé sous Son œil, s’était prosterné presque - comme le font certaines fois les vierges affligées, mater dolorosa - puisqu’aujourd’hui encore l’on réclamait l’augure. toujours on lui mandait, et toujours il s’efforçait de se faire petit, pratiquement rampant, la posture de mendiant car c’était bien cela qu’il était : un mendiant, nécessiteux des auspices découlant du ciel. rabaissé de la sorte il priait un moment, les mains jointes, le front contre celles-ci et les paupières closes. il soufflait des suppliques même - toutes aux Très-Haut - et c’était peut-être ça, la bêtise de Tau : c’était sa volonté de louer un dieu, son Dieu “D” majuscule, et ce malgré qu’il servait des dieux pluriels.
peut-être que de ce fait, ni Lui ni les Moires ne le trouvaient capable, suffisamment méritoire du moindre présage. peut-être qu’ainsi Tau se sabotait tout seul, avec son zèle fébrile et sa peur des foudres, sa foi rendue malade à l’idée qu’on ne l’aime pas alors même qu’il s’épuise en croyant éperdu.

encore aujourd’hui il en ressort aveugle, et quand il se relève il voudrait fondre en larmes. autour de lui déjà les divinités partent, lui montrent toutes leur dos ; souvent à cet instant Tau songe à s’y lancer, en agriffant leurs flancs de ses dix doigts malingres ; il songe à faire ceci et puis à s’excuser, les joues pluvieuses, la voix trempée, qu’on lui pardonne ses yeux très inefficaces et qu’on fasse la promesse de lui rester gentil. il y songe et c’est tout. à la suite il s’éclipse sans agir, jamais.

dehors il a le cœur obstiné misérable, comme celui d’un oiseau - un triste d’inséparable, tu sais, ces perroquets d’Afrique que la solitude tue - et comme celui d’un oiseau son cœur soubresaute, soudain, lorsqu’il ressent ta main. dès lors une centaine d’ailes s’agitent sous ses côtes, en battements affolés, et son regard est transi fuyard du tien ;
oh, ne te vexe pas ! tu jures, tu ne te vexes pas ? c’est ta main, et tes phrases, c’est toi Cecil Warren fils d’un dieu terrifiant mais ta main et tes phrases sont tant à l’opposé que Tau réalise mal. c’est toi, et c’est une première que de te concevoir - en toucher à l’épaule, en parole apaisante - par conséquent il faut cinq secondes à Tau pour ne serait-ce qu’oser troubler l’atmosphère. tu te remets en marche qu’il hoche à peine la tête - t’acquiesce en retard et donc inutilement - à son tour, il s’anime. auprès de toi, ses pas sont sobres. quasiment inaudibles. après une vingtaine d’entre eux finit-il par ouvrir la bouche - tu ne t’imagines pas à quel prix il triomphe, l’étendue du labeur pour enfin bredouiller - ... tu le penses ? ah mais qui sait si tu n’attends pas qu’il vouvoie ? pas lui, et il grimace. marque une pause au cas où. au suivant il reprend plus bas qu’auparavant, quand tu dis, je ferai mieux... tu penses ce que tu dis ? ou c’est pour être poli… tu dis la prochaine fois mais chaque fois qu’il essaye, tu l’as vu, je vois rien. une poignée d’enjambées il hésite à se taire, sinon te réclamer la promesse d’abord - celle de rester gentil - s’il t’avoue, les prophètes, quand ils voient mal ou, quand ils voient rien et qu’ils mentent, si l’on en croit la Bible, on leur jette des pierres jusqu’à ce qu’ils en meurent. il rehausse son air, non pas pour t’observer - le courage lui manque à ce point, tu comprends - mais pour zieuter la rue et t’annoncer à temps, là, il faut tourner. à droite bientôt, et ensuite - tu verras.

même l’oracle banal du chemin vers chez lui
il craint de le gâcher ; sous ton œil comme le Sien.

il fait bel inconscient de ce dont il nourrit, de ce qu’il peut y avoir de mangeable en lui étant donné son allure toute incomestible - parce qu’elle frêle et pâle, clairement carencée, à tel point qu’on lui croirait la peau translucide selon comment le soleil tombait au-dessus - et quand même il te comble. sans même s’en rendre compte. sa gaucherie pleine d’humeurs mal apprivoisées - similaire à la réserve des bêtes sauvages - elle te flatte tandis qu’il l’appréhende fort ;
jusqu’à ce que tu rassures et certifies à Tau
que ni toi ni un autre ne la maltraitera.

c’est vrai ? on dirait que c’est vrai quand tu parles comme cela, avec des locutions dépouillées d’hypothèse - quand tu ne dis jamais je suppose ou présume mais toujours je sais, et mieux, je sais toujours - aussi quand tu le guides conjointement d’un geste. quand tu fais ça confiant et tout à l’unisson, Tau se ressent sous le joug d’une grande personne, un adulte savant, si ce n’est un dresseur puisque tu le déclares suffisamment fiable pour gager ses prouesses. tu le paries de taille à t’offrir des miracles comme on enjoint les fauves à franchir un cerceau, et lui comme les fauves se conforte à l’idée - qu’il y parviendra, peut-être, qu’il te fera plaisir - peut-être de cette façon qu’il méritera tes soins, un os à grignoter, une caresse sur la tête.

après un temps pensif, il souffle enfin ... d’accord. pour la mansuétude, l’interdiction de mentir et le don de vue - à toi d’abord - d’accord.

en attendant qu’ils servent ses yeux restent à terre, encore - tant qu’ils ne voyaient rien Tau les préférait là - et parce qu’il se les voulait importants pour toi, visionnaires à ton nom, il se risque à t’appeler Cecil en murmure, t’aimerais, quoi ? grâce à ces yeux, double grisaille, une prophétie ? particulière… ? il te pose la question comme on demande enfant : tu aimerais du bleu ? du rouge ou bien du vert ? ton crayon favori dans la boîte, c’est lequel ? si tu me dis, peut-être, j’arriverai à la voir…
tout du moins il saura comment farder les cieux - même
si tu veux du noir ! il n'y a qu'à le dire, il croquera la nuit.

le pire étant tu vois qu’il ne la verrouille pas, sa porte - parce qu’ici les masures sont blanches comme à le Cap, qu’entre elles toutes les rues baignent dans une clarté propre et qu’au loin les prières résonnant en les temples lui rappellent la rumeur des dimanches matins - s’il hésite au-devant c’est quasi-pieusement, donc, comme s’il nichait au creux d’une petite cathédrale, un lieu saint public mais peut-être d’un culte où tu n’as pas envie d’allouer des crédos.
et puis, tu veux en fait, et même tu préfères les chuchoter chez Tau plutôt qu’à ce plein air agnostique et sans-gêne ;
alors, il t’ouvre.

il t’ouvre et au-delà c’est le palais modeste dont il est le fantôme - et pas le prince - au cœur duquel il ne sait jamais où se mettre si ce n’est dans un angle étriqué, un peu mort. il ne s’y avance pas maintenant qu’il t’y sonde, t’accordant son premier regard droit - léger rond, car tu le désarçonnes à délaisser une arme, à céder l’oblation comme à l’église, presque - à souhaiter un déclin par la même occasion, la ruine d’une chose et lui reste mutique.
à cet instant, Cecil, tu parais messianique. tu parles de ton père et ça ressemble au Père, sacré des évangiles, qui promet à son fils la fin de Babylone. tu parles et il lui semble que tu pries le salut, le propice à l’essor, malgré tes mots affreux qui évoquent le sang, les flammes et la cendre. tu parles du printemps, pas vrai ? pas de l’Apocalypse ;

quand Tau marche au salon, il ignore trop comment - réalise en retard que tu l’y as guidé, que tu le frôles encore - confus, il se dérobe. à quelle chute… tu penses ? immobile où il est, il tourne le dos au jour - dégoulinant doré via les fenêtres en arc - se tient sous tes yeux comme une ombre chinoise. l’aurore t’éclabousse, toi. à quoi tu rêves, toi ? éclairé si solaire tu brasilles grand brûlé, scintilles des traits pareils à ceux cramés d’Icare. tout à coup, il s’inquiète - sans s’expliquer du tout ni pourquoi, ni pour qui - pour toi ? et lui dedans tes songes, c’est étrange tu sais, ces temps-ci je rêve plus. je m’endors et c’est vide, sans personne nulle part. le monde s’en est allé dans ta tête, peut-être. peut-être que lui-même se trouvait en la tienne. décris-moi comment c’est... l’utopie de Cecil, c’est joli tu dirais ? quand bien même le sang, les flammes et la cendre ; pour Tau, c’était abstrait.

il y a, dans le fond de sa pupille, le même éclat naissant avec une lenteur folle qu’à la surface de l’eau quand le jour se lève, tu sais, très tôt après la nuit tandis que tout est noir encore et prometteur en rien. son œil est l’océan lorsqu’il est cette heure-ci, obscur et sans une vague, et ton œil c’est l’astre bleu comme il l’est à l’aube, dessinant l’horizon à mesure qu’il monte, et donc, plus ton œil s’obstine à surplomber son œil plus l’aurore s’y montre et scintille en-dedans.
c’est une aurore illustre au suivant un carnage, tu dis. tu vois. tu vois et lui s’essaye à voir comme tu dis l’ocre d’un beau matin qui l’éclabousserait, tout ce champ de bataille, en coulant par-dessus les sangs versés partout. il frémit forcément parce que l’image est crue, fabulée dans sa tête, avec son rouge abreuvant la terre à tel point qu’elle est trop hydratée, qu’elle n’a plus assez soif pour boire le flot des veines. tu dis l’y voir debout au sein de cette scène, bien en vie, puisque tant que tu l’es toi tu faucheras les monstres ; et c’est moche il lui semble - que d’égorger des gens - quand même tu dis que tes mains rendront ça joli, toujours. la mort donnée par toi, jamais laide, promis.

il ignore s’il voit clair, comme il faut - comme tes yeux - les siens tombent d’ailleurs à vos pieds ensuite. surtout il ne sait pas s’il veut rêver ce rêve ... on dirait un cauchemar.

ah, mais pas toi tu comprends ? tu n’es pas cauchemardesque, Cecil - tu te mens divinement - et Tau n’est pas de ces gens qui te pensent atroce. il n’est pas tout le monde. ou plutôt, il redoute inconscient de te sembler ainsi - comme tout le monde - en somme d’être personne. je- te juge pas. je juge pas. ce talent-là lui manque. j’ai juste-... et si je te vois mourir ? toi tu iras te battre ? même si je te dis, avant, tu t’en vas pour mourir - tu iras ? suivre la voie de la guerre dont tu vantes le faste, dont tu lui fais briller les charmes en poème ; c’est qu’en-dessous ton sacré tu restes un humain, il croit, à la peau perforable et au cœur éphémère. et les autres - tes soldats - si je te vois la gloire, à toi, mais pas à eux… si je rêve- de cent cadavres - mais pas du tien - c’est un cauchemar… non ? Tau trouve que l’on dirait. il n’ose plus un regard.

comment ça tu t’en irais tout droit au péril ? s’il te présageait l’heure et l’endroit de ta perte, tu choisirais quand même d’y courir, Cecil ? il ne te comprend pas, et soudain tu lui tords quelques nœuds à son ventre inquiétés de te voir un mourant volontaire. toi qui meurs volontiers. tu dis faire une confiance aveugle à la tuerie - la tienne par-dessus toutes celles des autres - et Tau ne sait plus trop s’il veut prédire pour toi.

dès lors ses yeux s’évadent comme des rats au navire : ils se trainent par terre et puis rampent aux ombres, ici, ces angles du salon où le soleil s'absente. ils ratent ainsi l’instant où tu montres ton dos, où tes mains sont armées, où tu pourrais facile menacer sur-le-champ Tau de t’offrir autant de cauchemars que tu veux ; tu pourrais, là tout de suite, lui coller cette lame contre sa carotide et crier réveille-toi ! il est temps d’être utile ! tu pourrais faire cela et tu devrais peut-être car peut-être cela lui rouvrirait son œil - son troisième de voyant - en plus d’écarquiller ses deux pupilles stériles.

tu ne le fais pas. pourquoi ?

pourquoi donc, à la place, tu reposes le canif et lui fabriques plutôt de faux-airs doucets, satinés de clémence ? il mérite, tu penses ? le traitement gentil. jamais le tyrannique. ah tu penses si bien, Cecil ! et tellement bienvenue, ta patience et son chaud d’étoile monstrueuse, ton allure de géante rouge qui mange des rêves, même les mauvais tu… tu les mangerais crus. tu ne dois pas mourir - surtout pas volontaire, volontiers - tu lui tires des efforts, les incommensurables, pour ne serait-ce qu’enfin te dévisager, là, quand il demande tout bas tu as besoin de moi ? pour éviter les balles, et tendre à des victoires où tu restes debout, vivant, tu voudrais que je voie, pour toi, qu’il te prévoie les sentes à emprunter sans risque, te prévienne où tes pieds déclencheront les mines, que je te protège, tu veux ? avec ses prières mais pas que ! avec ses pupilles de prophète et le verbe protéger paraît si médiocre en sa bouche, ridicule, seulement je peux. tenter, il peut. si c’est ça que tu veux ? il faut vouloir clairement, Cecil, tu sais ; ici l’on ne connaît que les supplications en termes simplissimes, comme celles soufflées au Ciel.