Quelques jours plus tôt.
New-York ─ Hell’s Kitchen.

J’avais toujours cette conception étrange de l’entrée dans une église ; comme s’il fallait absolument donner dans le solennel. Il y avait constamment ce petit rituel : franchir silencieusement les portes, baigner ses doigts dans le bénitier puis répéter le signe de croix plusieurs fois.

Plus une habitude qu’une norme résultant de mes croyances ; je ne faisais que répéter les gestes qu’on m’avait appris. Mike O’Dea était un bon croyant et un fervent pratiquant ─ à défaut d’être un père modèle.

À cette heure-ci, l’endroit était désert. Le moindre de mes pas résonnait en écho sur le sol ; à mon grand désarroi ─ moi qui voulut me faire toute petite. Mon entrée ne lui échappa pas, sans surprise. Le Père Williams, tourna la tête vers moi… et me regarda comme si j’étais un fantôme.

Passée la stupéfaction, son visage s’étira dans un sourire soulagé… que je tentais de lui rendre ; moi qui n’avais pas l’habitude, ça me sembla presque douloureux sur le moment. Mes joues s’étiraient dans une direction qu’elles n’avaient pas l’habitude de prendre.

Je pouvais maudire ma faible constitution, ma convalescence ne s’était pas achevée à la sortie de l’hôpital.

D’un pas hésitant, je m’approchais de lui, occupé à arranger l’autel ─ une cérémonie à préparer peut-être ? Le genre d’actualité que je ne suivais pas. Une fois à sa hauteur, ma voix résonna, emprisonnée dans cette grandeur architecturale dans laquelle je ne me sentais pas à ma place :

─ Bonjour, mon Père.
─ Evlalía…
─ Vous en tirez une tête… c’est si surprenant de me voir ?
─ C’est que… il hésita, chercha ses mots ; les dernières nouvelles n’étaient pas bonnes.

Les dernières nouvelles ?

─ Vous vous souvenez de la dernière fois qu’on s’est parlé ? Vous m’aviez dit qu’on vous avait offert une superbe machine à café qui faisait un excellent latte. De mémoire vous m’en aviez proposé un. Il est trop tard pour accepter votre offre ?

Un maigre sourire et il me fit signe de le suivre. Le collant aux talons, j’en profitai pour jeter un énième regard au plafond ; de peur que le ciel s’abatte sur ma tête ? Je n’avais pas encore été frappée par la foudre ou n’importe quelle autre apparition divine… il y avait de quoi être rassurée.

Il me conduisit dans une petite pièce à l’allure de salle de repos ; j’en profitai pour soulager mes jambes qui me suppliaient de m’assoir et les laisser se reposer, les petites feignasses.

Très vite les bruits de la machine couvrirent le silence qui commençait à se faire pesant. Je supposais que le Père Williams avait une myriade de questions à me poser… qu’il hésitait simplement à le faire. Appréhendait-il mon silence ou mes réponses ? Qui sait.

─ Vous prenez du sucre ?
─ Oui, un et demi s’il vous plaît.

La tasse déposée sur la table, il prit place dans l’angle de celle-ci, ni trop près ni trop loin. L’évanescent sourire timoré laissa sa place à un facies qui lui ressemblait bien plus. Là où d’ordinaire il m’assommerait d’une homélie dont il a le secret, il s’abstint.

Le maître de céans inconfortable dans sa propre église, c’était un comble. Quant à moi… je ne savais pas comment mettre les gens à l’aise ; mais j’étais experte dans l’art de provoquer l’effet inverse. Il me fallut forcer ma nature plutôt que rembrunir l’atmosphère ─ challenge.

─ Les rôles s’inversent. D’ordinaire je suis celle qui vient avec les questions et vous tentez de me trouver les réponses. Ça vous brûle les lèvres de me demander ce qu’il s’est passé, j’ai tort ?
─ En somme, oui. Mais plutôt que de l’entendre dans la bouche des autres…
Je le coupai dans un rictus amusé, lui évitant l’opprobre de formuler les rumeurs :
─ Je comprends. Et bien mon Père, les derniers mois auront été tumultueux. La version courte : je suis morte d’une overdose, quelques mois plus tôt. Oui, morte. Mon cœur s’est arrêté de battre, puis… je suis revenue parmi les vivants.

Débonnaire ; culpabilisant de ne pas pouvoir lui dire toute la vérité. L’omission fut préférable tant les explications étaient invraisemblablement complexes. Je préférai m’en tenir à la version allégée.

─ Quelques semaines de rééducation et davantage pour remettre un semblant d’ordre dans mes affaires. Pour ne pas dire ma vie. Me revoilà. D’ailleurs, qu’est-ce que ça fait de moi au juste pour un homme d’Église comme vous ? Je fais partie des miracles inexpliqués de la science ou je suis d’un coup devenu son égal ?
─ L’égal de qui ?
─ De qui vous savez mon Père ; ne jouons pas aux imbéciles.

Les yeux rivés sur la croix en pendentif qui se balançait à son cou. La plaisanterie l’avait fait rire. Je m’attendis à une réaction différente pour être honnête.

─ Je ne peux pas me prononcer malheureusement. Je peux seulement vous dire que je suis content de vous revoir et que nos conversations me manquaient.

D’ordinaire j’ergoterai sans vergogne, mais cela pouvait attendre qu’il se remette de ses émotions.

─ C’est bon de vous revoir. Je vous demande pardon de n’être pas venue plus tôt. J’avais… un peu honte pour être franche. Qu’est-ce que je suis censé dire à la personne qui tentait tant bien que mal de me pousser à rester clean que…
─ S’excuser est un début. Le reste dépend surtout de vous Evlalía. Ce que vous venez chercher en venant ici, comment vous vivez votre foi, comment elle influe sur vous au quotidien, c’est quelque chose qui ne concerne que vous. Je peux prodiguer des conseils, parfois de l’aide… mais je n’ai pas de remède miracle. Ce qui vous est arrivé en revanche, même pour un prêtre aussi rationnel et sceptique que moi, je dois avouer que cela tient du miracle, de l’inexplicable.

Navré de ne pouvoir vous le dire mon Père. Mais non. Ça ne tenait pas du miracle, mais des libertés prises par les dieux et cette grosse connasse en tête de gondole. Je haïssais jusqu’à l’idée qu’ils influaient sur nos vies de cette façon. Ce n’était pas suffisant de crever une fois ; il fallait tout me retaper ? Allez vous faire foutre.

Résignée à vivre plutôt qu’heureuse d’être de retour ; triste constat, mais constat quand même. À quel point j’étais pathétique pour regretter ma résurrection… si seulement je n’y pensais pas. Un long soupir, je sentis ma poitrine se serrer, l’air comme coincé dans mes poumons. Je ne sus expliquer pourquoi la gorgée prise du café résolut ce problème ; encore un phénomène nébuleux hein.

─ Vous allez rire, mais j’ai un ami… enfin, je suppose que c’en est un ; même lui, ce soir-là, il a trouvé que j’abusais. C’est le genre à ne jamais rien dire pour refiler sa came facilement. Et au fond, il n’a dit que deux mots, il n’a fait que poser une question. Mais…

Lorsque même un dealer et compagnon de beuverie tentait de t’alerter sur ta consommation… c’était sans doute le moment de ralentir la cadence non ? Trop tard. Ah... désolé Rhys, je me ferai pardonner ─ du moins j'essayerai.

─ Je vous raconterai ça plus en détail une autre fois. Je passais seulement pour le café et… pour montrer que je suis vivante surtout. On aura tout le temps de se chamailler plus tard.
─ Evlalía ?
─ Oui ?
─ Vous êtes sûre que ça va aller ?

Si seulement mon Père, si seulement j’avais la réponse à cette question.

J’aimerais vous dire que je suis résolue de profiter de cette seconde chance pour reprendre ma vie en main. J’aimerais vous dire qu’une fois que je sortirai de cette église, je jetterai mon paquet de weed de mon sac dans la poubelle la plus proche. J’aimerais vous dire que je tenterais tout ce qui est en mon pouvoir pour renouer les liens avec ma fratrie… leur dire que je les aime et passer du temps avec eux, ainsi que ceux à qui je tiens. Ça à l’air si facile avec eux ; tisser des liens avec ceux qui les entourent. Comme si personne ne leur avait dit que c’est la chose la plus ardue au monde.

J’aimerais vous mentir sans la moindre honte.
Mais je n’en étais plus capable ; pas à vous.
Sans promettre quoi que ce soit, je répondis, la mine déconfite :

─ Je vais essayer d'aller mieux. C'est tout ce que je peux faire maintenant.