ikal est assis sous la tente et c'est affreusement ordinaire - ces mortels déjà morts une fois, d'apparence intacte pour la plupart, attendant patiemment qu'on vienne les chercher.
il attend, lui aussi ordinairement, d'un calme qui laisserait croire qu'il y a une erreur, que jamais il ne s'est retrouvé enterré sous ces décombres. il n'espère rien et son coeur ne s'emballe pas à la vue d'alastor ; au contraire, il lui semble qu'il est maintenant fait de plomb et qu'il s'enfonce lentement dans sa cage thoracique.
il répond d'une voix claire et sans larmes, étrangère : tout va bien, merci. tout va bien, puisqu'ils rentrent à la maison, ce sont les mots du patron lui-même, des mots qui l'auraient fait trembler d'ordinaire. maintenant, il ne sait pas ce que cela lui évoque, mais il ne tremble pas, non, il est trop las peut-être. à la main posée sur sa tête, il voudrait sourire mais rien ne lui vient.
jasmin ? je ne sais pas. je ne l'ai pas vu... pas depuis sa mort, et pas avant non plus - piégé derrière l'enseigne du stand, il n'avait droit qu'à ses appels désespérés et vains ; il a compris qu'il essayait de le sauver puis jasmin est mort, comme lui, simplement on ne peut pas dire qu'ils sont morts ensemble, pas vraiment. alors il ne sait pas.

samaël est fidèle à lui-même. sa réaction face à la mort arrachée de justesse est d'une constance qui sonne juste alors ikal ne le prend pas mal. c'est le contact qui le dérange, puisqu'il ignore sa pudeur, s'en moque presque. il ne s'y arrache pas, simplement son regard a déjà dévié vers un point dans le vide comme pour se dérober aux railleries. la question lui fait l'effet d'une main sournoise enroulée autour de sa gorge, pas assez fort pour priver d'air mais suffisamment pour inspirer la frayeur. si vous voulez vraiment savoir, vous pouvez toujours essayer. il se rend compte de ce qu'il dit mais il n'en a pas honte car il lui semble que c'est un autre qui a parlé à sa place ; un autre dont la politesse ressemble à la sienne, dont les intonations imitent sa retenue et sa dévotion sans vraiment parvenir à les incarner.

d'ordinaire, ikal serait ému de voir alastor prendre sa défense contre les brimades de samaël. pas cette fois : il garde le regard obstinément fixé sur un point dans le vide, son visage affichant une torpeur indéchiffrable. lâchez-moi s'il-vous-plait. c'est dit avec politesse mais sans concession. il époussette ses épaules d'un geste distrait, comme pour en chasser le souvenir du contact étranger qui lui déplait tant.
on pourrait croire qu'il appréhende le face-à-face avec jasmin. il a subi, lui aussi, les déboires de sa malédiction et ikal se demande s'il sera cette fois celui qu'on pointera du doigt.
il est là, ce corps encore inanimé dont il redoutait tant la vision - maintenant, cela ne lui presque rien, rien qu'un pincement amer et lointain, une culpabilité diffuse par la résignation du condamné. les paupières de jasmin s'ouvrent et ikal ne se dérobe pas à lui lorsque leurs regards se croisent. si les yeux se font ouvertures de l'âme, alors il veut croire que les siens apparaissent brûlants de gratitude.

il lui est aisé de comprendre qu'il est ici de trop, qu'alastor ne s'est pas déplacé pour lui. c'est une vérité qui n'est pas cruelle : elle est juste ce qu'elle est, et personne n'y peut rien, alors ikal s'en accommode. il se fait spectateur de la scène, presque soulagé de se fondre dans le décor. il n'a pas quitté jasmin du regard - c'est qu'il l'imagine derrière l'enseigne du stand, éperdument occupé à le secourir, puis mort, étendu là, écrasé, mutilé ou étouffé, et c'est étrange tiens, de se dire qu'on meurt pour lui, c'est bien la première fois que thanatos le torture de cette manière.

ikal est spectateur d'une scène qu'il saisit à grand peine et qui ne le concerne pas. c'est son existence entière qui s'est ainsi déroulée : il a tout vu, toujours, sans avoir son mot à dire, immiscé dans les affaires d'autrui tandis qu'il leur est presque transparent. s'il s'est est diverti un temps, s'est même contenté de ce voyeurisme malsain, cela peine à l'amuser aujourd'hui - il voit, mais son regard est fixé plus loin, sur un point invisible, au-delà des visages et des éclats de voix. samaël l'a pris à partie, pourtant, mais il n'a répondu que qu'un haussement d'épaules qui ne s'est pas préoccupé de feindre l'embarras face au scandale.
la colère de jasmin, la cruauté d'alastor : il comprend ces choses-là mais leur familiarité ne lui inspire pas la compassion. ce sont là les déboires d'une comédie humaine vaguement cathartique, portrait aux allures de pathos dressé à l'effigie de ses congénères.

quand jasmin se dérobe à l'emprise de leurs supérieurs, cela lui fait l'effet d'un coup de fusil entendu au loin, derrière l'horizon - il est donc possible de faire ce que lui-même n'a jamais envisagé ! dans sa main, la paume tiède du fils d'héphaïstos, et ses doigts, enroulés sans scrupule autour des siens. il est bien vivant, voilà une réalité manifestée dans l'évidence du contact charnel.
qu'est-ce que tu fais ? la question est glissée à son oreille sans qu'il n'ait le temps de se raidir : ils sont déjà partis, entraînés par la précipitation de quelques pas furieux.
ikal se maudit puisqu'encore une fois il s'est contenté de subir les débordements d'autrui, de suivre la marche sans s'en détourner. pourquoi ? personne ne l'a ramassé, lui ! peut-être aurait-il du rester mort. il maudit son père, hébé, les dieux, de l'avoir sacré de leur sang ! et puis thanatos, qui l'a condamné, et jasmin même, mort pour lui, inévitablement humain, imparfait, désastreux et donc parfaitement ressuscité, jasmin qu'il pardonne sans faute et sans concession car c'est plus fort que lui.
il le suit sans un regard en arrière, sans trouver la force de croiser celui de leur bourreau miséricordieux. je te suis, alors, dans sa fuite d'un instant, pour la suite sûrement.