New York, 1921

D’entre les tours de métal et de verre qui s’érigeaient comme de nouveaux autels, émanait une odeur entêtante de désespoir et de peine. Longeant la rive l'œil à l'affût des malheureux, Luther arpentait le terrain comme l’on découvre une nouvelle propriété, avec l’arrogance mesquine des acheteurs heureux.


Contrairement à la pauvreté ambulante qui siégeait à New York depuis le krach boursier, il n’avait ni famélique ni épris d’un désespoir particulier. Nouveau né dans un nouveau monde plein de saveurs, le Dragon dévorait les découvertes au rythme de sa faim sans fond, se laisser le temps de digérer par de longues siestes au soleil.

Il perdu sa superbe dès qu’il sentit une abscon odeur de pomme.

Les iris dorés balayèrent la rive à la recherche d’un fantôme, ramenant dans son cœur des élans douloureux qui manquèrent de le terrasser. C’était impossible, il avait laissé cette odeur avec sa muselière et ses chaînes, pendues à son arbre adoré.


Je te sens.

Sa voix balaya l’univers mental autour de lui, à la recherche de celle dont il avait oublié le visage.

Ladon croit mourir, redevenir le serpent qui se fit bannir du giron de sa mère et envoyer dans l'extrême orient pour surveiller un monde maudit. Déjà sa forme véritable pousse sous sa peau, déforme son dos. De ses muscles noués se lisent des danses étranges ; une lutte douloureuse pour conserver en son sein sa véritable essence.

Le besoin se fait sentir immédiatement, de la toucher, de la voir, d’entendre le son de sa voix.
Alors sur le bord des quais, il s’arrête pour contempler autour de lui, chercher cette personne qui hante ses nuits.

Ou es-tu

Il cherche encore et encore, fouille et renifle pour pister une odeur discrète. De ses pas il conquiert les mètres mais au milieu des hommes, il ne distingue que la forme habituelle de l’isolement.

Laisse moi te voir mon amour, je te pensais morte, mais le cadavre démembré… Je t’ai tant attendu, je ne pensais pas croiser ta présence.

Le monstre se tourne vers la folie du besoin, vient épouser ses attentes. Il tourne en rond encore et encore, l’idée de perte tordant ses entrailles.

Laisse moi te voir, je t’attends depuis si longtemps, je te cherche depuis ma libération. Autorise moi à embrasser tes poignets dénués de chaînes.

Pour la première fois, sa liberté à le goût de son venin : putride et paralysant.
Pour la première fois, leur Jardin lui manque.

Ses paumes engendrent un tsunami de frisson qui fait dresser l’homme, qui plie sa peau de verbes amoureux ; déjà il rougit à sa simple présence, le souffle silencieux de ses besoins. Mais elle ordonne, et Ladon a toujours plier la nuque contre ses mots.

Alors, il reste debout ; une statue au socle fragilisé, il suffisait d’un simple contre courant pour le briser.
Elle ne lui ferait jamais de mal, pas vrai ?

Ton odeur a changé.

L’interrogation s’évapore dans l’air froid de New York. Il n’avait pas encore réalisé, mais les fragrances de pommes et d’éternité s'étaient faites plus légères.

Qu’as-tu fais ?

Il se refusait à comprendre ; attendait avec une patience infinie qu’elle lui explique et qu’enfin ils puissent nouer leurs mains comme avant.

Il y a dans ses prunelles serpentines une douleur humaine qui jure sur les parures du monstres.
Ne te retourne pas.

Si tu savais, Esychia, comme il résiste à l’appel de ta présence.

Dans les abords des quais, il n’y a que l’eau qui rompt le silence, noyant les respirations lancinantes qu’ils se dédiaient. Si Luther pouvait, il éclaterait en sanglot, gorgeant son cœur d'une vilaine amertume, nettoyant la douleur qu’il avait envie de faire couler par le sang sur sa peau. Pouvait-il se transformer là, au milieu des hommes pour réduire en ruine le monde.

Il expira lentement.
Son cœur se brisa un instant plus tard.

Pitié.

Esychia morte, il ne restait rien dans son monde.

Je ne peux plus y accéder, le Jardin est protégé loin de tout, pour toujours.

Sa voix tremble.

Je n’ai nul part où aller, et toi, tu n’es plus là ?

La gorge se serre.

Tu m’as aussi abandonné.

Non.

La réponse immédiate est un sifflement serpentin qui brise la ligne de ses lèvres ; dans l’impulsion brusque il brise sa promesse et se tourne à demi. Il n’a cependant pas trahit l’ensemble de l’accord, les yeux sont hermétiquement fermés et le Monstre se concentre sur la voix de son aimée.

Je ne sais pas ce que cela veut dire, lui en vouloir. Ça n'existe pas dans mon langage.

L’humain en périphérie de son âme, Ladon avait la possibilité de choisir les siens et de leur vouer un culte éternel ; il avait alors décidé qu’Elle serait toujours au creux de ses tourments.

Je suis libre.

Ses mains cherchent les siennes pour les serrer avec la force de son désespoir.

Je suis enfin libre, sans chaîne, j’ai la possibilité de choisir les miennes maintenant.

Il porte le dos de sa main à ses lèvres.

Tu ne portes pas l’odeur du fer.

L’écrin de ses pensées concentré autour de sa présence, il tend les mains doucement , à la recherche des sillons de son corps. Une paume presque timide sur sa tranche, qu’il remonte tendrement jusqu’à percevoir le creux de sa nuque et enfin sertir sa pommette de la cajolation de son pouce.

Tu peux te mentir à toi-même mais pas à moi ; nous nous sommes enchaînés l’un à l’autre, dans une résolution de faire face à l’éternité qui nous attend. Et puis, tu es morte.

Pas totalement peut-il deviner la chaleur de sa peau.

Je comprends pourquoi tu es partie.

C’est sa manière à lui de lui dire : je ne t’en veux pas pour ces siècles d’absences, je ne t’en voudrais jamais. Il ne retournera jamais sur les terres d’orient, ne s’inclinera plus devant Héra dans ses robes blanches. Ladon était libre et fort de ce pouvoir, il ne savait plus où mener la danse et ou se guiderait ses pas.

Je souhaiterai que tu sois le métal autour de mes poignets.

Que pourrait-il être, si ce n’est son gardien à elle, niché au creux de son cœur pour toujours. Son amante n’est pourtant plus, à peine des souvenirs se réverbérant dans la cavité de sa psychée.

Je suppose que je dois enfin retourner auprès des miens.

Non.

Cette fois-ci Ladon ne laisse personne dicter ses pas. Le dragon n’est plus une bête domestique, dont ses mains et ses mots pouvaient l’apaiser. Elles l’avaient enchanté, limant ses griffes et coupant ses crocs. Elles l’avaient rendu doux comme un agneau.

Le loup avait fini par se réveiller, s’énamourer de ses ravisseuses qui parfois le haïssaient. Il lui avait fallu pourtant endurer mille ans de solitude, à peine accompagnés des bruits candides du jardin. Non, tu ne peux pas me dire part alors même que tu m’as poussé à te chercher, à venir te retrouver toi. Tu m’as laissé avec ces créations au creux de mon coeur, moi qui n’était fait que pour garder.

Il se redresse, ce dragon aux ailes coupées, il se redresse sans regarder ; parce qu’une demande d’Echo vaut toujours plus que les suppliques des autres. Tu m’as fait devenir ainsi et maintenant je dois vivre comme ça, je dois accepter les transformations alors même que leur autrice sera partie.

Il gronde finalement.

Non, ça ne sera jamais fini, je refuse que tu mettes le monde entre nous deux alors qu’avant même tu manquais de grimper sur les branches de notre arbre

Et finalement, finalement les ailes se déploient.

Tu ne peux pas faire ça.

De ses lèvres pâles, elle saccage le ciel étoilée de son esprit, brise les voix incalculables qui menaient à des lendemains éternels ou la violence serait un souvenir vague ancré dans le sol rougeoyant. A l’image des désherbants, ses paroles arrachent l’herbe d’un Jardin perdu, en font un désert sur lequel plus rien ne poussera.

Echo brûla leur Terre de ses propres maux.
Et Luther en parfait miroir ouvre son esprit pour répandre le déluge.

Tu vas rester i c i, tu ne vas p a s chercher à me suivre, tu ne vas p l u s chercher à me suivre. Quand tu ne sentiras plus l’odeur des pommes, tu retourneras plus j a m a i s au Jardin, pas tant que je n’y serais pas

C’est gravé au fer le long de ses synapses, une lettre après l’autre, une phéromone se suivant ; car si ladon ne trouvait pas son paradi, alors Echo ne pourrait jamais le rejoindre.

Ils seraient maudit, l’un autant que l’autre à chercher jusqu’au confin du monde un lieu de repos, sans jamais pouvoir y prétendre.

Pas tant qu’ils ne seraient pas l’un avec l’autre.

Luther reste immobile, fixé dans l’horreur burlesque de la situation : Echo lui a posé des nouvelles chaînes faites d'obligations serrées autour de ses poignets pour mieux l’obliger à obéir.