Quand la voix du maître résonne comme un coup de tonnerre, la commissure de tes lèvres s'étire en un rictus.
Bien fait.
Votre petite conversation avec Samael n'a fait qu'attiser ton irritation envers le maître des lieux, auquel tu comptes bien rappeler le statut spécial dont tu bénéficies entre ses murs. Tu ne lui obéis que tant qu'il ordonne ; qu'il ne s'étonne pas alors, quand il te délaisse, que tu prennes tes aises ! Tu en fais déjà bien assez à ta tête, même en sa présence et l'idée même qu'on puisse te comparer avec ses favoris du moment t'hérisse l'échine.
Alors, quand il te convoque, tu mets un point d'honneur à prendre ton temps pour sortir de la chambre de Samael en claquant derrière toi la porte que tu avais pourtant défoncée à l'aller.

--- Ah, son Altesse est revenue ? lances-tu d'un ton goguenard en l'apercevant, quelques mètres plus loin, dans le couloir.

Alastor fait le geste d'hausser la main sur toi et tes lèvres se retroussent dans un grognement. Qu'il ose, seulement ! Ce ne sera plus un bonzaï qui lui posera problème étant donné la nouvelle envergure que prendra ta colère.
Seulement, il ne l'abat pas, et tu es presque frustré de le voir reculer ainsi. Pourquoi ne s'énerve-t-il pas plus ? Se serait-il amolli ?

--- Tu m'as laissé à la niche alors je me suis dit qu'un petit rappel de mes talents ne te ferait pas de mal. daignes-tu expliquer en croisant tes bras sur ta poitrine, un éclat de défi dans le regard. Pendant que les incapables qui te servent d'employés s'amusaient à se faire tuer, je mourrais d'ennui à faire la conversation aux vieux dégénérés du bar ! Tu devrais te réjouir que je me sois retenu d'en égorger un ou deux !

Blessé.e dans ton ego, la violence reste ton refuge le plus sûr. Car tu n'arrives pas à écarter les craintes que Samael t'a insufflées ; vous deviez déchirer le ciel ensemble, le maître et toi. A-t-il déjà changé d'avis ?
Tu sais, d'expérience, Alastor sensible aux beaux yeux de certaines jeunes créatures. Tu sais également qu'aucune de ces histoires ne s'était jamais bien finie.

--- Je ne t'ai pas pleuré la première fois ; qu'est-ce qui te fait penser que ça sera différent la seconde ? rétorques-tu avant que sa canne ne presse contre ta gorge.

La menace te tire un frisson qui n'avait rien à voir avec la peur qu'il souhaitait t'insuffler. Mais tu n'as pas peur, pas de ça, puisqu'il te regarde droit dans les yeux et c'est tout ce que tu réclamais !
Une éternité de servitude passée aux chevilles des pires tyrans de l'Europe t'a habitué aux accès de violence, aux mains meurtrissant la chair immortelle, frustrées par les ecchymoses qu'une seule nuit suffisait à faire disparaître. Tu frissonnes comme électrisé.e par un réflexe quasi-instinctif, qui fait ployer ton échine et la raidir en même temps car tu te bats contre ton sang ! comme lui, tu renâcles contre cette nature imposée de force, sachant que ta désobéissance lui est aussi nécessaire qu'à toi ses gestes brusques.
Alors, accueillant comme un affront et une caresse la canne appuyée contre toi, tu enroules tes doigts autour du manche et pousses à ton tour.

--- Ce que je te reproche, c'est d'oublier tes promesses, Alastor. Je devais être ton arme, tu te souviens ? siffles-tu en plongeant tes yeux dorés dans les siens. Sers-toi de moi, donne-moi une raison d'être à toi ! Tu sais pertinnement que je suis ton meilleur atout. Arrête de te laisser déconcentrer par d'autres.

Tu n'aurais besoin de lui que tant qu'il aura besoin de toi. C'est ce dont tu te convaincs, depuis qu'il t'a arraché au fond de la forêt. Tu ne goûteras un semblant de liberté que tant tu lui seras indispensable.
S'il te rejette, tant pis ! Tu resteras déterminé.e à le lui faire regretter. Après tout, peut-être y'a-t-il quelque part un enfant de Zeus qui te voudras plus que lui !

Et pourtant !
Et pourtant, tu le suivras s'il mourrait. Ne l'a-t-il pas compris lorsqu'agenouillé au-dessus de lui, tu lui avais fait promettre de gravir avec lui les marches de l'Olympe ?
L'éternité n'a que trop duré. Tu ne te sens pas capable de lui survivre. De tous tes maîtres, il est le seul à tant te ressembler ; vous deviendrez libres ou mourrez esclaves ensemble. Mais s'il t'oublie ! S'il décide de couper le fil qui relie vos deux sorts, alors tu n'auras guère le choix que de continuer à vivre tout de même.
Alors, tu résistes, tu forces, quitte à t'étrangler, laissant de petites tiges pousser à la pointe de tes cheveux pour tendre vers lui.

" Je n'étais pas au festival parce que je ne peux pas sortir de là sans ton autorisation ! Je t'ai dit quand Don est venue ici, il y a des années, et tu savais qu'elle avait autant de pouvoir sur moi que toi ! " cries-tu alors que la pointe de sa canne entrave ta trâchée, au point de sentir ta voix manquer de souffle, " Mais j'ai résisté à Don alors même qu'elle me proposait de m'enlever à toi et j'ai tué les tricheurs, tué les voleurs, les mafieux dont tu parles, j'en ai tué, à mains nues, avec mes dents même ! "

Quand il te relâche enfin, tu trouves à peine le temps de reprendre ta respiration qu'il t'agrippe à nouveau. Sa poigne, seulement, est bien plus faible que son arme, te laisse suffisamment de marge de manoeuvre pour étendre une liane autour de son poignet, la faire remonter le long de son bras...

" Que le combat soit ici, là-bas, ou même dans ta tête, je demande juste que tu me laisses y participer, idiot ! "

Comme tu te détestes, de laisser pointer la tête de tes doutes, ne serait-ce qu'une miette de faiblesse, devant cet homme qui ne la regardera qu'avec dédain ! L'éternité t'érode ; ce tyran-là t'affecte plus que d'autres.
La liane que tu as faite pousser jusqu'à son cou ne s'y resserre pas ; elle le tire en avant, l'enlace presque.

" Tu as dit que cette ville serait à nous et je t'ai promis le ciel. Si tu n'en veux pas, je le donnerai à quelqu'un d'autre. "

Ton idiot.
Si tu es le sien, il t'appartient aussi, et cet aveu de sa part, qui sort de ses lèvres si fières, sonne comme une victoire !
Jamais aucun maître ne t'a appartenu. Il manque peut-être quelque chose à celui-là qu'il ne trouve qu'en toi. Peut-être est-ce pour cela que Zeus t'a fait : non pour servir, mais pour compléter. Mais n'est-ce pas là de ta part un optimisme trop exagéré ?
Alastor n'est pas moins bête qu'un autre : il te connait et sait quoi te dire pour t'enlever.
Pourtant, pour un instant, juste un instant, tu te permets de te laisser avoir. Alors qu'il relâche sa prise, tu es libre de t'élancer, d'écarter sa canne d'un geste sec pour planter tes paumes de chaque côté de sa tête. Tes cheveux se muent en longues tiges de lierre qui s'enroulent autour de ses membres et la liane contre son cou se resserre légèrement, assez pour lui couper le souffle sans entraver sa respiration. Juste assez pour t'immiscer dans son coeur et ses poumons, pour t'envelopper sur tout ce que tu peux saisir.

" Si tu es mon idiot et que je suis le tien, ne m'oublie pas quand ça sera l'heure de faire les pires conneries de ta vie. "

Tes mains sous son menton viennent relever sa tête.
S'il ne veut pas regarder le ciel, tu le lui montreras. Tu dessineras pour lui la vue des nuages que l'oiseau prisonnier observe, tu lui peindras l'horizon d'Icare et les roues de Bellérophon. Là ou le fils de Zeus, prenant appui sur tes racines, pourra seul s'élever.

" Tu m'as peut-être trouvé mais c'est moi qui décide à qui j'appartiens. Tes adelphes, si généreux qu'ils sont, croiront à mes appels au secours... Je peux les mettre dans la paume de ta main. Mais si tu ne vois en moi qu'un chien, à quoi bon ! Un chien ne sait ni mentir ni calculer. "

Comme il te subit, ton maître ! Regarde-le serrer les dents et ployer l'échine, t'offrir une illusion de docilité pour mieux te rassurer !
Bien moins subtil que lui, tu ne peux, pour le garder, que l'enserrer à l'entouffer ; ses liens à lui jouent sur ces fragments de sensibilité extrême qui te restent encore, ces plaies toujours béantes, ces souvenirs du fouet et des mains, des regards détournés et des voix-coups de tonnerre.
Ne relâche-t-il la laisse que pour mieux tisser le collier ou a-t-il, véritablement, viscéralement, dans ses os et dans son sang, besoin de cette assurance que ton ombre ne le quittera jamais, que le doré furieux de tes yeux brillera à chaque fois qu'il soulèvera ses draps ?
Unis pour le pire, mais unis encore ; ce n'est qu'au prix de cette certitude que tu laisses le lierre autour de ses membres se desserrer, pour ne plus que décorer son corps dont tu ne te détaches pas.
Même quand il tonne, tu grondes en retour, tes doigts s'enfoncent dans ses joues, répond à son regard coléreux en lui montrant les dents.

" Ca signifie ce que ça signifie ! Si tu ne m'utilises pas, à quoi je sers ?! " répètes-tu obstinément, " Les hommes ont un orgueil qui les rend stupides, et tes frères encore plus. Ils te verront comme un Diable et feront l'erreur de me prendre en pitié. "

Et à quoi cela servira, demande-t-il ! N'est-ce pas lui, qui devrait s'occuper de préparer ce genre de plans ? Alastor est le stratège de cette histoire, pas toi.

" Tu laisses ton frère régner sur une île remplie de demi-dieux ! C'est une couronne qui devrait te revenir. Quand tu la porteras, ton père sera prévenu ! que ta prochaine conquête sera son trône à lui. "

Inconscient.e de ses craintes à ton égard, tu lui peins toute la gloire que tes maîtres, de millénaire en millénaire, avaient recherchée. Tu oublies qu'ils t'ont tous perdu.e.
Mais tu ne sais que lui offrir d'autre, que lui promettre pour qu'il se souvienne que tu es une partie de lui !

" De quoi as-tu peur ? Qu'est-ce qui te retient ? "

" Que regrettes-tu alors ? Qu'as-tu à regretter ? "

Il devrait regretter, pourtant ! regretter toutes ces fois ou abîmé dans les bras de la mauvaise femme, il s'est laissé avoir, une fois, puis deux. Regrette-t-il aussi de t'avoir trouvé.e ? Tu n'es peut-être pas bien différent.e de Méduse ; au lieu de ses jambes, tu prendras autre chose, un petit bout de ce qui doit lui rester, enfoui, tout au fond de la poitrine.
Ce n'est que ton dû. Ton paiement pour cette servitude qu'il t'inflige.
Alastor cesse de gronder, de se débattre ; il ne bronche pas alors que tes mains continuent d'encadrer son visage.
On pourrait le croire mort et tu pourrais y croire aussi, si tu n'avais pas appris, après deux millénaires passés aux pieds d'hommes hantés par de similaires folies, à décrypter l'éclat avide d'envie dans ses yeux.
Alors, tu domptes ta violence le temps d'une caresse, d'un baiser déposé à la commissure de ses lèvres.

" Tout vaut la peine. La moindre miette qu'on a refusé de te donner et que tu reprends de force, le moindre doigt d'honneur adressé au ciel, vaut la peine. " grommelles-tu en laissant tes pieds regagner le sol. Le lierre de tes cheveux ne l'a pas encore quitté, vivace et résistant comme toutes les mauvaises herbes. " Je ne te respecte déjà pas, Alastor ! Et je me fous de l'honneur. Les maîtres n'en méritent pas. Tue-les tous de la pire manière qui soit s'il le faut ! Brise-leur le coeur, attaque les par derrière, salis les, humilie les... Gagne. "

Et tu l'aideras à gagner.
Son père, après tout, t'a soumis à un déshonneur qui durera aussi longtemps que ta vie ! Il t'a voué à cette déloyauté permanente dont tu ne peux que faire une arme à retourner contre ses fils.

" Je peux être déloyal pour toi, parce que c'est tout ce qu'ils méritent. Pourquoi est-ce que tu as tant de mal à me laisser faire ! "

Et puisqu’il t’y invite, tes doigts s’accrochent ! Contre sa peau pour y laisser ta marque. Tu es le.a seul.e à en avoir le droit, le.a seul.e à l’atteindre comme ça, ou du moins, c’est ce dont tu te persuades !
Sa bouche contre la tienne a presque un goût de désespoir. Mais il te veut ! Pour aujourd’hui encore et demain peut-être. Il a peur de te perdre tout autant que toi. Il sait que vous vous appartenez d’une trop étrange manière pour ne pas craindre ce que d’autres pourraient faire, en vous arrachant l’un à l’autre.
Tout cela, vous ne le direz pas, jamais à haute voix. Vos lèvres ne parlent qu’en mordant, vos doigts en serrant.

Et quand tu te détaches enfin de lui, tu laisses ton nez frôler le sien dans un geste presque tendre ; pendant un bref instant, tes mains contre ses joues ont la douceur des feuilles d’amandier sous le soleil d’Avril et à vous regarder, tu ressembles moins à un chien enragé qu’à la nymphe que tu aurais dû être.
Ça ne dure pas ; ça ne dure jamais.
Car bien vite, ta prise disparaît et tu t’arraches loin de son corps, reprend la fierté de tes grands airs et l’agressivité de ton rictus lorsque tu lui tournes nonchalamment le dos.

- Tout est sans retour depuis que tu m’as trouvé. Mais je ne t’ai jamais pris pour un homme qui regrette ses choix. lui lances-tu, Je m’approcherai de ton frère. Tu n’auras qu’à envoyer ton aigle si tu tiens à savoir comment je m’y prendrai.