levé avant l'aube, seraph a observé l'apparition du soleil dont les rayons encore pâles ont miroité sur sa façade morose. réglé comme une horloge dont il prend le plus grand soin depuis toujours, son corps s'est activé seul, mu par la force de l'habitude, à raviver sa musculature.
s'il n'a pas su oublier la symbolique singulière de la journée, il y a dérobé son regard qu'il a porté sur la douleur charnelle et localisable de l'exercice ; cela l'a rassuré.

ça frappe à sa porte et il n'est pas surpris par cette interruption de sa solitude matinale : c'est là l'appel au rituel répété au fil des ans, perpétré par le plus frère de tous ses frères, celui même dont la fraternité est infernale et ineffable, farrow, sans surprise. entre, seraph attrape la boîte qui lui est tendue ; cette boite aussi, par sa constance, est un soulagement désespérant.
farrow sait que seraph n'aime pas fêter sa naissance : ce serait célébrer l'abandon de sa jeunesse avant d'avoir pu mettre sur son existence un point d'honneur ; il ne restera bientôt de cette beauté que les vestiges de sa culmination et de quoi se souvenir qu'il n'a pas su mourir à temps.
il dit tout de même merci. lissée par la répétition annuelle, la formule n'est plus porteuse du sens qui lui pesait autrefois, ainsi il lui accorde sans difficulté.

son salon est ordonné, comme d'ordinaire, donc il n'admettra pas qu'il l'a rangé pour l'occasion - c'est qu'il s'en rend à peine compte lui-même. la bouilloire, encore fumante, complète la scène étrangement ordinaire. thé ? proposé sans artifices, puisqu'aucun des deux ne s'embarrasse de mots inutiles. alors ils s'assieront autour de la table, bien en face l'un de l'autre, et ils se partageront le gâteau, comme chaque année, pour son anniversaire.

farrow refuse l'hospitalité : je ne bois pas de thé, et son refus lui-même reprend des mots employés par le passé presque à l'identique. cela n'a pas empêché seraph de proposer malgré tout. il a ignoré la correction et s'est contenté d'ouvrir la boîte afin d'y découvrir, sans surprise, le même gâteau que l'année d'avant - simple, à l'image de son contenant, et réconfortant, quelque part, dans son absence de risque. puisque ses gestes sont guidés par l'habitude c'est sans autre forme de procès qu'il s'empare du coûteau qui lui servira à couper les parts : une chacun et ce sera tout. s'il est pris de court lorsque farrow l'interrompt, il se dit alors qu'il aurait du s'y attendre. oui, les bougies, l'air de s'en souvenir lui-même, dissimulant conscieusement l'irritation que lui inspire ce rappel. il entend la manière singulière et détestable dont farrow le ramène au passage du temps, le trente-et-un consciencieusement articulé ; et puis les quatre bougies, bien sûr. je sais, une réponse brève qui ne laisse pas suinter l'agacement contenu. si ça n'avait tenu qu'à lui, seraph aurait mis trois bougies, ou pas de bougie du tout.
je ne fais pas de voeu, ça n'a pas d'intérêt. il reprend farrow sans méchanceté mais assez fermement, l'air de balayer son conseil d'un revers de main. il s'est déjà détourné de lui d'ailleurs, avec l'indulgence de celui qui cède à un caprice : c'est ce qu'il fait ou du moins ce qu'il pense faire. il ouvre un tiroir, en sort les bougies neuves achetées à l'occasion qu'il a déjà pris soin de retirer du paquet. c'est une attention particulière qui ne lui apporte rien, dans laquelle on trouve une générosité qu'il ne consent qu'à sa famille.

allumées, elles forment un losange incertain. seraph dévisage ces flammes minuscules dont la danse ne témoigne d'aucune conviction. si je veux quelque chose, je fais ce qu'il faut faire pour l'avoir. il est planté là pourtant, enchaîné par l'inévitabilité de cet anniversaire à l'aube duquel farrow vient toujours le chercher. peut-être bien qu'il voulait que ce soit ainsi. il ne s'est pas encore assis, s'est contenté de se tourner vers la figure découpée des mêmes ombres que la sienne - sous les rayons matinaux et épars, ils ont l'air de se ressembler. toi, tu n'as qu'à faire un voeu, injonction donnée à voix basse que seraph accompagne d'un mouvement de menton dans la direction de farrow. aujourd'hui, plus que tous les autres jours, il se raccroche à leur différence - ni vraiment innée, ni vraiment acquise, illusoire et fondamentale.

seraph regarde farrow éteindre les bougies avec aisance. il se demande ce qu'un homme comme lui peut souhaiter. confronté au néant de ses propres conjectures, il envisage un rituel accompli par complaisance dans lequel aucun voeu n'est vraiment formulé. cela ressemblerait à farrow de ne pas aspirer à quoique ce soit. seraph se détourne de cette obéissance avec morosité. cette tendance qu'a son frère à ne jamais rien poursuivre lui est écoeurante.
je crois à ce que je vois. je n'ai pas vu l'olympe mais j'ai vu les dieux. je sais que l'olympe existe et que je peux l'atteindre. l'explication est livrée patiemment, sur le ton sérieux que l'on réserve aux leçons de vie et qui n'attend aucune concession. si les voeux se réalisaient, je ne serais pas là, il serait plus loin, plus haut, autrepart, mort peut-être.

la cuillère à la main, seraph prend le temps de diviser sa part en morceaux identiques. il sait que le goût ne lui réserve aucune surprise. l'appétit lui manque. le matin trop lumineux, comme si le ciel l'appelait à se réjouir ; les quatre parts de gâteau, absolument, parfaitement égales ; la mine satisfaite et tranquille qu'il lit sur le visage de farrow - c'est une de ces moqueries tendres, de celles qui ne se disent pas et se satisfont d'un regard baissé.
tu n'es pas obligé de faire ça. ça, c'est la fête dont personne ne se réjouit, c'est la solennité vaine dont ils refont la performance inlassablement. comme si ce n'était pas clair, je ne te demande pas de le faire. articulé précautionneusement. seraph consacre un effort attentif à formuler son sermon : tu devrais employer ton énergie a quelque chose de plus intelligent. c'est dommage. dommage, le mot est bien choisi - à sa famille, il ne sait faire don que de son intransigeance. tu as vingt-sept ans. il n'est pas trop tard pour changer. et seraph se dit que s'il avait su faire un voeu, il aurait souhaité que farrow se révèle différemment.

la simplicité de la scène est extraordinaire et lui donne l'allure d'une construction assemblée pièce par pièce, farrow et seraph au centre de cette maquette, petits personnages singuliers faits de papier mâché ou sculptés dans la pierre. qui que soit leur créateur, celui-ci fait de l'ennui un exercice consciencieux.
farrow est presque à sa place : son approbation indifférente parait insolence aux yeux de seraph qui pense n'avoir rien à faire là. ce doit être de la moquerie, forcément, cette façon qu'il a de se laisser prendre de haut. c'est ça, il se moque de lui, éperdument ! alors seraph échoue véritablement à trouver, dans sa question posée sur le ton de l'innocence, une curiosité sincère et non rhétorique. cela le pousse à répondre à contre-coeur, la voix affectée d'un léger grincement : laisse tomber. tu ne comprendrais pas, farrow, toi qui te laisses porter par le courant.

le soleil s'est élevé assez haut pour s'immiscer dans ce face-à-face par la fenêtre de la cuisine. farrow est à contre-jour. frappé de la lumière, il ne se détache qu'en ombre : cela lui va bien. il dit personne, personne ne te célèbre. et alors ? ils ont raison de ne pas le fêter, ce maudit anniversaire ! c'est la mention du père qui froisse et retourne - sortie de la bouche de farrow, la remarque a le goût de l'absurde. la cuillère qui s'affairait à découper le gâteau s'immobilise un instant, instant que seraph emploie à se redresser de toute sa hauteur sur sa chaise. il a l'air d'une statue forgée trop droite dont on déplorerait le manque de naturel. et qu'est-ce que tu insinues ? c'est amusant non, ce n'est pas le mot, venant de toi. tu crois que je me fais des illusions ? je n'attends pas de lui qu'il se soucie de quelque chose d'aussi trivial qu'un anniversaire. la réalité ne lui est pas si cruelle : quel genre d'homme poursuit, quémande l'affection d'un parent ?  l'offense se trouve dans le fait même de pointer du doigt ; d'en faire une constatation à la candeur nauséabonde, venue d'un frère dans lequel seraph ne trouve qu'un reflet brouillé, décevant.  

il a le dos bien aligné contre le dossier de sa chaise et a cessé de feindre l'intérêt pour sa part de gâteau. quand il reprend la parole, c'est d'une voix plus mesurée - non sans un effort certain. les dieux sont au-dessus de tout ça. et puisqu'il se met quelque part à leur hauteur ou aspire au moins à s'y élever, seraph considère l'être aussi. il explique cela à farrow comme on le ferait à un enfant, un ignorant ou un idiot. il ne le prend pour aucun des trois et sait qu'il fait alors preuve d'injustice.

il est devenu difficile pour seraph de passer du temps avec farrow. leurs conversations ne l'amusent jamais et leurs silences, évocateurs, le ramènent à la couleur de leur sang divin. la complaisance doucereuse avec laquelle ce frère lui cède tout est révoltante. sa persistance à se consacrer dans la vacuité d'une existence sans morale le place définitivement, sur leur plan de réalité, en un tout négatif dont on ne discerne aucun contour.
il voudrait que farrow change. le fait qu'il ne change pas est un affront à son idéal.
tu ne me blesses pas, il ne précise pas qu'il déteste ce verbe employé à cet usage, blesser, car il faudrait, pour que les mots le blessent, qu'il y soit vulnérable. seraph croise les bras. sa cuiller est laissée à l'abandon sur le coin de son assiette avec ce morceau de gâteau à peine entamé dont il connait déjà le goût, la texture et l'absence d'intérêt. les sourcils froncés en une expression difficile à déchiffrer - serait-ce de la contrariété ? non - seraph se terre un instant dans un silence obstiné. car s'il ne nourrit pas d'attentes envers les dieux, farrow, lui, n'en est pas épargné : il attend donc qu'il lui cède des paroles sans mystère.

mais il faut que farrow s'y dérobe ! qu'il élude sous couvert de considération - qu'il retourne à son assiette, prétextant offrir un échappatoire. seraph se mord la langue. alors quoi ? qu'est-ce que c'est ? parle, non sans agressivité, ça ne me blesse pas je t'ai dit, arrête de baisser les yeux et regarde-moi. il lui jette ces ordres d'une voix puissante et sévère, aux accents mordants. vas-y, dis moi, qu'est-ce que je n'ai pas envie de dire ? il envisage un instant de l'empoigner d'une main dure et de le frapper au visage. ce visage à la beauté exaspérante, monté sur de larges épaules dont la puissance lui apparait inutile, fait partie de ces choses sur lesquelles seraph jette un regard plein de pitié ; sentiment par nature intolérable, plus proche du mépris que de la compassion. mais plus insupportable encore, le caractère vain de la violence - celle-là même qui a tant fait pour seraph mais échoue à changer farrow de la même façon.

il lui prend parfois l'envie de frapper farrow. il lui assènerait un coup unique, un seul, là où les pommettes se dessinent, juste histoire de laisser un hématome. ce ne serait pas la première fois qu'ils se battraient alors. comme les fois d'avant, cela se ferait en silence, dans un refus catégorique de ces simulacres de conversation, ceux qu'ils s'imposent quand ils jouent aux personnes ordinaires - reproduisant inlassablement les rituels propres aux frères et aux mortels.
mais il ne le fait pas. il le regarde simplement. ses yeux sont deux fentes dont ne s'échappent plus que des ombres, étudiant chacun de ses mouvements avec attention. il a oublié le gâteau ; aussi loin que remonte cette tradition, il ne se souvient pas en avoir déjà terminé une part.

il n'aime pas la façon dont farrow délivre sa sentence ou l'expression qu'il arbore en la prononçant : il aurait préféré que ce soit une attaque, cela aurait excusé la violence. je ne t'ai pas demandé de faire ça. seraph se mord la langue et laisse le goût du sang inonder son palais. la vague nausée qu'il en retire le soulage légèrement. il déteste se répéter. c'est probablement ce qui l'énerve le plus ; son premier instinct est d'enchainer cette colère, non d'en éteindre les flammes mais de les capturer. il attend que farrow se taise avant de parler à nouveau. tu ne me respectes pas non plus, reproche qu'il lui jette en n'ayant qu'à moitié conscience de ce dont il l'accuse vraiment. il se lève avec précaution : sa chaise ne fait pas un bruit en s'éloignant de la table. merci pour le gâteau. sa politesse est coupante dans ce qu'elle a d'impersonnel. une fois debout, il se sent soulagé de pouvoir un instant le regarder de haut.

farrow a raison : c'est tout. il ne faut pas qu'ils se parlent trop longtemps, ils n'ont jamais su le faire. je t'ai assez entendu. il y a, dans cette impunité à congédier son frère, une arrogance qui n'est pas dénuée d'amour.