fourmis parmi les fourmis, tu te mêles à ces crasses que tu appelles collègues le temps de consultations, ignorant pour l’instant que dans à peine deux ans ils deviendront des insectes à ton service quand tu prendras le titre de reine mère. c’est abjecte d’imaginer qu’il faille se retrouver entourer de ces êtres médiocres pour te sentir meilleur et pourtant, alexander ; tu respires mieux quand ton corps est bousculé — c’est ce qui te permet d’apprécier d’autant plus la solitude que tu t’infliges et l’ascension que tu espères.

un patient sort du bureau, tu récupères à la porte le calepin qui te présente le suivant. et tes lèvres s’étirent, diabolique sourire, empruntent un peu de ses courbes à celui des pères abusifs. tes yeux ont lu son nom et ta voix s'empresse de le commander quand tu l’appelle ; petit trésor que tu polis lentement pour, au hasard, mieux le détruire ; et tu te délecte des mots que tu entendais inlassablement à chaque visite.

désolé.

ce que tu ne dirais absolument jamais.

« bonjour, yong-nam. » d’un timbre qui ne prétend pas corriger. tu déposes une main à son épaule pour l’accompagner dans la pièce, le laisse s’asseoir sur la chaise du patient et tu ne prends pas celui du médecin. tu t’installes face à lui, appuyé contre le bureau sans pour autant t’y asseoir nonchalamment. « pourquoi tu t’excuses de venir ? je suis toujours content de te voir. » dans cet hôpital ou ailleurs. « comment vas-tu ? raconte moi tout. » tu observes, espère qu’il laisse répandre ici toute sa bile, dont tu t’étais fait le gardien. tu t’agenouilles alors, commence à observer ses genoux abîmés puis ses vêtements sales. tendre, tu saisis ses mains, écoute ses paroles en analysant ses sévices. yong-nam avait le talent d’être abimé sans être complètement brisé, comme un cadeau des dieux pour te laisser exercer librement une torture plus subtile que celle que tu infliges aux morts.

car tu sais être délicat, alexander. tu sais voler aux humains ces détails compliqués qui le rendent moralement bons. mais il faut tout de même s’exercer ; quand bien même tu te surprends à sincèrement tenir à ce bout d’enfant. peut-être aurais-tu aimé vivre fragile, comme lui. ou bien cela te dégoûte-t-il tellement que tu veux l’observer mourir seul pour mieux le faire renaître de ses cendres. c’est un mystère pour le moment — tu ne te tracasses pas à y réfléchir.

tu retires ses chaussures, manipule lentement ses pieds un à un pour mieux comprendre ses douleurs physiques.

« tu es sacrément amoché. »

et ce n’est que le début.

de frileux mensonges se répandent dans la pièce, faisant frissonner de plaisir les oreilles du médecin trop curieux que tu es. par tes mains, tu manipules les blessures, y trouve quelques vérités mal dissimulées. oh, ces ecchymoses ne résultent pas d’un peu de maladresse juvénile, non. alexander tu avais peint les mêmes sur les mollets d’anciens camarades ; et tu appelais cela des trophées. ces souvenirs de jeunesse dessinent un peu de bonheur sur ton visage, que tu dois transformer en inquiétude pour garder cet aspect bienveillant qui déguise tes vices.

tu lèves les yeux, cherche l’attention du petit. dans ses mots tu cernes les appels à l’aide, te demande l’espace d’une maigre seconde si tu dois l’ignorer pour mieux le ramasser à la petite cuillère… mais c’est un non. la tyrannie n’est pas la meilleure des caresses pour cette âme si​ fragile.

tes doigts, griffes du démon, glissent sur le corps du garçon, de la cheville au genou, puis tu te relève grand tel un bourreau qui se croit capable d’être meilleur sauveur.

« inaptitude au sport, une première semaine. tu reviendras me voir après, je prolongerai. seulement… »

tu t’éloignes pour aller sélectionner un à un dans une étagère, quelques produits classiques. désinfectants, bandage, crème, pansements. les mains chargées, tu reviens déposer ton matériel comme tu les avais pris : un à un, d’une lenteur exécrable.

« … si tu me dis la vérité, yong-nam. je veux les détails. les noms. le lieu. les mots. tout. »

tes lèvres s’étirent, affichent un sourire maladroit qui prend des airs de père rassurant, mais qui n’a la courbe que du vile malin.

tu rêverais d’annoncer tel un sublime menu de la gastronomie française, l’étendue des horreurs dont tu peux être le grand chef ; mais pas à un enfant. yong-nam pourrait t’entendre dire comme tu aimerais serrer sa cheville pour mieux la tordre ou à l’inverse, écouter les immondices que ses tortionnaires se risquent à subir au nom du presque bon père que tu aspirais devenir. deux chemins qui pourraient mener à bien des destins différents… mais tu ignores ce que tu préfères.

tu te baisses à nouveau à sa hauteur, hésite jusqu’à la dernière seconde sur les mots que tu dois prononcer, quand enfin le coton imbibé de désinfectant se pose sur ses doigts amochés alors : tu sais. il t’aimera bien plus aisément si tu assumes de le protéger.

tendre, tu maintiens tout de même fermement​ les doigts de ton patient, ajoutant ;

« c’est important pour moi, tu sais. que tu te sentes bien. que tu grandisses, bien. il y a trop de choses capables de te détruire pour que je laisse la moindre poussière venir gâcher ton avenir.​​ »

tu serais triste de voir la toile qu’il incarne s'effriter sans que tu ne puisses la signer de ta patte. yong-nam, tu l’as décidé dès le premier regard, était ton projet à long-terme le plus vicieux et le plus sain — pour tes folies décadentes.

après tout : lui devait rester en vie entre tes mains.

« mais si tu insistes, je peux aussi te casser le pied.​​ »

trait d’humour pour qu’il ne prenne pas peur quand tu annonces qu’il t’es précieux ; tu es encore maladroit malgré toi avec les conversations badines.

sage, l’enfant obéit, délie sa langue pour sommer quelques vérités encore enrobés de décorations peu flatteuses. tu sauras t’en contenter.

tu conclus les soins apportés à ses doigts pour ensuite le déchausser, afin de libérer ses pieds et d’appliquer de la crème sur ses douleurs. calme, tu ne dis mot sur les yeux du garçon qui luttent pour ne pas devenir océan de tristesse, dont les marées destructrices répandront les émotions d’un gamin sur le flegme d’un adulte qui était roi de toutes les eaux.

si tu étais petit alexander, tu aurais probablement été parmi ceux, si ce n’est celui, à le jeter au sol. ton regard de vipère admire alors ses blessures avec plus de tendresse ; elles sont des sévices qui traversent le temps et tu es heureux, de pouvoir soigner des immondices pareils. heureux qu’il existe toujours des individus détestables pour te donner l’occasion de voir les chevilles se tordre, les genoux s’écorcher, les yeux se gorger de larmes.

« je ne suis pas sûr qu’ils te détestent. » tu quittes son chevet pour laver tes mains. « et tu n’es pas nul non plus. » tu reviens à son niveau, bandant sa cheville abîmée. « tu es lent. timide, probablement peureux. tu hésites, yong-nam. c’est pour cela qu’ils te donnent des coups. » tu termines de serrer la bande avant de scruter ses yeux à nouveau. « donne moi leur nom. » tu parais bienveillant en apparence, pourtant ta voix à le timbre des menaces qui ne doivent être prononcées audiblement. « dis moi qui c’est et je m’en occupe. » une main qui s’échappe pour venir caresser le sommet de sa tête, en même temps que tu te relèves.

« et bien sûr que je t’aurai cassé le pied mon ange. » ici tout est dit sous serment. « je peux aussi t’arracher des dents. te couper un doigt. te disloquer l’épaule. enfoncer tes côtes dans tes poumons. » tu retournes t’asseoir à ta place, fouillant les tiroirs pour trouver le bon papier à remplir. « moi ça ne me dérange pas de faire des blessures. je sais les soigner. mais je ne vais pas te casser en mille morceaux, yong-nam. je vais me contenter de réparer les dégâts des autres. » tu auras le maître mot en temps venu. « je te mets inapte pour un mois. ça te va ? en échange tu passes me voir à la place des entraînements. on écrira que tu fais de la rééducation… » un dernier trait de stylo et ta signature orne le papier que tu fais glisser sur le bois vers lui.

« il y a autre chose dont tu voudrais me parler ? » tu attends des noms à punir.

ses mots s'essoufflent, et tu entends que tu n’en sauras pas autant que ce que tu voulais. pas de nom à donner, trop de crainte envers la douleur. yong-nam n’a pas conscience des sévices que tu saurais imposer à quelques enfants dissipés… tu soupires, les lèvres scellées. il y a bien des choses qui se bousculent dans ta tête pour que tu ne t’autorises à laisser glisser le moindre détail de tes méthodes éducatives. tu souris, pour conclure cet écart de pensée qui t’éloigne du garçon — après ces secondes d'inattention tu le dévore à nouveau du regard.

« non, tu n’es pas obligé. tu n’es obligé de rien. je suis déçu mais, ce n’est pas important. tant que tu vas bien. tant que tu viens me voir pour que je te répare. »

ton dos glisse dans le fauteuil, tu parais moins sévère, moins directeur d'hôpital, plus homme, plus commun. c’est comme si votre consultation venait de prendre fin et qu’il ne restait maintenant plus qu’un individu préoccupé par l’avenir d’un enfant étriqué.

« tu as peur d’avoir mal ? hm… appréhender la souffrance ne fait que la rendre plus douloureuse, tu sais. c’est pour cela que l’on enfonce les aiguilles dans la peau avant la fin du décompte. ce que ton corps encaisse yong-nam, ce n’est rien comparé à ce que ton esprit peut recevoir. laisse les te taper. ne dis rien ; ils finiront par se lasser. alors, oui, tu risques de revenir avec une jambe cassée et des ecchymoses partout le corps… mais il y a des sacrifices nécessaires pour survivre. » tu hausses les épaules. « personne ne s’acharne sur des cadavres, yong-nam. alors deviens un cadavre. après tu seras tranquille. » on dirait que tu as déjà vécu ces événements ? « si tu n’es pas plus fort tu dois être plus malin. tu es fils d’hécate ! tu as toutes les cartes en main pour me surprendre. m’enfin. il y a quelqu’un pour te ramener au camp ? je peux te raccompagner si tu veux. »

essayer. alexander tu es fier, tu hoches la tête : tu sais qu’il y arrivera sans problème. quelque part tu le vois déjà mort, simplement errant et toi tu patientes, viendra le moment où il saura être réanimé comme tu l’aimes. tu te lèves, grand, rejoint le petit, une main tendue, tu l’aides à tenir sur ses pieds mais tu as conscience de la douleur et ; tu ne te veux pas tyran avec lui.

tu t’abaisses, pose un genoux au sol, invite le jeune garçon à grimper sur ton dos pour lui éviter le déplaisir de la marche.

« alors on y va. »

quand il te rejoint — tu ne lui laissais pas le choix, ton regard avait la profondeur d’un ordre ; tu quittes ton bureau, passant à l'accueil pour justifier ta courte absence et quémander à ce que l’on envoie les papiers sur ton bureau à l’intention des instituteurs et une copie au chef de la baraque des hécates. les oreilles t’écoutent demander poliment des ordres, ne cachent pas leur surprise de te voir au contact d’un gavroche abimé. depuis quand alexander louis anderson appréciait-il les enfants ?

tu souris pour faire taire les interrogations silencieuses qui pesaient sur les lieux : le genre de rictus qui n’avait rien de mesquin mais que les adultes savent interpréter. tu es sournois, vicieux. quelque chose plane sur la tête de yong-nam et personne ne dit rien. c’est comme s’il était interdit d’insinuer le moindre mal mais leur curiosité morbide attendaient un résultat.

tu disparais de l'hôpital, ton ange sur le dos. la marche est drôlement mouvementée, tu sembles presque sautiller, fredonnant d’une voix basse un air de comptine dont tu inventais l’air à chaque seconde. entre marche et navette tu restais distant, le regard lointain sur l’environnement. c’est comme si tu n’aimais pas être ici à cet instant.

« j’irai demander à l’ambassadeur d’hécate de te trouver des béquilles… » tu passes une main dans ses cheveux, tirant avec tendresse les mèches qui menaçaient de tomber sur son front pour libérer son regard ténébreux. « sois sage angel yong-nam. » imite bien les morts. ton pouce clos ta caresse en passant sur le contour de sa mâchoire, puis tu l’abandonnes dans sa propre arène.