frêle est le corps, affamé mais gavé de rage. il y a dans tes yeux toute l’amertume d’une enfance que l’on ne te rendra jamais, et dans les oreilles toutes les moqueries que tu cherches pourtant avec ferveur. dans ton ventre, il y a aussi, de la bile, de la peine, des remords. mais tout ça, tu peux encore le vomir.

face à toi une silhouette se dessine, mais tu l’ignores, assis par terre tu tournes tes fesses contre le sol sale et fait désormais face au mur. elle te dit des vérités qui t’embêtent, des choses que tu devrais faire. ça n’apaise pas le feu qui gronde en toi, et tu ignores encore ce que tu voudrais faire de telles flammes. à moins que ?

« je fais ce que je veux. »

du haut de tes quinze ans tu ne sais pas être grand. il n’existe en toi que des fractions de gamineries dont tu n’as jamais pu réellement profiter, et ça t’abîme encore plus de ne pas savoir comment ne plus être ce gavroche maladroit ; quand bien même tu sais que tu deviendras un adulte malveillant. tu te retournes finalement, pour la regarder enfin : concevoir que dionne existe et que tu ne peux pas la faire disparaître en l’ignorant. mais tu ne prends pas sa main.

« pourquoi tu essayes. avec moi. t’as quelque chose à me dire, toi aussi ? accouche. qu’est ce que j’en ai à foutre. encore une nana qui croit pouvoir me materner, hein. elle est où hébé ? »

les autres mangent au loin, tassé comme des bêtes et toi tu te bats l’estomac vide avec quelque chose de pourri ; une femme tu te dis. tu pourrais en avoir la nausée. l’entendre essayer de se frayer un chemin dans les méandres de ton existence te donne envie de l’étrangler.

pourtant elle a des mots durs mais des mots vrais, des paroles qui tapent dans le cœur mais qui apaisent, aussi ; car elle admet ce qui est. pour la première fois depuis des années tu entends de quelqu’un ce que tu croyais être le seul à penser.

mais ça te tue d’être d’accord, de concevoir que tu n’es pas le plus abandonné des orphelins, et que, par dessus tout ces dires, tu t’apprêtes à obéir. tes yeux se logent dans les siens, tu adoptes la même mine, motivé par le défi.

« j’ai dit : j’fais ce que je veux. »

mais tu n’approches pas pour autant, non. tu es sauvage, alexander, dominé par la violence des traumatismes qui s’extirpent dans tes poings virulents. et c’est pas que tu ne veuilles pas la taper, non, mais c’est trop gros de le faire ici et tu commences seulement à apprécier d’être cachotier.

« pourquoi tu vas pas manger avec les autres ? qu'est ce que tu veux ? dis le. »

pourquoi jouer les héroïnes, et croire qu’il puisse exister quelqu’un capable de supporter le monstre qu’il est ? alexander ne se plaint pas d’être seul ; il adore.

parlé de toi. ça devrait couvrir ton coeur de honte, enlaidir ton visage de gène, souffler sur tes mots pour qu’ils peinent à trouver leur chemin. mais jamais tu ne te sentiras indigne, toi, petit sans arme à qui on a montré toutes les formes de méchanceté.

proche de toi tu prouves que la bête sauvage n’a peur de rien, que tu ne crains pas les hommes, et encore moins les femmes. elle saisit ton visage de gavroche, grimaçant sous ses ongles de pécheresse et tu montres les dents, gamin violent qui ne se limite pas à ses poings pour transmettre sa rage.

pourtant tu ne fais rien. tes oreilles écoutent, et à cet instant c’est tout ce que tu sais faire. le son des réprimandes est chaleureux à ton cœur — jamais on avait pris le temps de mettre des mots sur tout le bordel dont tu étais le grand maître. elle flatte ton égo et paradoxalement, apaise ta barbarie juvénile.

c’est d’accord. tu te lèves, sans chasser sa main, sans quitter ses yeux.

« “alexander ci, alexander ça. donne la papatte, fais tes devoirs. tu te tais quand je parle, tu écoutes quand je te cause, tu vas là bas quand j’te dis d’aller là bas, tu restes ici quand j’te demande de rester ici.” vous avez peur que des gamins fassent la loi ou quoi ? j’veux juste pas manger avec eux, on s’en fou, ça change quoi, hein ? je mangerai mieux demain. ça va. j’emmerde personne. lâche moi. tu me respectes pas. j’ai rien demandé. j’m’en fou. »

qu’elle s’en aille, comme les autres. qu’elle lève les yeux au ciel, qu’elle hurle un coup. qu’elle face ce qu’ils ont déjà tous fait au moins une fois avant de baisser les bras. dionne selon toi n’est qu’une personne de plus persuadée de tout mais fatiguée de rien.

droit comme un piquet tu restes figés, comme dans l’attente que tombe encore des mots dures ou bien les claques. qu’importe. t’as déjà encaissé toute la misère du monde alors que lui reste-t-il ? un peu de poussière ? chieuse.

elle soutient ton regard, ne se détache pas de ta haine. cette femme que tu aimerais planter, tu es persuadé qu’elle finira par lever la main sur toi — car c’est comme cela qu’on te recadre, car c’est par cela que tu nourris ta rage.

mais elle parle, creuse. ne te tient pas tout naturellement pour responsable de ton propre isolement. tu regardes ses pupilles, cherche une réponse dans la profondeur de son regard mais il n’y a rien ; pas même le reflet d’une ébauche. tu es seul, alexander. seul à devoir choisir si la vérité peut s’échapper de toi ou si tu préfères continuer de la museler pour mieux la lapider.

et tu es fils de monstre, fils de regret, fils d’aigreur.
avorton d’hébé.

« j’ai envie de les taper. » tes poings se serrent. « mettre mes mains à leur cou à tous, les regarder crever. qu’hébé vienne, là, pour donner sa bénédiction, que je l’attrape elle aussi par les cheveux pour la trainer toute la journée, j’veux l’entendre me supplier d’arrêter d’être sage de faire comme les autres de pas devenir un petit démon, j’veux l’entendre me parler, j’veux l’entendre, ouais. » tu renifles, ta tirade était si gorgée de colère que t’as oublié de respirer. « mais on s’en fou. » tu hausses les sourcils, ferme ta bouche. le silence que tu invoques ne sert qu’à lui laisser le temps d’être surprise, ou décontenancé. tu reprends avant qu’elle ne déblatère ses prières de grande dame ; « j’vais rien faire. j’vais rien faire. » tes épaules se hausse quand tu confirmes ce que tu venais de dire. « j’dîne pas avec eux. et puis j’ai pas la force pour traîner quelqu’un. j’vais rien faire. j’veux juste pas être avec eux alors que j’ai envie de faire tout ça. j’suis sympa merde, c’est eux qui veulent m’exciter pour voir de quoi j’suis capable. »

et tu sauras leur montrer. tout ce mal qui gronde en toi alexander, tu le domptes, car tu sais qu’un jour il faudra le laisser se répandre hors de sa cage. peut-être peut-elle le lire en toi ; ou peut-être restera-t-elle aveugle à la folie qui gangrène.

il n’y a pas de dégoût, pas de peur, pas de haine dans le regard céleste de l’adulte, elle qui ne fuyait même pas ta rage. elle cesse simplement de te toucher.

sale bête. tu ne mérites pas la moindre caresse.

elle dit simplement ok, comme si tes paroles, imperméables, s’étaient répandues sur elle sans l’atteindre — et pourtant elle ne veut plus poser ses doigts fins sur ta carcasse.

tu yeux regardent, assassins, sa main qui t’abandonne. un infime détail qui étouffe ton rachitique petit cœur. tes oreilles écoutent, sans que tu sembles lui montrer ton attention, quand elle parle de rendez-vous comme d’un récipient où cracher ta bile. tu déglutis.

elle aussi tu la trainerais bien par les cheveux. tu renifles, avale probablement une larme pudique. tu la regarde à nouveau, les yeux dans les yeux ; comme un duel que tu t’infliges.

« quoi. un psy ? un prêtre ? » tu hausses des épaules. « si tu veux. » tu t’en fiche. « si ça te rassure. de te dire que fallait essayer ça. » si après les coups, les insultes, les engueulades, il fallait en venir à l’écoute. la bonne blague. « c’est toi. l’ambassadrice ? » il n’y a que ce genre d’élu pour croire que leur juridiction est meilleure que les précédentes. « si ça marche pas tu démissionnes ? et tu fais quoi de moi après ? » convaincu que ça ne marcherait pas — t’espère juste la détruire, comme tu détruis tout.

elle t’a tapé, et il est évident que ça te marque. quand elle vient prôner la valeur de la parole ; soudaine, elle lève la main, te bouscule sans haine — oui c’est ça. c’est la première fois que l’on te touche sans violence, sans domination brutale.

tu bouillonnes silencieux ; tu veux te ruer sur elle, mêler son corps à la terre, arracher sa peau ses cheveux ses ongles ses yeux, dévorer ses intestins et répandre son sang mais tu

restes inerte, le regard chamboulé d’incompréhension,
car tes doigts ne veulent pas la mutiler non il n’y a que ta conscience encore sauvage malgré toi qui n’accepte pas le contact quand ton corps, lui ; il a apprécié ça.

tu dis rien de tout ce qui se passe dans ton crâne — c’est trop tôt pour mettre des mots sur cette bizarrerie dont elle est la mère.

et elle se propose oreille, voix, ambassadrice ; tu retiens un rire mais un soupçon de moquerie s’échappe de tes lèvres : t’as l’impression qu’elle prétend être dieu. toute seule. en ces lieux, en ce monde. woaw. quelle audace.

« moi ? ambassadeur ? » le détail que tu retiens, désormais plaqué dans tes pensées comme une obsession qui jamais n’avait eu le cran d’effleurer ton esprit. tu parais surpris, car sa façon de le dire est faîte pour te laisser croire qu’un titre pareil, même un paria comme toi n’en es pas exclu. ambassadeur ! tu t’imagines une couronne sur la tête, véritable roi, un pied sur son cadavre ô mais pas souillé non, tu le garderas, véritable trophée, tu l’exposera même sur le plafond de ta chambre, que tu puisses t’endormir en lui souriant et te reveiller en la narguant ! haha, ambassadeur, pardi ! tu n’es pas que bon à jeter des cailloux !

« je compte pas crever de si tôt ! »

l’excitation dépasse ta pudeur, tu t’exposes enfin, véritable courageux, futur grand maître des mondes.

« ça m’est égal, qu’on s’entende pas. » t’as pas besoin de ça pour la traquer. « mais d’accord. je te parlerai. à toi. » tu lui diras tous tes maux pour qu’elle s’en fatigue. qu’elle craque. « mais me touche plus comme ça. j’suis pas un clébard. » tu renifles, reflexe stupide t’as l’impression d’être un dur à cuir. « comment tu t’appelles ? » jamais gêné de prouver que tes oreilles n’écoutent que ce qu’elles veulent. tu crois même que c’est comme cela que tu signes le début de grandes aventures.

dionne. maintenant que tu l’entends, tu te souviens. tes yeux roulent, parce que tu n’aimes pas les efforts quand ils ne te concernent pas. m’enfin. dionne. c’est à elle que tu dois ta vie désormais : à elle que tu en voudras quand le monde te piétinera, et à elle que tu diras merci si par malheur tu parviens à le mettre à feu avant.

« j’oublie pas. »

tu feins l’ignorance comme le sale gosse que l’on attend que tu sois, voilà tout. tes yeux vagabondent aux alentours, tu cherches ailleurs à regarder maintenant que la proximité avec l’ambassadrice s’est installé, tu te rends compte que tu n’es pas à l’aise.

alors quoi, maintenant. il faut parler, comme elle a demandé ? s’en aller ? crier ? tu es un peu perdu, pas habitué à te lier à quiconque (sauf thetis). te mordille ta lèvre inférieure, tire les peaux mortes avec tes dents, tandis que l’un de tes pieds frappe au sol quelques ballons imaginaires. là bas ils n’ont pas terminé leur repas, et toi tu ne veux toujours pas y retourner.

« je peux retourner au bungalow ? attends. »

tes mains fouillent soudainement tes poches. tu sors une bille, ridiculement simple et sans intérêt ; pourtant tu lui tends, le poing ferme.

« tiens. donne moi un truc en échange. »

l’idée, comme un éclaire, t’avais séduite sans que tu ne saches pourquoi. était-ce le fait de partager quelque chose de matériel, pour sceller ce souvenir, ou bien, le sentiment d’être un peu spéciale si tu obtenais le moindre cadeau ? tout est flou pour toi mais tes caprices sont certains, alors tu attends, alexander. un miracle peut-être : une réponse qui t’aide à croire, l’espace d’une seconde, que tu as su être l’interlocuteur de quelqu’un.

la main tendue, tu récupères ce qu’elle te cède. un bijou ; beau comme le soleil. tu ne connais rien à ces babioles, mais tu l’enfiles à un doigt. ils sont encore fins, car ce sont les doigts d’un jeune garçon mais, en observant ta main, tu ne te rends pas compte qu’un jour il faudra la retirer pour toujours.

mais ce n’est rien. tu vas grandir, ton esprit aussi. la bague deviendra pendentif, et ce défi juvénile deviendra ta prière.

encouragé à entamer le pas, tu es plus rapide qu’elle, probablement plus impatient de découvrir demain. tu ne veux pas qu’elle te suive, tu ne veux pas qu’elle voit comme la rage, soudainement, s’était éteinte en toi.

tu n’es pas guéri alexander, tu es simplement endormi. ce soir, peut-être rejoindras-tu tes frères et soeurs, en silence pour ne pas que ta langue ne délivre de sales mots qui puniraient ta présence. enfin, peut-être seulement.

avec toi rien n’est sûr.
il ne faudrait pas que tu rencontres un oiseau blessé sur ta route, non
il ne faudrait pas que l’on te redonne l’opportunité d’être un monstre.

« bye dionne ! »