les enfants assagis

Arden gardait ses souvenirs comme des petits bibelots éreintés qu’on rangerait précieusement dans une boîte à chaussure, remisée sous le lit ou sur l’étagère la plus haute d’un placard que l’on n’ouvre jamais. Elle avait aimé Onyx pendant longtemps, avec l’intensité de l’adolescence qui ne connaît pas la tristesse et qui n’a dans la gorge que la colère d’être jeune. C’était peut-être son premier amour ; le premier, en tout cas, auquel on avait répondu avec une ardeur égale à la sienne. Elle n’avait gardé pour ancrage que la certitude de la nostalgie à l’égard de cet amour de jeunesse, qu’elle pensait pour toujours partagée ; elle se souviendrait, disait-elle, de leurs doigts qui s’étaient enlacés avec maladresse, ou du premier baiser doux et candide échangé à l’automne – ou était-ce au printemps ? – à l’ombre d’un grand chêne. Elle avait trouvé la paix dans cette complicité qu’on ne saurait leur retirer, malgré leurs détours et leurs peines ; pourtant, la voilà égarée.
Elle avait tout et rien perdu à la fois, quand Onyx était tombé dans le Léthé et que les eaux sombres avaient noyé sa mémoire : leur amour avait déjà fané depuis deux ans, et il ne leur restait qu’une amitié teintée d’un malaise encore tendre. Elle ne reconnaissait plus, dans son visage à l’éclat du soleil et dans ses rires qui rappellent l’été, le garçon ombrageux dont elle avait été amoureuse : ce n’était rien. S’il venait les lui demander, elle pourrait offrir à cet astre à la lueur nouvelle des souvenirs bien ordonnés, qu’Arden avait remisé dans un creux de sa mémoire pour ce jour où, enfin, il viendrait à elle. C’était des possessions immatérielles qui lui appartenaient autant qu’à elle, s’il voulait seulement les réclamer : elle serait là pour les maintenir à la surface, avec un dévouement silencieux et sans mélancolie. Elle ouvre la porte avec un rire tranquille.
Onyx – pardon – mon prince esseulé ! Quel plaisir de te voir à ma porte !
Il fallait abandonner toutes les habitudes et redéfinir tous les paradigmes : leur lien s’écrirait en palimpseste sur les vestiges à peine effacés d’une amitié ancienne. C’était drôle, pour Arden, de se savoir porteuse de leur mémoire ; en toute ingénuité, elle ne savait que faire de ce fardeau qu’ils auraient dû partager. Elle projetait dans cette figure au visage adoré et aux manières nouvelles des sentiments qui n’avaient plus lieu d’être ; elle savait sa désinvolture sans malice, mais portait les stigmates de sentiments sans réponse, dispersés au gré du vent.
Entre donc ! Merci pour les pâtisseries ; viens, tu veux un café ?
D’un geste vague, elle l’invite chez elle, figure à la fois inconnue et familière—elle pensait reconnaître son odeur mais ne voulait pas s’accrocher aux mirages. Onyx avait franchi cent fois l’encadrement de la porte, bloquant le soleil de son large dos, mais elle savait la mémoire sans valeur. Les pâtisseries lui plaisaient sans être ses préférées : il faudrait, doucement, se réapprendre.
Fais comme chez toi, ah ! tu ne dois pas t’en souvenir mais tu es déjà venu.

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Debout dans son salon, il dessinait un trou noir, une silhouette découpée dans un petit tableau pour n’en laisser que les contours dans cette scène de genre charmante—Arden l’avait vu là mille fois, pourtant, elle avait le souffle court comme si c’était la première : il faudrait tout redécouvrir, jusqu’au timbre de sa voix qui avait déjà, autrefois, usé son prénom. Tout était pareil, tout était différent, jusque dans la manière dont les syllabes se déroulaient sur sa langue avec joie et tendresse, sans venin aucun ; Arden aurait toujours en elle l’empreinte de ses yeux noirs et de sa rage.
Viens dans le jardin, alors. J’ai de la menthe, je vais en cueillir pour le thé.
C’était sans pudeur qu’elle laissait courir son regard sur les traits adorés, sur les cheveux sombres d’Onyx qui tombaient en cascade sur la courbe de ses épaules, embrassés par la nuit ; elle se souvenait de sa peau claire et de ses grains de beauté qui y dessinaient des constellations en négatif, et se dit alors qu’elle n’avait plus le droit d’en garder l’image. Ses joues prennent le rose tendre d’un amour ancien dont elle préservait l’impression, comme une aube peinte à l’huile.
C’est peut-être que le goût ravive des souvenirs endormis. Si tu veux, la prochaine fois, tu pourras l’apporter ici, et je le préparerai comme tu l’aimais.
Le jardin était petit mais très vert, et dessinait au printemps, par la baie vitrée du salon, un fragment intime de verdure qui ressemblait aux Nymphéas. À l’ombre d’un grand tilleul, elle avait planté des fraises des bois, l’air sentait la menthe et le basilic et avril portait avec lui la fraîcheur du chèvrefeuille : viens au jardin, Onyx, et Arden te fleurira de jonquilles ! C’est sous les épines des rosiers jeunes qu’elle révélerait les secrets qui lui appartenaient aussi, comme cette terre bleuie de myosotis. Elle lui fait signe de s'asseoir à la table du jardin, sous les branches en alcôve qui laissaient filtrer le soleil, le temps qu’elle coupe la menthe de ses doigts blancs qui en prendraient le goût.
Ça serait bien que tu puisses te sentir chez toi ici ! Tu m’avais aidé à emménager, je crois—on était déjà plus ensemble, mais tu as toujours été gentil avec moi.
Et quand on avait sectionné son visage effronté, comme un lilas coupé au sécateur, il était venu la voir, il avait tenu sa main avec douceur—ils avaient pleuré la fin de leur amour jeune sans en perdre la tendresse. Après sa chute, elle s’était dit je l’ai perdu deux fois, et pourtant, il était toujours là : dans le limon de sa chair, il restait quelque part la marque de ses doigts, qui avaient parcouru sa peau tiède comme une argile à sculpter à la forme de ses caresses.

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Le printemps jeune et beau porte les effluves d’une vie enterrée dans les plaines et, dans le visage d’Onyx touché par les rayons du soleil faible, elle se voit ingénue ; s’abreuve de cette vision sereine d’un temps où elle portait encore sur ses joues rompues sa candeur. Ses mains claires sectionnent trois brins de menthe, dont la sève coule, laiteuse, sur la pulpe de ses doigts qui prennent le goût des aromates. À l’ombre de ses paupières, elle voit se peindre le petit tableau tendre d’une vie qui n’était pas la leur ; scène de genre d’un passé, d’un présent et d’un avenir qui n’avaient pas existé, n’existeront pas—le vent doux d’avril est alourdi de la mélancolie d’amours déjà finis, délavés, qu’on avait gratté de leurs peaux pour y réécrire l'absence. Le bruit des feuilles agitées par le vent comble le silence : elle se dit que c’est bien, ainsi, il ne semble pas trop long.
Je n’ai pas de deuil à faire, parce que tu n’es pas mort.
Arden avait déjà pleuré les morts—c’était assez, et pour ces morts, elle trouvait indécent de pleurer un vivant, de le pleurer lui, alors qu’il était là, assis dans son jardin, bien loin de la terre où dormaient les défunts. La lumière découpée par les feuilles dessinait sur son visage l’empreinte irrégulière des beaux jours, et elle le regardait sans frémir, le reconnaissait alors tout entier ; voyait la beauté qu’elle avait trouvée autrefois dans la courbe de ses lèvres, la ligne de son nez, la couleur de ses iris. Rien n’avait changé, tout avait changé, et Arden superposait les versions de lui comme des petites diapositives aux couleurs passées mais vives dans son esprit. Il fallait se souvenir, oublier, crever le présent de la lame du passé pour en purger le poison tout en embrassant sans ardeur la rencontre nouvelle qui ferait les fondations de leur avenir.
Je vais faire le thé, ne bouge pas, je reviens.
Elle disparaît à l’intérieur pour écraser sa confusion entre les quatre murs de la cuisine, petite et familière, embrasser les certitudes de l'enclos tranquille où elle se laissait grandir. Arden aimait la linéarité sans abandons de ses habitudes, d’un quotidien qui se prétendait très bien rangé, sans effronterie, où elle pouvait se laisser aller à la désinvolture dans un environnement fermé, un cadre bien défini qu’était celui de sa vie sans détour. Elle était touchée, peut-être, par les ondulations du renouveau qui rompaient la surface lisse de son existence dont il ne fallait pas déranger la quiétude, réaction timide à un effondrement qu’elle avait déjà enterré, camouflé par ces fleurs endémiques à sa peine. De loin, elle s’était vue laver les feuilles de menthe, sortir du placard deux tasses pour y verser l’eau bouillante, comme un rituel, une incantation exsangue de magie mais lourde de joies anciennes en pointillé.
Quand elle revient au jardin, c’est pour offrir à Onyx la tasse brûlante, s’assoir en face de lui, enfin, et verser tout son coeur sur la table, comme ça, pour ne pas porter seule sa jolie peine injuste qu’elle prétendait ne pas voir.
Je veux pas te mentir, tu sais, c’est étrange—mais je pense que je ne suis pas triste. Je crois, je n’en suis pas sûre, que je suis en paix avec ça.
Son doigt court le bord de sa tasse ébréchée, s'arrête là où la porcelaine s'est fendue d'avoir été trop aimée : elle le fait sans y penser, ne regarde que lui, ne voit que lui, Onyx, celui qu'il n'est plus vraiment ou celui qu'il est devenu ; cherche dans ses mains et dans son visage ces petites manières qu'elle avait connues comme bien à lui, qu'elle avait trop aimées aussi, jusqu'à les user.

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Moi aussi, je t’aime beaucoup. Ça a toujours été une vérité.
C’est jeté, comme ça, dans l’air du printemps qui écrase le jardin ; c’est dit avec une honnêteté hâtive sans pouvoir être repris : Arden avait cette confiance alanguie en ses propres sentiments, et portait son cœur comme une écorchée dont l’amour est une constante fiable et sempiternelle, qui ne s’embarasse pas d’hésitation. Dans sa mollesse de fille de l’été, elle se complaisait dans la certitude des décisions prises, ne s’embarrassait pas des regrets quand elle coupait sa vie au couteau pour en tirer des lignes claires. C’est ainsi qu’elle trouvait son indolence, s’abandonnait à son futur comme il lui venait—en vraie amante du point du jour, elle partageait sa persévérance.
Elle avait pris une gorgée de thé, fixait un point de lumière dans le vert de son jardin pour prétendre sa tendresse indifférente, ne pas dire ses émois à la mémoire de leurs souvenirs partagés. C’était un amour jeune, enterré il y a dix ans, dont elle ne pouvait retrouver les racines ; elle voyait Onyx devant elle, sans rage ni arrogance, et trouvait tout de lui dans les traits assagis de son visage, n’en retrouvait rien dans ses iris libérés de leur élan guerrier. Quand elle repose sa tasse sur la table de jardin, le cliquetis de la faïence résonne dans le silence.
On était jeune, mais c’était une décision juste. C’était la décision de deux personnes qui ne veulent pas la même vie. Arden, enfin, regarde son visage, ses yeux noirs épousent ses yeux noirs et c’est là le miroir d’un amour mort où survit l’affection. C’est comme ça.
Le serment, très pieux, est une entaille dans son cœur refermé. Son sourire est vrai, presque profane, quand elle se trouve enfin la bravoure de promettre à son tour.
Moi aussi, je serai toujours là, et j’espère que tu le sais. C’est quelque chose d’inaliénable.
Puis, ne laissant pas venir un silence qu'elle savait trop tendre pour elle, trop doux pour elle, elle se lève avec éclat, et son sourire montre au soleil ses canines.
Ah ! j'ai oublié les pâtisseries !

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