Quand désertent tous les systèmes de croyance, il ne reste aux fidèles que l’absolu de leur dévotion : Arden a en elle cette loyauté de chien de chasse, qui dorment dans la nef des églises dépeuplées du divin. À l’aube, son amour s’accroît, puis le soir aussi, et il vient un moment où, sa dévotion occupant tout l’espace des chapelles, son amour se crève et échoue comme les vagues à ses pieds, et il ne peut plus que s’étendre encore jusqu’au littoral, ou finir ici, entre les murs, quand l’adoration est encore contenue. L’amour qu’Arden vouait à Cecil avait déjà dépassé ce cadre architecturé des sentiments, et avait déjà pris dans sa vie toute la place des émois tumultueux qui la traversaient de part en part—la peine, le deuil, la tristesse, la nostalgie ; l’amour avait tout écrasé pour laisser sécher les pétales des chrysanthèmes dont elle ne fleurissait plus les tombes vides. Son bonheur était mou, tranquille, pressé comme la mer dont les roulements ramenaient toujours à elle la mémoire de ses luttes angéliques : juillet s’était fait plein de promesses, serment rompus de tranquillité, et août avait charrié avec lui la matérialité vaste et anecdotique de tous les souvenirs qu’elle avait jeté à l’océan. Arden se trouvait peuplée de ses angoisses laissées en jachère, qui la rattrapaient toujours.

Nate, avec sa pudeur d’enfant d’Amour, avait déterré pour Arden des secrets enfouis au bord du lac, autrefois, au soleil de la fin de l’adolescence. C’était une sorte de déracinement, comme on sort de terre une hellébore, et Nate avait donné à Arden les racines de sa pitié avec la sincérité ardente des amoureux trahis par leur propre cœur. Elle n’avait pas voulu le croire, et l’avait cru, pourtant, touchée au creux de son âme par la simplicité de la confession. Quand elle avait quitté l’appartement évidé de Nate, le jour était toujours beau, l’air toujours tiède, et l’été toujours infini : rien n’avait changé, si ce n’était le terrain fertile de son affection pour Cecil, qu’elle avait cultivé de fleurs sauvages qu’elle voyait enfin fâner. Arden a un cœur qu’il faudra tuer mille fois.
Elle avait attendu Cecil chez lui, le soir même, ne laissant pas sa peine être lavée par la chaleur crépusculaire de l’horizon orange, et la lumière qui échouait sur ses joues donnait à son visage lunaire la tendresse même dont on l’avait privée. Elle avait attendu Cecil, assise dans un fauteuil qui portait déjà la marque de son corps : quand il était entré, enfin, et qu’elle l’avait vu dans l’encadrement de la porte comme un archange Gabriel béni d'une sapience digne et religieuse, elle voulait déjà pleurer.

Tu m’as menti.

---

Elle pensait que ce soir, au réveillon de la chute des idoles, elle le verrait comme on l’avait décrit : elle pensait trouver dans ses yeux la pupille fendue du serpent, ou voir les frontières de la mort qui se tracent dans les reliefs de ses mains—y trouver l’ombre d’une lame, d’un crime, ou l’odeur ferreuse du sang. On avait construit autour d’elle une mythologie de Cecil à l’image même de son père, et Arden peinait encore à la saisir ; elle le devinait cruel, désormais, car il fallait être cruel pour lui mentir, mais trouvait encore dans ses traits toute la beauté qu'elle avait vu coucher-là, du soir à l'aube. Elle ne se lève pas, de peur de se voir trop fébrile si elle devait lui faire face et affronter ses péchés dans le parallélisme de leurs yeux : ainsi, Cecil devait baisser les paupières pour la regarder ; ses cils blonds et longs ombrageaient ses iris et lui donnaient encore l’air innocent. Elle pouvait alors se raccrocher à cet air virginal et séculaire qui promettait encore une sincérité ingénue. Elle savait, pourtant, qu'il avait toute la fausseté des anges. Elle déglutit mais ne détourne pas les yeux : il faudrait qu’elle voie sa chute. Tu m’as menti au sujet de ta cicatrice. De ta brûlure.

Elle se dit qu’on attendrait d’elle, ce soir, des larmes comme une averse—Arden était de ces filles dont on aimait voir la peine, et dont la passivité se sublimait dans l'aliénation de la tragédie. Ce soir, elle ne pleurait pas, pour ne pas arroser la terre stérile dans laquelle son amour avait grandi ; elle ne laisserait pas Cecil exhumer ses faiblesses dans le terreau meuble de l’affection qu’elle vouait au monde. Arden trouverait, plus tard, des épaules braves sur lesquelles pleurer, des chairs avenantes à nourrir de sa tristesse ; dans le fauteuil, son corps est tout en courbe, et elle ressemble à une Pietà habillée par le deuil. Ce soir, elle ne pleure pas, et couche dans la terre ce qui reste de son corps, de l’amour qu’elle s’était vouée, et de la tendresse qu’elle avait versé dans le visage de Cecil qui portait les mêmes stigmates que le sien : Arden se trouve souillée dans la plénitude de son être, et la blessure tranche dans le vif de sa personne même—c’est un mensonge qui perce l’abcès de son identité complète. C’est horrible de me mentir sur ça. Tu sais à quel point ça compte pour moi.
Elle se lève, par amour pour ce qu'il reste d'elle dans les contours de sa personne. Elle ne tremble pas, et replie ses bras dans une étreinte qui vient enserrer son propre ventre, tiède d'une vie qu'elle avait sacrifié.

---

Sous le plafonnier, Cecil a cette grandeur qui se dessine en pleine lumière comme la statue d’un dieu érodée par le soleil et la pluie : Arden s’était logée dans les crevasses de cette figure d’atlante, pour trouver le réconfort dans la froideur de la pierre, qui lui faisait une protection face au monde tout entier. Elle avait laissé Cecil se dresser entre elle et le reste de sa vie, en protecteur marmoréen de l’intégrité de sa personne—elle s’était crue, elle, gardienne d’une tendresse qu’elle pensant lui connaître, et qu’elle se croyait seule à lire dans ses traits gravés en bas-relief. Cette grandeur architecturale ne lui procurait plus de réconfort et, enveloppée toute entière dans son ombre, elle se sentait fébrile. Elle déglutit, et c’est un sanglot qu’elle ravale pour rester digne. Il m’a tout raconté parce que toi, tu ne m’as rien dit, rien du tout. Ça fait presque dix ans, dix ans que tu me mens alors que moi, j’ai été sincère avec toi, je t’ai partagé des choses sur moi-même que tu es le seul à savoir parce que je pensais que tu me comprenais—et je pense toujours que tu comprends, parce que je refuse de croire que tu t’es moqué de moi comme ça. La main sur son épaule trace la ligne courbe de son trapèze, et le pouce posé sur le tranchant de sa clavicule est un rappel amer de sa faiblesse de proie. Les mains brûlantes qui avaient suivi la courbe de ses épaules pour se loger dans son sein n’avaient plus rien de familier, plus rien d'amoureux, et venaient conquérantes sur sa peau pour s’en approprier la douceur. Cecil marquerait ainsi sa nuque d’un bleu, qui serait plus tard l’empreinte du désordre, de la peine, et un rappel physique de sa douleur. Quand l’hématome prendra la couleur mauve des fleurs écrasées, Arden pourra trouver là le point de fuite de ses erreurs.

La vérité, que Cecil lui sacrifie comme un agneau sur l’autel de leur amour synthétique et artificiel, est un soulagement pour elle, qui a le coeur au bord des lèvres : elle n’avait jamais cru que Nate lui avait menti ; l’avait espéré, peut-être, avec les restes de naïveté qu’elle avait trouvé dans la clairière de son coeur tendre. L’herbe y était toute piétinée. Comment tu peux me reprocher de pas comprendre, alors que tu m’as caché tout ça, que tu as inventé une histoire si proche de la mienne pour me faire croire qu’on était blessés pareil ? Arden a pitié de lui autant qu’elle a pitié d’elle-même, et ne sait que faire de toute la tristesse qui vient par vague et échoue à ses pieds transformée en colère. Elle ne peut plus respirer, respire encore, ne s’est jamais noyée dans l’océan et finit pourtant par perdre pied—ce soir, on célébrera sa mort : ses lèvres seront bleues. Ce que je comprends pas, c’est que tu as cru que ça pourrait marcher—que j’en saurais jamais rien. Je crois que c’est de ma faute, non ? J’aurais dû le savoir, mais j’ai cru— j’ai cru qu’avec moi ça serait différent ; qu’avec moi, tu n’étais pas ce que les autres me disaient que tu es. Elle veut reculer, et mettre entre eux une distance suffisante pour pleurer sans qu’il ne lise le poids de ses larmes sur ses joues blêmes. La main de Cecil sur son épaule ne lui permet pas de s’offrir cette dignité religieuse, et ses premiers pleurs n’ont rien de beau, rien de saint non plus. Je pensais pas que tu me méprisais comme ça, que tu pensais que j’étais stupide comme ça.
Elle pose sa main sur les doigts de Cecil qui enserrent son épaule. Tu me fais mal.

---

Dans l’appartement de Cecil – qui est une chapelle dédiée au culte de sa personne et de sa personne seulement, dans ses aspects les plus angulaires et froids – c’est Arden qu’on martyrise, et c’est son corps affaibli qu’on crucifiera ce soir. Elle n’a pas l’oeil analytique des proies qui cherchent à fuir : elle n’a pas cet instinct de préservation qu’ont les éternels perdants, ceux que la biologie même sacrifie à un écosystème dont ils représentent le premier maillon de la chaîne ; cette nuit, c’est ses pleurs et c’est son sang saliront les murs, alors, il ne restera rien de blanc. On peindrait un tableau abstrait du crime qui promettait d’être commis—au centre, un halo pourpre dessinera les contours de son corps, et la tâche, née de la giclée de sang, se délavera en rivières roses dont le dépôt sédimentaire laissera sur le carrelage les preuves de la violence. Arden ne voyait encore rien de tout cela, détournée de l’abattoir, et ne voyait que l’effondrement immédiat de l’éros qu’elle avait voulu transformer en tendresse. C’est important parce que, parce que—t’as pas le droit de me mentir sur ça ! T’as pas le droit de me mentir tout court, parce que maintenant tout ça, ça, ça veut plus rien dire.

Elle fait un geste de la main – lâche, traçant une courbe molle d’elle à lui – qui les englobe tous les deux dans leur dernière demeure. La nuit d’été est leur mausolée, et elle se tuerait ici-même si le monde pouvait lui faire la promesse de l’absolution de sa peine. La main de Cecil, froide et alourdie du vice, glisse dans sa nuque : elle trouve ses doigts dénués de tout amour quand il presse ses phalanges sur les premières vertèbres de son cou. Arden trouve alors en elle le sentiment d’alerte primitif et naturel qu’on trouve chez les lièvres et les lapins, dont le corps se tend et s’agite de tremblements à l’annonce tardive de la mort. Tu comprends rien ! Lâche-moi, LÂCHE-MOI ! Elle serre son poignet pour retenir sa main, mais n’arrive pas à s’en défaire. Ses doigts laisseront à Cecil un bleu circulaire, comme un bracelet, qui sera un jumeau du sien quand la blessure tournera au vert.

Arden sanglote et elle ne saurait dire si ses premiers pleurs sont versés pour lui, pour elle, ou pour ses funérailles. C’est vrai, je t’aime. Les paumes de Cecil sont chaudes sur ses joues, et la frontière tracées par le contact de leurs peaux forme des bénitiers qui accueillent les larmes qu’elle verse. Cette eau-là, la plus sainte de toutes, s’accumule et laissera dans les lignes de sa main le sel échoué de sa peur et de sa tristesse. Il pourra ainsi lécher, comme une bête, les restes de sa douleur. C’est injuste, t’es injuste, et tu sais, tu sais, elle reprend sa respiration et ses sanglots lui coupent le souffle, le pire dans tout ça c’est que j’aurais tout accepté de toi, je t’aurais aimé comme ça, j’aurais pas hésité ; mais tu m’as même pas laissé le choix. Ses doigts enserrent chacun des poignets de Cecil, comme pour prévenir sa décapitation, mais ses mains forment une coupe qui accueillera sa tête tranchée—elle n’a rien de saint Jean-Baptiste, n'a rien de pur ou de divin, et sera pourtant donnée en offrande à la Guerre par un Hérode qui ne se devine pas encore. Elle murmure une imploration presque religieuse. Laisse-moi partir, s’il te plait.

---

Il la libère et on croirait que c’est elle qui le retient—si un ange passait en annonciateur de la scène biblique qui s’écrivait là ce soir, il ne verrait qu’Arden aux deux mains nouées comme des bracelets autour des poignets de Cecil. Elle ne pense pas à les délier, et ses doigts sont comme du lierre dont la tige a pris la forme des branches auxquelles elle se raccroche : si on venait défaire l’étau de ses mains, elles garderaient l’arrondi marqué de ses avant-bras. Je sais que tu n’es pas un monstre. C’est une promesse qu’elle profère sans mentir car ici, ce soir, comme tous les autres soirs, elle sent battre sous la peau de Cecil un sang tiède et rouge qui, souillé par la guerre, reste d’une humanité atroce. Toute sa peine se trouve dans l’impression de sa tristesse à lui : Arden ne lui trouve rien d’un bourreau, et verse pour lui des larmes qu’on ne doit pas donner aux allégories de la violence des dieux.

Il n’y a rien à arranger, je suis désolée, Cecil, je suis désolée, c’est trop tard ! Elle implore avec le pathos qui incombe aux saintes mais n’a pas leur clémence ; sa voix porte le deuil, celui que Cecil lui refuse. Il n’y a rien à faire ; c’est horrible que ça se soit passé comme ça, mais moi, je ne peux plus. C’est lui qui s’émancipe de son amour, de sa tendresse, et de la prison de ses doigts qui ont dessiné sur sa peau à lui la ligne courbe et rose de ses regrets ; il s’en émancipe et implore son retour. Il n’attend pas d’Arden cet amour intentionnel et droit, juste et fort, mais l’amour asservi que les vaincus offrent aux vainqueurs. C’est un amour qui se gagne par la force et qu’Arden refuse de céder.

Dans la distance qui les sépare, et qui trace le franc désert de l’affection qu’il leur reste, elle affirme l’évidence qu’elle s’était refusée à dire : c’est fini. Le coup est porté droit au cœur—elle tient le couteau à l’origine de sa propre blessure, elle dessine ses propres plaies, et nettoiera elle-même la lame tachée du vin de messe qu’elle déverse par le sacrifice de son adoration. Il lui reconnaît ce regard des proies prisent dans la chasse quand sonne l'hallali : cette faiblesse, propre à Arden et aux innocents de son espèce, est une chose à chérir et protéger. Parce qu’il n’y a qu’elle pour préserver la clairière de ses sentiments, elle porte sa main à son visage, laisse courir ses doigts le long de la peau irrégulière de sa joue droite, dans ce geste appris de victime qui veut camoufler les parts les plus veules de sa personne. Tu m’as déjà fait du mal, beaucoup de mal—il n’y a pas que la violence physique qui compte. Les sanglots découpent sa phrase et marquent à voix haute la fracture de son être.

---

Il y dans au-dessus d’eux l’ombre d’une violence qui ne s’abat pas—un crime promis qui ne sera pas commis cette nuit. Il ne reste plus rien de ce jardin stérile où elle avait su cultiver des plantes tenaces, et ses pleurs abreuvent la terre trop sèche qui ne gardera rien de ses émois fertiles. Arden étouffe elle-même ses sanglots : sa main, plaquée contre sa bouche, couvre les gémissements, accumule les larmes, et concentre ses maux de bête éplorée le long des lignes sinueuses de sa paume. Les cris la font sursauter ; c’est là l’effondrement de sa dignité brave d’héliotrope, de fille de l’été dont les amours suivent le soleil—cette nuit-là, il n’en restait rien, pas même les rayons pâles rendus par la Lune. Il attrape son poignard, et elle se voit mourir mille fois, en kaléidoscope, et elle se voit lutter aussi : il entaillerait sa hanche et elle mourrait des mains de l’ange.
Arden ne peut rien dire de plus, noyée de la générosité de ses pleurs qu’elle verse pour eux deux, comme un dernier cadeau qu’elle ferait à Cecil dans cette chapelle où il vivait en martyr. Il lui dit de partir ; délaisser ce jardin où tout vient de mourir, où les ronces sont asséchées et où l’herbe a pris la teinte jaune des étés sans répit ; c’est une maison sans sève ni joie, un cimetière pour son innocence. Cecil peut donner de lui le sang, la lymphe, et la tristesse qu’il ne perçoit pas encore—tout se muera en colère par l’acte miraculeux de l’ichor, et Arden est désarmée face à cette malédiction du Père.
Elle part, dans cette fuite sacrifiée sur laquelle elle ne reviendra pas : la nuit est mauve et l’air est rouge du sang versé, qui n'est pas le sien. Dehors, là où le vent est tiède et sent le romarin, elle s'arrête pour pleurer.

---