Septembre long, septembre chaud, septembre enfin, même si l'été n'en finissait pas. Themisto appréciait chaque jour qui le séparait des événements de juin, de son dernier face-à-face avec un monstre. Il n'avait pas revu Sophia depuis son excursion à l'Achéron. Il n'était plus vraiment sorti de Nausikaa, il fallait dire, pas même pour le travail. Pas la tête à ça ; pas le courage, peut-être, non plus.

Puis la demande était tombée ; un photoshoot, une après-midi, pour quelques belles photos. Une femme dont le nom ne lui parlait pas, avec qui il n'avait jamais travaillé, mais c'était souvent comme ça. Il avait hésité à refuser la demande. L'accepter, c'était emprunter le studio de son père. Sortir de Nausikaa. Tenter sa chance ; encore.
Accepter, c'était aussi prétendre que la vie était revenue à la normale. Et n'était-ce pas le cas ? Alors il accepta la demande.

Et avant de partir pour le rendez-vous, s'arma d'un couteau en bronze céleste ; seule preuve que rien ne reviendrait jamais pleinement à la normale.

Il arriva en avance au studio de son père, assez pour installer le matériel, assez pour échanger quelques mots avec ce même père qu'il ne voyait plus souvent. Oui, la forme, l'été a été bon, il s'est ressourcé sur une île avec sa fratrie, c'était chouette. Non, toujours pas envie de revenir sur New York, tu sais que c'est un peu compliqué, papa. Bien sûr que vous me manquez. Non, rien de spécial ne s'est passé, qu'est-ce qui te fait dire ça ?

Puis on sonna à la porte du studio.

"Ah, ça doit être la cliente. Je vais ouvrir. On se revoit plus tard, du coup."

Son père le salua et sortit par la porte de derrière ; il vivait au-dessus du studio avec sa femme. Des gens simples avec une vie simple. Themisto les enviait.

Il les envia plus encore lorsqu'il ouvrit la porte et reconnut le visage qui se présentait à lui.

Il s'était laisser piéger.

Toujours aussi élégante, bien apprêtée. Elle devait posséder beaucoup d'argent pour ainsi pouvoir parader et se donner cette allure. De quoi vivait un monstre ? Il les imaginait reclus dans des souterrains à ricaner en attendant l'heure de frapper au hasard pour assouvir leur faim, mais qu'en était-il ?

Bon garçon. Elle se joue encore de lui, comme à l'Achéron, comme à leur première rencontre. Elle se moque de lui. Themisto trop placide, incapable de lever la main sur elle, de changer son destin. Cette fois, il a une arme, dans son sac posé un peu plus loin. Une véritable arme capable de la blesser. Et lui n'a pas juré d'être gentil. Elle n'avait pas besoin de lui arracher ce serment puisqu'il l'était naturellement, pensa-t-il avec amertume.

Il accepta le cadeau sans savoir qu'en faire. Un cadeau. D'un monstre. Pourquoi faire ? Qu'il le porte et parade avec pour bien compris aux autres de son espèce qu'il était chasse gardée ? Chasse gardée de quelqu'un qui a juré ne pas lui faire de mal ? Ce serait à son avantage. Mais les monstres se respectaient-ils assez entre eux pour ça ?

Themisto se força à retrouver sa voix.

"Je pensais que ce serait pour vous comme avec les vampires. Que vous ne pouviez pas apparaître sur les photos et des trucs du genre."

L'air de rien, comme s'il se contentait de derniers arrangements, Themisto verrouilla la porte qui menait à l'appartement au-dessus et se rapprocha de son sac. Il s'assit sur une chaise, fit tourner les lunettes entre ses doigts.

"C'est pour mieux me pister ? C'est un signal pour les tiens ?" Puis la vraie question. "Qu'est-ce que tu fais ici ?"

Il la fixait, froid, les traits tendus.

Toujours si à l'aise et si assurée. Elle n'avait définitivement pas changé depuis leur dernière rencontre. Les monstres changeaient-ils seulement ? Et lui ? Changeait-il ? Il avait une arme, il était retourné s'entraîner pour raviver de vieux réflexes, mais quoi de plus ?

Moins peur, réalisa-t-il. Son angoisse aujourd'hui était pour ses parents, pas pour lui. Sophia ne pouvait pas le blesser, et ce n'était pas l'Achéron. Il n'y avait personne d'autre qu'eux ici. Un autre monstre pouvait toujours traîner dans les rues dehors, mais dans ce studio, ce n'était qu'elle et lui ; et ses parents au-dessus. Les monstres ne se nourrissait pas des humains sans la moindre goutte de sang divin, à sa connaissance, mais le danger existait malgré tout. Pour l'atteindre, elle pouvait opter pour la cruauté.

Même si elle optait pour l'heure pour le charme. Themisto, charmeur de Sphinx. Themisto jouet d'un très gros chat, surtout. Un chat à tête de femme. Eut-il moins bu ce soir-là, il aurait dû être en mesure de deviner tout seul sa vraie nature.

"C'est plus facile de parler et de passer du bon temps lors d'un rendez-vous qu'au travail. Si tu voulais un date, c'est ça que tu aurais dû demander, pas un photoshoot," plaisanta-t-il, son ton un brin froid malgré tout.

Il se dirigea vers son matériel. Il prenait garde à toujours la conserver dans son champ de vision.

"Tu veux vraiment être prise en photo, ou c'était juste un prétexte pour me voir ?"

Si ce n'était qu'un prétexte, il pouvait l'éloigner d'ici. Lui proposer un café plus loin. N'importe quoi, pourvu qu'il puisse creuser l'écart entre elle et ses parents.

Puis la question lui vint : le serment qu'elle avait juré sur le Styx la contraignait-il dans cette existence seulement, ou dans toutes ses incarnations ? Il aurait dû être plus attentif, à la colonie, à ce genre d'informations.

Elle ne mordait qu'à moitié à l'hameçon. Elle prenait beaucoup trop ses aises à son goût, mais il n'avait aucun moyen de le jeter hors du studio qui n'inclut pas un minimum de violence et de prise de risque. Mieux valait rester sage ; un bon garçon, comme elle l'avait si bien dit.

Il haussa les épaules, désigna le fond blanc devant lequel il l'invitait à s'installer.

"A toi l'honneur. Je te préviens, je ne fais pas de photos de charme."

Il s'installa derrière son appareil, releva les manches de son pull pour faciliter ses mouvements, croisa à nouveau le regard de Sophia.

"Vu ton allure, j'imagine que tu as l'habitude de te mettre en valeur. Je doute d'avoir besoin de te guider. Il y a des accessoires dans la commode à droite."

Des couronnes de fleurs, des bouquets séchés, des fausses lunettes et autres babioles de ce genre. Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle recherchait dans cet exercice, mais puisqu'elle menait la danse quoi qu'il advienne, autant complètement baisser les armes.

Non, pas complètement. Il était fils de la victoire. On n'obtenait aucune victoire sans combattre.

"Qu'est-ce que je gagne, si j'accepte un rendez-vous avec toi ?" lança-t-il caché par l'objectif. "A part des lunettes criardes et un compliment douteux ?"

Bon garçon, avait-elle dit, et peut-être que ça lui restait un peu en travers de la gorge.

"La dernière fois que j'ai passé du temps avec toi, tu as insulté mon frère, tenté de manipuler ma vision des miens. Tu as voulu me convaincre que tu étais différente, mais lorsque je te revois, c'est toujours pour jouer avec moi."

Il la guida, comme demandé, et prit les premiers clichés. Elle aurait pu se tenir immobile comme une statut que les photos auraient quand même bien rendu, avec son beau visage, le soin porté à sa tenue et sa coiffure. Elle avait peu d'efforts à fournir et c'en était presque vexant. Il lui cherchait désespérément un défaut, un point faible. Une raison de la descendre de ce piédestal depuis lequel elle le toisait et s'amusait de le voir lever la tête et échouer à l'atteindre.

"Ce que je veux savoir, c'est pourquoi tu as décidé de me revoir. Il y a d'autres demi-dieux à New-York, qui passent plus de temps hors de Nausikaa que moi, qui ont plus de pouvoir ou plus d'intérêt que moi pour quelqu'un qui voudrait à ce point convaincre qu'elle est différente."

Il lui jeta un coup d’œil par-dessus l'appareil photo.

"Moi, même si tu me convaincs que tu es un ange, qu'est-ce que tu en tireras ?"

Si ce n'était qu'un jeu pour elle, alors il ne comptait pas lui accorder la victoire. Qu'elle joue ailleurs. Qu'elle joue avec le couteau caché dans son sac.

Une expérience ; de la compagnie. Dans cette déclaration, pour la première fois, elle lui paraissait humaine. Themisto appréciait la compagnie de ses semblables, cherchait naturellement leur contact sans toujours savoir quelles seraient les conséquences de ces rapprochements alors ce qu'elle exprimait là, c'était un sentiment qu'il était capable de comprendre.

C'était peut-être une erreur, mais il avait envie de la croire sincère sur ce point-là au moins.

"Et ma compagnie a assez de valeur pour te faire jurer sur le Styx de ne pas me blesser ? Tu ne t'intéresseras peut-être qu'un bref moment à moi, mais rien ne te garantit que moi, je ne vais pas un jour décider de tout faire pour t'éliminer. On est tous les deux d'accord pour dire que je n'en ai pas le pouvoir aujourd'hui, mais qui sait dans l'avenir ?"

S'il le voulait vraiment, il pouvait même lui tendre un piège. Avertir les traqueurs qu'il avait localisé un monstre, sans préciser qui, sans préciser comment, et monter une embuscade. Il pourrait. Servir d'appât et la faire capturer. Le ferait-il ? Il l'ignorait encore. Elle avait juré de ne pas le blesser lui, mais elle ne se laisserait pas gentiment mettre à terre par les traqueurs ; et s'ils étaient forts, ils n'étaient pas immortels.

Les photos s'accumulaient. Les trier sera long, comme toujours. Quelle ironie d'avoir à choisir, dans les jours prochains, les plus beaux clichés du Sphinx.

"Si tu te considères différente, pourquoi est-ce que tu te qualifies de monstre, d'ailleurs ?"

Il lui indiqua de se tourner. Elle avait un beau profil ; il voulait le mettre en valeur.

Les compliments déferlaient et Themisto se cacha davantage derrière son appareil photo pour cacher ses joues qui rougissaient. C'était une réaction d'enfant, et il se força à regagner le contrôle. Il ne méritait pas qu'elle l’encense ainsi, de toute façon. Elle ne savait rien de lui. Une soirée trop alcoolisée ne permettait pas de cerner entièrement un homme.

"J'ai peut-être fait du mal à autrui par le passé. J'ai peut-être harcelé des gamins moins habiles que moi. J'ai peut-être volé la victoire à quelqu'un de plus méritant que moi. J'ai peut-être volé tout court."

Il avait blessé, surtout. Il avait poussé des gens à bout, plus d'une fois, jusqu'à apprendre de son erreur ; à moitié seulement. Il avait trop cru en eux. Placé trop d'espoirs.

"Et j'ai échoué à protéger des gens."

Il se redressa, son teint revenu à la normale. Il invita Sophia à jeter un premier aperçu aux photos ; rien ne servait de continuer si son travail lui déplaisait. Il désigna son ordinateur portable sur une table, lui présenta une chaise.

"Je me demandais," reprit-il. "Est-ce que vous ne pouvez vous nourrir que de vos propres proies ? Si un demi-dieu décédait de causes naturelles et qu'on te l'apportait, est-ce que son corps te rassasierait ?"

Une idée de mauvais goût, il le savait, et pourtant la curiosité le rongeait. Certains animaux dans la nature ne se nourrissaient que de charognes, après tout.

Des compliments encore, mais Themisto garda son calme cette fois-ci. Elle était déterminée à l'encenser ; qu'elle fasse. C'était bien, que les photos lui plaisent. Il avait miraculeusement évité de la contrarier pour le moment et préférait qu'il en reste ainsi.

"Je n'ai pas besoin de plus d'argent. Pointe celles que tu aimes le plus, qu'on les garde de côté."

Il les fit défiler sur l'écran, même si son esprit était concentré sur la discussion et non sur les photos. Elle pouvait se repaitre des morts plutôt que des vivants. C'était une information précieuse. Une qu'il pouvait utiliser ? Il se tendit, hésita. L'idée qui lui venait était dangereuse, peut-être catastrophique.

"Et tous les combien de temps dois-tu te nourrir ?"

De sa réponse dépendait le poids du marché qu'il proposait. Oh, on allait lui en vouloir si cela s'apprenait, si elle acceptait, mais tant pis. Themisto ne pouvait protéger personne par la force brute, mais peut-être le pouvait-il en vendant son corps.

"Si je promets de te céder mon corps à ma mort, la première ou la deuxième, en échange de ton serment de ne jamais t'en prendre à mes adelphes, est-ce que tu jureras ?"

Elle s'était vantée de sa capacité à le pister, de son flair. Si elle était si fin limier, elle ne devrait pas avoir de mal à le récupérer avant qu'un autre monstre lui mette la main dessus, non ? Et s'il avait la chance de mourir de mort naturelle, s'il mourrait à Nausikaa, alors il lui suffisait de laisser un testament. Et de faire jurer quelqu'un de faire respecter ce testament le jour de sa consultation.

Pour peu qu'elle accepte. Pour peu qu'elle accepte un marché de plus. Il n'osait plus la regarder ; il fixait l'écran sans vraiment le voir.

Elle acceptait. Il se tourna vers elle, sa surprise évidence, parce qu'elle n'avait aucune raison d'accepter. Que valait son corps mort alors qu'elle avait à portée de griffe n'importe quel demi-dieu vivant ? Mais elle acceptait, et cela signifiait qu'il ressortait victorieux de ce duel de volonté qu'ils s'opposaient depuis son entrée dans son studio.

Il ouvrit la bouche, la referma ; les mots peinaient à s'aligner dans le bon ordre mais il refusait de bafouiller.

"Je ne peux pas te promettre que mes adelphes ne te donneront jamais la chasse. Alors disons que si l'un d'eux, malgré mon conseil, lève la main sur toi, il est légitime que tu te défendes. A cette condition, à celle que tu ne ne blesses pas mes adelphes s'ils ne cherchent pas à te blesser, mon corps à ma mort est à toi et à toi seule."

Protégée. Sa famille, protégée par ce serment. Un sentiment de puissance monta en lui, noya le fond de culpabilité qui grouillait au fond de lui, d'ainsi être si égoïste, d'ainsi protéger ceux qui lui étaient chers quand tant d'autres demi-dieux étaient en danger. Et elle n'était qu'un monstre parmi d'autres, qu'une seule des têtes de l'hydre, mais c'était déjà ça. C'était un de mois qui pourrait leur nuire.

Et selon elle, cela faisait de lui un héros, et cela aussi le rongeait de l'intérieur, de tant aimer entendre ce mot adressé à son égard. Quelle ironie, qu'un monstre lui donne tant de valeur. Quelle ironie qu'un monstre l'embrasse, et que contre toute attente, ses lèvres paraissaient si humaines.

"Je pensais qu'un baiser de monstre aurait un gout différent," commenta-t-il, le regard rivé sur les lèvres de Sophia. "Un goût de sang. De mort. Peu importe le goût qu'a la mort."

Il aurait dû s'insurger. Il n'y arrivait pas. Ce serait tellement hypocrite, après avoir ainsi lié son destin au sien, lui avoir cédé toute sa chair le jour de son trépas. Il y avait quelque chose de presque intime à ce serment qu'il n'était pas encore pleinement sûr de saisir.

Themisto plongea la main dans la poche de son jean, en sortit son rainphone. A sa fratrie, il rédigea ne chassez pas la sphinx et elle ne fera jamais de vous ses proies. Il lui montra le message, preuve qu'il respectait son propre serment. Il n'avait rien révélé de son identité.

Elle quémandait le compliment, et juste parce qu'elle l'exprimait si ouvertement, Themisto refusa de lui donner. Le bon garçon ne lui mangeait pas complètement dans la main ; pas encore. Avec elle, ce serait serment sur serment. Promesse sur promesse. Cesser de négocier, c'était danser sa danse, au rythme de sa chanson, au hasard de ses désirs.

Il ne la repoussa pas physiquement, ses mains chaudes sur sa nuque alors qu'il était vrai, il la voyait comme un serpent, plus dragon que Sphinx. Froide, vaniteuse, dangereuse. Raisonnable. Un dragon ne crachait pas son souffle si l'on avait l'intelligence de ne pas dérober son trésor.

"Je ne danse pas au travail," répondit-il sobrement, le ton professionnel. "Ce n'est pas l'endroit. Il y a du matériel délicat."

Et ce n'était pas le moment, non plus, car un accord par jour, par rencontre, lui semblait bien assez. Et cette danse, si elle reprenait, sur quelle autre promesse pourrait-elle bien aboutir ?

"On a déjà pris pas mal de photos. Est-ce que tu veux continuer ou tu as eu ton compte ?"

Professionnel, toujours, le demi-dieu charmé par le perspective d'être un héros aux yeux d'un monstre caché derrière le photographe désireux de bien faire son travail. Dresser cette façade était facile, permettait de regagner un peu de distance ; même s'il n'avait pas repoussé ses mains.

"Dans tous les cas, je t'enverrai les photos sous peu. Le temps de les traiter."

Il était voué à la recontacter. Il avait un peu peur d'à quoi cela pouvait conduire. Et curieux des autres serments qu'il pourrait lui soutirer. Quand d'amusant il passerait à insolent ? Et que ferait-elle pour le punir, si elle ne pouvait le blesser ? Un frisson le parcourut, qu'elle pouvait sentir puisqu'elle le tenait.
Il avait tant à perdre dans ce petit jeu, mais tant aussi à gagner.