La sagesse des femmes.
Heidi incarne mon foyer dans son itération la plus proche du berceau de mon enfance : retourner la voir est une quête initiatique qui me pousse à revenir à l’essence même de ma personne. Elle est tout ce qu’il reste de matériel de ma jeunesse, et c’est en cela que c’est un retour à la maison — la revoir est une ôde aux soirs d’été interminables, où le blé est toujours mûr et le monde, immense. Le retour aux sources a un sens primitif que je ne saisis pas encore, mais l’inspiration me viendra (elle vient toujours), et je trouverai alors la preuve que je devais revenir. La galerie des visages délaissés, déçus ou dégoûtés, se remplit tranquillement : les murs sont couverts de ces portraits à valeur de planche scientifique des émotions humaines, comme un cabinet de curiosité de ma détestation — je ne sais encore que faire de tout cela, mais je sais qu’Heidi ne s’ajoutera pas à cette collection. Je suis incapable d’imaginer la déformation de ses traits qui ne connaissent certainement rien de la colère, et cette placidité du bonheur est une qualité que j’apprécie chez elle. Heidi a, elle aussi, accompli le miracle de la disparition : je sais qu’elle me pardonnera, m’a déjà pardonné, ou ne verra pas même de faute à expier.

J’ai frappé à sa porte un peu en retard, induit en erreur par le mouvement du soleil après l’équinoxe ; la lumière décline différemment et ne dit pas le temps comme en été. En ville, l’heure de l’univers est difficile à lire, car il y a trop de choses qui en obstruent la pureté indolente. J’ai frappé à sa porte un peu en retard mais elle m’a tout de même ouvert, et ce petit pardon anodin est un préambule aux excuses immenses qu’elle saura trouver – je l’espère – à mon absence. Heidi apparaît dans l’encadrement de la porte comme les petites icônes byzantines de saintes oubliées, mais au lien d’un fond d’or, ses contours sont tracés sur le paysage d’un petit salon anodin mais chaleureux — l’on sait donc aisément à qui elle accorde son patronage, en allégorie de la maternité elle-même. Bonjour Heidi ! Je suis content de te voir, ça fait vraiment une éternité. Ça sent bon, chez toi, c’est vraiment comme à la maison !
Je ne sais pas de quelle maison je parle, car la maison est, dans les quinze dernières années de ma vie, une occurrence mystérieuse et aléatoire qu’il ne serait pas aisé de définir. Je ne parle pas, il est certain, de la maison que nous avons partagé avec Mica et Dean, qui n’était qu’une illusion passagère où je me suis bien plu. Je n’enlève pas mes chaussures.

Ça va – je le prendrai sans lait et sans sucre, merci – ça va, je crois qu’un de mes colocs m’aime pas trop, mais c’est pas très grave – non, t’en fais pas, la température est parfaite – je le comprends, moi non plus, à vingt-cinq ans, je n’aurais pas voulu vivre avec quelqu’un de mon âge ! C’est temporaire, de toute façon, le temps de reprendre mes marques. Il est très facile de se laisser porter par la politesse matronale d’Heidi et il est facile, ainsi, de se confier à elle sans mysticisme, en toute ingénuité, comme si la vie n’avait pas suivi son cours et que nous étions toujours à l’âge des secrets dits à la lampe torche, après minuit, entre deux histoires d’effroi. Elle lève avec une familiarité déconcertante le voile de mes années de solitude et je crois voir défiler, en lisant les traits doux de son visage, ce qu’aurait été ma vie ici si j’avais pu rester. Je prends une gorgée de café, et laisse mûrir la question un instant — je crois que ma réponse compte peu, en vérité, et qu’il n’est pas de tact qui saura remplir l’apparent fossé creusé entre moi et mon fils unique. C’est une distance qui, je dois l’avouer, me fait beaucoup de peine. Dean, ah — c’est compliqué. J’attends le bon moment, je veux pas bouleverser son monde en faisant ça n’importe comment, et puis y’a Mica aussi, je veux faire ça selon ses termes.

Je ne veux pas en parler. Pour ne pas la regarder et affronter l’angle trop complaisant de ses yeux, je prends un biscuit dans la boîte en métal.

Et toi, tes enfants – tu en as trois ? – comment ils vont ? Ils doivent être grands, maintenant, ils vivent toujours ici ?

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