Il est, pour recomposer le triptyque qui constitue la personnalité de Hector Darling-Hemingway, la nécessité d'en décomposer les trois pans centraux, qui existent en toute indépendance les uns des autres. Hector Darling, Hector Hemingway et Phillip Jeffries sont, en lui, trois identités panoptiques qui se regardent sans se voir ni se croiser :

1. Celui qui savait tout sur tout
krrrrrrrshhhhhhh........... shkrssrrrrrr............ (Vous changez la station de l'autoradio. Le crépitement des ondes couvre presque totalement le tumulte de la voiture sur la piste de terre, continuité abstraite de l'interstate highway que vous avez quitté quelques heures plus tôt.)
krrrrshsrskrrrr..............


B̷̛̛̭̜͖͔͔͔͒̿̈́͒͘͝o̸̖͍̼͍͇͉͙̎̆̍̈̒̄͂̈́͆̂͒͌n̴̛̬͓͓͍͖̞̮̬̠̞̺͎̫̪̊̋͑̋̌̍́̈́̓͌̚̕͠j̶̳̜͚͂̈́̋͆͐̍͐ǫ̴̩̟͔̘̹͍͚̱̰̼̣̇̀̍̔̓͂̀̏̓́͐͠u̴͚̪͕͈̪̔ͅr̶̛̪͚̦̬̣̳͓͕̗͈̗̼͙̈́̈́͗̐̓͛͛̀͐̔̄̚ ̶̠̦̜̭̺͉̺͇̮̜̆͑͜ͅơ̶̡̢̰͙̬̺̫͈̯̫̠͓̥̌͆͆ͅú̸̢̝͈̠̹͓͔̝̱̏͆͗̏̂̐͜ ̵̳̭̹̟̯͙̦̜̖̮̟̖̼͝b̷̮͎̫̭̦̩̙̗̆̀.̸̨̗͓̪́̕͠.̶̢͎̪͓͙̠̗̱̦̭̯̣̟̳̊̄̾̉̿̍́.̷̥̖̩̯̲͓͚͚̭̟̲̽̋ rrshsrskrrrr......̵̺̬̖̼͖͎̜̳͈͂͂̓̐̈́̕.̶̡̢̧̙͈͎̤̘̬̰͖͇͔̓̂̒̍̆̈́̆̅͛̚.̸̧̟̬͓̜͖̙̂̿̒́͆͂̍̔͛̔̑̚͘͜c̴̙͉̙̗̗̭̰̞̀̀̎͋̾̿̈̀̊̽͒̿̚̚͜͝ḩ̴̡̢̡̩̖͔̫̲͔͍̟̀̍͆̀͜ͅe̵̢̧̯̬̱̺̩̳̠̯͗̈́̎͑̕͜͝ŗ̶̮̞̪̦͚̞̽ş̴̣͉͖̗̟̰͚̟̮̥̗͈̼̈́͆̿̉͊̌̄͛́̆̽͂̅͝ ̵̛̫͚͇͖͑͛̅̉͌͌͆́̋̓͗͘a̶̟̎̿̀͋̐̇̀̈́̕u̸̢̼̮̲̔͑̾̅̄͌͘͝d̵͈͛̀̍̀̕i̷̺̣̥̤̪͚̪͖̪̣̲̹̟͚̳̋̀̊̑̋̈́͋͊̒̃́̅͘t̸̰͉͙̩̫̗͚͖̻̄͌͆̋e̸̟̘̭͉̟̣̙͈̓̄̕ù̸̙̘̫̑r̷̛̭̥̤͖͚͔͚̟̯̤͔͒͊̈́̽̈́̕͝s̷̡͎̙͖̘̹͈̥̪̯̥̱̜͙͖̃͝.̷̧͎̯͖̘̼̭͙͓͓̠̼͔͈̔͒͊̕͝͝.̷̖̭̤̳̰͎͋̈̄̿̇̄̈́̊̎̂̌͐̕̚͝.̶̝̖́̒


(Le son se stabilise et la voix grave et déformée d'un homme vous parvient enfin. Fascination morbide ou phénomène paranormal, vous ne pouvez plus changer de stations.)

Ici votre hôte, P̷̟̜̑ĥ̷͈̣i̷̧̭̅̄l̴̢͈̔l̴̖̈͆ị̶̛̺̍p̷͚̋͝ ̴̹̥̀̄J̷̬̮̒̌ȅ̷̘̳́f̵͔̱̕f̴͎͍͊r̷̫̪̿i̴̪͛̄ȇ̸̙͍̒s̷̳͔̃... shhhhhhhkrkhrh................ mais ne me croyez pas sur parole. Ici ou ailleurs, il est minuit, l'heure du crime, et les grands esprits se retrouvent.

(C'est l'automne, mais l'air est lourd, rouge, purulent. La radio grésille, coupe, saccade, tranche au couteau les mots de l'homme qui se déforment avec la discordance dysharmonique d'un orgue.)

Si vous êtes ici, c̶͍͍̩̅̅͋h̶̨̠̒̐e̶͕̘̩͗r̴̞̟̠͂s̷̗̅͊͜ ̸̪̒ã̶̜̔u̵̯͖̒d̸̯̃͆̋i̸̡̺̮͠ṫ̵̖è̴̜͍u̷̥̓r̵̖̤̊̍s̵̼͒͘, c'est que vous avez des choses à dire, à entendre ou à vivre.

(À votre gauche, il y a des champs d'avoine. À droite, la ligne des arbres est sombre et tressaille d'un mouvement immobile et bruyant. Il fait jour ou nuit, sous le soleil noir du Colorado rural.)

Vous, qui avez quitté l'interstate juste avant Boulder, Colorado, à 19h53—krrrrrrshhhhkrs................ Oui, vous. Regardez à votre gauche !

(Le champs est vide. Le jaune de l'avoine s'inverse avec le bleu du ciel. Il n'y a rien. Votre nuque brûle de la sensation d'un ou de plusieurs regards. Les noeuds sur les troncs des peupliers forment des yeux avides.)

L'avez-vous vu ? Ī̴̠́l̷̥̈ ̷̡̬̿ë̸͚̺̀s̸̡͆̐t̷̰͆ ̷̱̀͑d̶͔̻͛é̸̝̔̑ĵ̴̣̙à̸̜͑ ̷̪̔p̴̯̽̽a̷̡̛̜̿r̵͓͕͋t̵̠̓͜ȋ̸̜͚̊.

(Il n'y a rien, pas vrai ? Le plein jour est inquiétant comme la nuit. Il n'y a rien, pas vrai ? Le soir vient ou est déjà venu. Le paysage défile en négatif. Vous ne sentez plus son regard. Vous sentez toujours leurs regards.)

sssssshhhhrkrshrk................ Ce soir, ce midi, il y a beaucoup de C̴̛͕̲̼̭̻͍͆͜ͅò̸̩́́͐͒͊͒̇́͝ř̵̛̗͍̦̳̣̤͕̖͉̦̀̇̍̀̿̉b̵̢͓̙̻͕͍̗͎̜̆̽̈̿̓͒̕͝e̴̫̼̪͇͗̇̉a̶͖͛u̷͉̘͆͐̐͑̇̏̆͘͝x̶̢̯̦͖̝͚͛̃. Méfiez-vous aussi des M̸̦̳̫͈͐̈́͒͛é̶̡͈̜͍̀͜s̷͓̳͖͒̈́̉͝a̴͑͐̎ͅṅ̶̜͖̱̇̐̔g̷͖̫̫̓̃͆̐͠è̴̪̩̌̊̓̃s̵̱̾́̚͝, qui ne devraient pas voler en groupe. krkrrrrrrrshhhh................

(Le moteur s'arrête : la voiture est à l'arrêt entre le champ – vide, pas vrai ? – et la forêt. Il ne fait ni nuit, ni jour : l'horizon dessine un rayon vert. Le vent porte l'odeur des fruits pourris de l'été qui s'achève. Le grésillement de la radio couvre Sa parole, qu'il vous faut pourtant entendre.)

À bientôt, chers auditeurs ; je ne vous souhaite rien, ou seulement que le soleil ne se lève pas encore à l'Ouest. N'oubliez pas de regarder le ciel. sskrksrssssrhhhhh........... skrrsh............ B̸̢̹͔̣̝̘̦͑̐͆̒̈́ớ̸̙͎̄̄̔̔͘͝ṇ̵̻̫̟͍̻͍̪̜̇̽̊̀̌͊́̑͘͜ñ̵̨̻̱̝̤̜̳͚e̵͇̎ ̴̹͕̥͓͚̣̼͕͌̀̎͐̔͜͠͝n̵͕̟̝̳͈͍̫̣̂̆̑̃̃̅̉̚͘͜ư̷̖͓͙͒͋̇̚i̸̗̪̻̖̮̦͗͠͝ͅẗ̸͓͓̤̰́́̚ͅ,̸̲̯̺̣̹̺͋ ̵̗̺̘͇̥̜̺̲́̏̐̂͜ĉ̷͓̳͇̄͛̃̒͘ḩ̸̢̛̯͔͖̦̺̳̅e̷̡̢̡̫͉̝̱̓̃̾̍̆̈́͗ŗ̵̛̟̰̹̟̠̹̮̏͒̀͠ṣ̴̨̛͈̳̦̘̬̔̉̊̌͋ ̴̨̫̗͚̦͎̘̩̠̒̍̔͂̓͜ä̵̢̟͚̖̱̩̞̰̝̆͝ṵ̵̢̧͕̜͓̘͚͓͇͒̾͘d̴̦̠̓͐̄̎̊̍͝͝i̷͖̬̙͓̾̏͆́͂͗̚t̸̡̨̤̺̭̬̝̺̎̒̑͆e̵̲̞̝͇̪͕̹̭̱͓͐̎̽͒̈́͗̂̄̔͘u̸͔͈̥͂̎͑̾̀͌́̊ṛ̵̛͕͍̣̹͚͌̂̋͜s̸͕͙̹̭̳̘͎̒̌̏͑.̸̳̋̔̂͗̅̍̃̏͌͝ ̸̼̗̘͎͘̚O̷̧̯̤͉̯̝̼͔̼͙̓̊͌̀̿͝ų̴̘̫͕͔͉̒̉̐̒̎̍̅̒͘͜͝ ̴̨̝͕̞̥̳̈́̈́͒̾̈̚͘̚ͅb̵͙͈͚̟̮̯̖͍̓ǫ̷̱̗͎͍͋̈́ņ̷̙̠̝̖͉̭̝̖͖́̇̇̍̒͛̏̿ ̴͉̩̥̞̺͕͕̽̀͒̈́ͅm̷͕̜͉͋̇͋̚ä̶͈́ͅṯ̵̡̼̮̹͉̓̀̎̂͛͘͘̚ͅȋ̵̢̼̭̹̭͔͆̓̓̄̈́͘͘͠n̷̡̞̝̻͎͔̯͋͂̅͑̾̎̄͝.̴̢̍̋̃͒̌͊̊

CLAC ! (La radio s'éteint.)

2. Hector Darling et son complexe
Il y a, dans la pratique de la céramique, un goût primitif pour le jeu dans la boue : c’est un médium artistique dont les réalisations finies portent encore la marque de la terre. Il y a, dans l’idée de mettre le visiteur face à un morceau de sol anobli et déplacé dans un white cube, la source d’une satisfaction immense et animale qui puise dans les racines de la psyché humaine, et fait appel à ces sens néandertaliens de la connexion au monde.
Une belle porcelaine est dénuée de toutes les aspérités qui rappellent son lien à la terre : on choisit le kaolin le plus blanc, le plus pur, et on le cuit deux fois, pour le purger de la fragilité de sa matrice. Le kaolin lui-même ne suffit pas à produire une porcelaine, et il faut en altérer les propriétés naturelles pour l’assouplir—on y ajoute du feldspath, du quartz ou du mica pour lui faire perdre toute sa rigidité cassante, et permettre ainsi à l’artiste, l’homme archaïque, l’animal, d’y plonger ses doigts pour lui donner une forme.
La pratique de la céramique est un retour à la nature complet et absolu, et révèle en une personne ses vertus les plus naturelles, aussi immatures que le début du monde.

3. Ce qu'il reste de Hector Hemingway
Hector Hemingway n'a jamais existé.

juste un gars simple qui suit son coeur — enfp — artiste céramiste sous le nom d’Hector Darling, animateur de podcast sous le pseudonyme de Phillip Jeffries — toujours marié à Mica Hemingway, toujours père d’un fils de 19 ans nommé Dean — a disparu du jour au lendemain, a été considéré mort — est en fait parti en van vivre une vie off the grid à travers les États-Unis pendant quinze ans — en mode camping en forêt, pas de carte bleue, pas de portable, constamment en mouvement — ces deux dernières années, il s’est posé dans une cabine dans la forêt au fin fond de l’Oregon — Brooklyn born and raised — enfant de deux artistes célèbres, une réalisatrice et un peintre, très reconnus dans le milieu de l’art contemporain — doit de l’argent à tout le monde et sa daronne — artiste très peu productif, à raison d’une ou deux pièces par an — “l’art, ça prend du temps” — artiste céramiste ayant remporté de nombreux prix d’art contemporain — très, très reconnu dans le milieu artistique, réputé pour être un artiste qui ne prend pas de raccourcis, qui sait se dévouer corps et âme à son art, et qui fait toujours passer en premier sa pratique artistique — en bref, bon artiste mais mauvais père, mauvais mari, mauvais frère, mauvais ami — sad loser mais il est pas triste donc bref — beaucoup de charisme, aucune répartie — le plus important, dans la vie, c’est de faire ce qu’on veut — les choses lui viennent avec facilité, il est bon en tout ce qu’il entreprend sans se passionner de rien — le gouvernement vous ment ! — il est là pour rétablir la vérité — il sait des choses, vous savez — et surtout, il voit des choses — ment sur ses pouvoirs et se prétend incapable de télépathie : qui sait ce que le gouvernement lui ferait s'ils savaient qu'il possède ce don ! — barista, agent d’entretien, réceptionniste, serveur, détective privé, les jobs s’enchaînent, ne se ressemblent pas, ne durent jamais bien longtemps — son podcast mi-complotiste mi-surnaturel est une compilation d’observations de choses qui sortent de l’ordinaire, d’échanges sur le terrain avec des témoins de phénomènes étranges ou paranormaux, et d’interview avec des invités aux croyances diverses — vit à Brooklyn dans un appart miteux avec deux colocataires bien plus jeunes que lui — s’entiche parfois de personnes en qui il voit des muses, s’en lasse, puis revient à la nature, sa muse première — fait généralement bonne impression : c’est un homme charmant, agréable, drôle et intéressant — s’y connaît très bien en plantes, en minéraux et en insectes, il s’est penché sur ces sujets pour alimenter sa pratique artistique — homme décevant.