Tu vois Lawrence, moi, je ne te vois pas vieillir — je vois le temps marquer ton visage de sillons qui ressemblent à ceux qui crèvent la terre dans les étés trop chauds, mais ça ne veut rien dire. Je vois tes yeux très clairs (les yeux de notre mère) prendre le voile brumeux de l’âge, mais ça ne veut rien dire. Je vois le blanc d’argent filaire clairsemer tes cheveux en silence, comme s’annonce l’hiver, mais ça ne veut rien dire. Je ne sais plus vraiment quel âge tu as ; mais les siècles ne s’égrènent pas encore à ton cou comme un collier de chanvre, et pour cela, la vieillesse ne veut rien dire — tu mourras jeune face à l’ancienneté du monde, et je ne peux pas dire que cela me rend triste.

Ça aime Lawrence, car Lawrence est son petit frère.

Cela veut dire quelque chose, pas vrai, ce lien du sang ? Ce lien de l’ichor ? Ça a vu mourir et naître ses adelphes et ça a pleuré sur leurs os blanchis par le soleil et la pluie, ça bercé leurs cadavres sur les champs de bataille et les charniers à ciel ouvert : ça a vu mourir les autres enfants de leur mère alors, pour cela, ça aime Lawrence sans vraiment l’aimer. Ça aime avec la persistance du devoir, avec la tendresse responsable qu’ont les prédateurs pour les proies. Un jour, ça pleurera Lawrence comme ça a pleuré tous les autres ; un jour, Lawrence sera parti et ça sera toujours là.

Quand Mahaut l’aperçoit, elle court : ses mary-janes claquent sur le pavé au rythme enfantin des comptines ou de la marelle, et sa course est portée par une joie juvénile anachronique dont elle ne saisit pas l'absurdité. Lawrence Lawrence Lawrence Lawrence ! Elle enserre de ses bras grêles la taille de Lawrence, et lui donne cette étreinte fraternelle dénuée de toute chaleur.
La librairie ? Mais non, pffff (elle pouffe grossièrement, avec une théâtralité déplacée et agressivement heureuse), on va pas à la librairie ! Tu peux aller sans moi à la librairie, non, non, aujourd’hui, on s’amuse tous les deux !! Regarde ! Elle pointe du doigt la fête foraine, et son bras entier trace la droite de son enthousiasme exagéré.
On va faire des manèges, on va manger de la barbe-à-papa, d’accord ! Tu vas me payer de la barbe-à-papa, et en échange, moi, je vais te gagner des cadeaux aux jeux de tirs — tu sais, je suis super forte à la carabine, tu vas voir !
Elle saisit son bras et traverse la rue, l’entraîne dans la folie du carnaval, et noie Lawrence dans l’agitation, le bruit, la foule, les odeurs comme on noie un enfant dans la rivière ; dans ses yeux à elle, ses yeux fendus comme ceux d’un animal, les lumières rouges, roses, vertes, jaunes étouffent le reflet de sa malice serpentine. Les couleurs donnent à son innocence d’angelot un sous-ton de cruauté.

La joie puérile vient de la fête foraine autant que de l’inconfort de Lawrence : ça a le coeur qui bat vite, comme pendant la chasse ; c’est l’exaltation de l’agonie. Ça fait de tout un affrontement, et le jeu est aussi une bataille que Mahaut gagne toujours — l’amusement se construit dans la profondeur de sa chair et au dépend des autres, dans le cadre fermé d’un amour doloriste du drame et de l’austérité. Son petit corps tout entier est froid comme celui des oiseaux pris dans la tempête, et la chaleur qu’elle sent dans ses paumes émane du contact fraternel qu’elle inflige : ses doigts enserrent le bras du frère comme un garrot, pour prévenir la fuite comme la mort.
Mahaut, qui s’est construite sur la certitude absolue et infinie de son bon droit, sa légitimité et sa toute-puissance, n’entend pas les protestations ; et sa nature même n’admet pas l’immobilité.
Quoi ? Tu veux prendre la barbe-à-papa tout de suite ? Ok, ok, puisque tu insistes, on fera le grand-huit après ! Et la grande roue, tu veux faire ça aussi ? On va faire ça !
La foire est un cosme irréel dont l’artificialité exaspère chez elle une cruauté d’enfant qui ne se sait pas vil. On assiste, sous les lumières et le bruit, à la construction minutieuse et précise d’une persona exubérante dont les limites sont inconnues, au-delà de l’âge, de l’espace et du temps, et qui lui vient d’un besoin primaire d’appartenance toute religieuse au culte dans lequel elle se déplace. Elle attend de son frère son offrande.
Les effluves de confiserie donnent à l’air une lourdeur inverse à sa nature, qui éveille en ça le bonheur fou des animaux. Ses yeux écarquillés, ses doigts collés de sucre fondu et ses lèvres rendues roses lui donnent cet air de proie en alerte, qui va de pair avec l’insouciance malicieuse qui brille dans ses yeux de bête. Dans cet Eden dédié à l’enfance, elle prétend renouer avec son passé de jeune fille pieuse, quand elle était très jeune et que la gratification venait de la prière qu’on donnait tête baissée et de la mort qu’on infligeait en se tenant bien droite — c’est cela que Lawrence trouvera chez elle, dans le dépôt confus de sa mémoire. La musique saturée des stands obstrue sa perception d’elle-même.
Viens, je veux voir ce qu’il y a par-là ! La barbe-à-papa n’est pas finie mais elle s’est déjà lassée : de ses doigts collants du sucre liquéfié, qui coule d’un rose sombre très différent du sang, elle prend la main de Lawrence pour l’entraîner plus loin, et trouver d'autres joies artificielles, bruyantes et infantiles, que sa chair et sa moelle rejetaient. Mahaut bravait l'interdit du péché en se donnant à la superficialité de cette plénitude : elle détestait ça. On devrait faire ça souvent, c'est important les sorties entre adelphes ! Moi, je vois tout le temps Dana, mais je veux pas faire du favoritisme ! Je vous adore tous.

AH ! Tu dis n’importe quoi, tu es jeune, toi, tu as quoi ? Quarante ans ? Cinquante peut-être ? C’est rien, tu sais, c’est tout jeune, à l’échelle du temps ! Ça lui arrache un grand rire que le bruit de la foire avale tout entier, un éclat fragmenté qui s’ajoute à la musique saturée, aux cris d’enfants et à l’orchestre de choses absurdes, futiles, qui nourrissent son amusement juvénile et forcé. Le ciel, gris et fade, porte la menace lourde de la neige, et le nez de Mahaut prend la teinte rose de la chair à vif, martelée d’un froid d’hiver qui n’a rien de celui de sa jeunesse — réchauffé par la ville, l’air ici porte toujours la tiédeur suintante des conforts artificiels de la vie moderne. Mahaut a perdu le goût de la cruauté sincère du monde réel, celui où elle est née, quand les saisons étaient plus froides, ou plus chaudes, et que le vent sentait encore le givre ou le seigle. Ça avait cette nostalgie de choses immatérielles qui subsistaient en toile de fond de ses souvenirs de bataille, d’amour ou de sang, de ses souvenirs plus vifs, palpables encore, de l’ardeur de son enfance.
Elle rit car elle se souvient de lui enfant, et n’a pas vu se tarir le rose de ses joues — dans le diorama déformé de sa famille, elle est très évidemment l’aînée, et ses cadets ne connaissent rien de l’âge du monde. Mahaut regarde le grand huit. Oui, je suis sûre. Elle l’annonce avec l’austérité des vierges très pieuses, sérieuse soudain dans son éclat de rire — dans la peau très lisse de son visage, dans le reflet vitreux au fond de ses yeux clairs, on peut alors lire la vérité de sa naissance ancienne. Tu connais mon âge, Lawrence ? Tu sais j’ai quel âge, moi ?

Elle lui tend ses deux mains ouvertes, paumes vers le ciel, comme une prière profane : le moment a une religiosité filiale que Mahaut perçoit, les yeux levés vers son frère dont elle partage à peine les traits. La lumière, blême et stroboscopique, dessine sur la courbe de son œil une petite fenêtre vers son monde intérieur, agité des malheurs de la guerre. Moi, j’ai 609 ans. Elle prend une grande inspiration, s’exclame, détachant les syllabes comme on arrache par cruauté humaine des pétales de marguerite : SIX. CENT. NEUF. Elle frotte ses mains avec la violence des enfants pour les laver du sucre qui colle ses doigts : le gel le dissout en un sirop presque rouge qui se loge dans les plis de sa paume, lignes figées qui annoncent une mort qui surviendra bientôt, et que les dieux lui ont pris. Mahaut regarde Lawrence — ou à travers lui. Ça, c’est beaucoup. Ça, c’est âgé. Tu sais tout ce que j’ai vu, Lawrence ? Non, tu ne sais pas, et tu vois, tu peux pas comprendre. Toi aussi, tu te souviens, pas vrai ? Elle tend son index et l’apose en bénédiction sur son front à lui ; là où elle, Mahaut, avait tracé sa cicatrice, autrefois, au couteau, comme on se saigne pour purger sa chair du mal. Alors imagine, imagine donc ! tout ce dont je me souviens. Et moi, moi, je suis très jeune quand on pense à l’âge du monde — alors toi, tu sais, tu n’es pas grand chose.

J’imagine mon visage, celui d’une chose âgée de seize ans, portant l’austérité et le sérieux de mes déclarations — je trouve ça amusant, et je déteste ça. Voilà longtemps que je ne me suis pas vue, et je sais mes traits inchangés, et je sais la dureté catholique qui cerne mes yeux, pince mes lèvres, et fait de moi cette copie conforme d’une icône religieuse. Je décide qu’il faut désacraliser ce moment entre adelphes, alors, alors, de mes mains lavées, j’ai pris son poignet pour l’entraîner, encore, pour qu’on ne fasse que s’amuser. Allez viens, ça va être drôle !