Salim restait souvent là, à respirer tranquillement sur l'herbe fraîche. Il n'y avait alors aucune pensée dans sa tête et son esprit était vide.  
Parfois, pourtant, Dionne traversait son paysage. Et là, comme à chaque fois, il eût l'horrible impression de n'être plus qu'une personne en colère, remplie d'une insatiable rage et haine. Il sentait toujours la fatigue de ces émotions et la frustration de la faiblesse de son esprit qui les créait. Il n'avait que vingt-deux ans.

- Bonjour, Dionne, dit-il.

Les mots ne s'étaient pas échappés de sa bouche, il avait toujours été là. Il avait le sentiment d'être empoisonné et que les mots étaient curatifs.
Son sourire, là, toujours sur ses lèvres, s'amusait de son angoisse silencieuse. Il aurait voulu lui avouer à quel point il la détestait à chaque fois qu'il la voyait, mais il préférait simplement lui sourire avec cet air condescendant, comme si le monde lui appartenait. Il était devenu habile avec son silence car il n'avait jamais été à l'aise avec l'anglais et ses mots ; toute sa vie, il avait parlé en silence.

Dionne avait une odeur particulière. D'où il était, il pouvait sentir son parfum. Un mélange sucré de madeleine et vanille. C'était une odeur forte, mais pas trop. Elle rappelait l'été, mais ce n'était pas encore exactement ça. Et il se souvenait, là, sa nonchalance et un sandwich, que la préférence pour le sucre était génétiquement déterminée.

- Aujourd'hui, je ne pense pas. Près de lui, L'univers veille sur vous de Gabrielle Bernstein. Rien d'autre. Lui, allongé. J'essaie, l'absurde.

Dionne traversait souvent ce champ et à chaque fois, au hasard, Salim était là. Il n'était pas satisfait de la monotonie de sa vie, alors parfois, il cherchait le chaos, quelque chose qui le pousserait à ressentir. Parfois, il s'agissait de la colère, d'autres fois, c'était de la tristesse ou de la joie. En ce sens, Dionne était pratique car elle était à la fois sa colère et sa frustration.

Je lis des bestseller. Il sourit. Il aimait cet état de désillusion, mais il se demandait à quel point il pouvait être heureux.

- L'intérêt, c'est qu'il n'y a pas de but et de sens. Il pointa du doigt le livre. Sourire narquois. Elle avait parlé, parlé et parlé. Et lui se demandait s'il était si intéressant que cela. Un truc comme quoi "l'univers" - il rit, c'était amusant venant de lui - serait silencieux et indifférent.

Il avait sans doute l'impression de ne pas être capable de ressentir, et là, l'absurde jouait le rôle étrange du sauveur. L'être moqueur, vieux comme le monde, était toujours face à lui et ne faillait jamais à tirer un quelque chose de lui.

- Je cherche à être satisfait. Il croqua dans son sandwich. C'était stupide.

Salim n'était pas sûr que ses pensées faisaient sens, il ne sentait qu'une boule dans sa gorge de la taille d'un noyau de cerise. Dionne et son mépris naturel. Dionne n'avait jamais honte et se pavanait devant lui comme l'être "insondable et mystérieux" qu'elle pensait être. Ils se jaugeaient, attendaient une réaction de l'autre, mais rien n'arrivait.

Salim n'était jamais satisfait. C'était une chose. C'était là la base de sa pensée, les racines de chacun de ses progrès car il avait grandi avec l'idée que les choses seraient meilleures. Alors, l'usage de la gratitude l'avait toujours indifféré, comme si la satisfaction de nos besoins fondamentaux devait nous rendre heureux et vouloir plus devait nous faire honte.
Salim, comme Dionne, n'avait jamais honte.

- Plus. C'est à quoi ressemble la vraie richesse. Pouvoir, santé, argent, amour, vie. Son sandwich n'était pas assez salé, mais il croqua à nouveau dedans. Tout ça.

Sans doute était-elle un rêve ? Elle, immortelle, l'être parfait si proche des dieux. Et pourtant, quelques fois, il se surprenait à être désolé pour elle. Il la regardait presque avec pitié et lui se souvenait pour quelle raison son défaut fatal ne l'avait encore tué. Lui, capable de n'atteindre le calme, la paix quelques fois dans son esprit que lorsqu'il n'avait rien. Comme ce jour-là.

Il leva les yeux vers elle comme si elle n'avait pas compris.

- Je suis croyant, Dionne. Tu l'oublies.

La loyauté des hommes envers la violence était troublante. Parfois, il se demandait si la sienne était visible, palpable.
C'était le milieu de la semaine et il en avait déjà marre d'être une personne, l'entendre débiter autant. Elle avait les doigts tenaces, qui tiraient sur ses lèvres, avides d'entendre ce qu'il pensait avant même qu'il ne sache comment le dire.

- Ca parle de ce qui remplace la religion. Des trucs de blancs, quoi. Il peinait à parler, la nourriture débordait de sa bouche. Il faisait sans doute exprès. Tu devrais t'identifier à cet absurde.  

Finalement, il semblait lui confier son admiration. Il observait la manière dont elle examinait ses ongles, quand elle s'étirait, la courbe de son nez. Elle était un être enchanté, merveilleux mais elle n'avait rien d'inspirant pour lui ; là était toute la fascination qu'il avait pour elle, son manque de couleurs.

- Ne sois pas trop jalouse. Il plissa son nez. Ouvrit une bouche vide. Ca ne te va pas.

Il avait envie de fumer.