Je me souviens encore du jour où tu m'as dit que tu partirais : tu étais déjà presque adulte et cela devait faire sens alors. Tu m'assurais que ce n'était pas pour toi une façon de me rejeter mais je le prenais droit au coeur, persuadée qu'il s'agissait là d'une responsabilité me revenant. Forcément, je savais, au fond, que tu avais le droit à cette liberté, cette indépendance que je revendiquais à ton âge sans un remord. Et pourtant...! Je me suis demandé si j'avais fauté - une question vaine dont je connaissais déjà la réponse. Ce jour-là, j'ai pensé n'être pas mieux que ma mère à moi, celle-là dont j'évitais les bras, réticente à recevoir son amour - trop demandeur, trop exigeant, trop lourd. Je t'en ai voulu, mais pas longtemps, enfin je crois ; je t'ai toujours tout pardonné, consciente que tu devais tes failles à mes propres manquements.

il est un peu plus de dix-huit heures : la table est mise dans la salle à manger. c'est une table bien trop grande pour deux mais Mica s'est arrangée pour qu'ils s'assoient face à face à l'une des deux extrémités, celle près du salon. d'ici, on voit les photos. techniquement, ce sont des photos de famille, bien que sur celles-ci ne figurent que deux visages -  toujours deux, jamais plus, jamais moins.
assise sur le sofa, Mica attend. elle espère qu'il sera pile à l'heure, peut-être même légèrement en avance. il ne sait pas, évidemment, qu'elle attend ainsi à chaque fois sans rien faire d'autre si ce n'est cultiver ses ressentiments.
ça sonne à la porte : elle se redresse tout de suite. le bruit de ses talons échoe dans le hall au plafond haut. puisqu'il l'entend probablement arriver, elle s'efforce de marcher à petits pas retenus pour ne pas trahir son empressement.

Mica ouvre la porte. Bonsoir mon trésor, elle sourit. ce n'est pas quelque chose qu'elle fait consciemment mais davantage une réaction spontanée à la vue de ce visage familier, comme soulagée de constater qu'il lui ressemble toujours autant. il est le produit parfait de son amour, un souvenir doux-amer du temps perdu. d'Hector, il a les traits, le sourire, l'odeur réminiscente de cigarettes. d'elle, il a les yeux.
elle plante un baiser sur sa joue, lui attrape le bras et le guide à l'intérieur. Comment vas-tu ? Tu as l'air en forme, de cette voix douce toujours opportune aux retrouvailles. Dean et Mica s'enfoncent ensemble dans l'immensité de la demeure, le long des grands couloirs jusqu'au salon. une bouteille de vin est déjà sortie. Je te sers un verre ? elle s'y affaire avant d'entendre la réponse. Juste un bien sûr, tu as ton match demain.

Dean est grand et large d'épaules. il a le sourire de son père, qui, jadis, inspirait déjà la sympathie de ceux qui l'entouraient. Mica ne travaille pas demain : elle a pris sa journée pour pouvoir assister au match depuis le premier rang. pour elle, cette fierté est une évidence. bien sûr, elle pourrait être encore plus fière, elle pourrait le voir toucher l'excellence plutôt que la frôler - alors elle serait pleinement comblée. elle y croit, elle s'en convainc. elle ne se rappelle pas avoir déjà goûté la satisfaction.

elle a versé le vin rouge dans un joli verre à pied, qu'elle lui tend avec précaution. Un, c'est tout. elle répète doucement, sans aggressivité, mais avec une fermeté coutumière et sans appel. c'est une règle qui ne s'applique qu'à son fils : Mica s'est mise à boire avant même qu'il ne sonne à sa porte. Dean a grandi sous cette autorité qui ne dit pas toujours son nom mais qui ne lui cède jamais. Tu es sur la bonne voie. Tu dois continuer comme ça. Mica lui sourit. elle pense dire ce qu'il faut. C'est la dernière ligne droite. Quand tu auras gagné, on sortira le champagne.

Mica reprend une gorgée de vin rouge. elle l'avale avec une moue pensive, façonnée sur-mesure. son regard se pose sur la fenêtre et se perd au-dehors. Qu'est-ce que tu racontes de beau ? Je ne t'ai pas vu depuis deux semaines. son ton est placide, ainsi cela passe d'abord pour une simple observation. un silence lui succède, qu'elle brise inexorablement : Tu a l'air occupé. c'est une sorte de rappel. Tu es parti et je vis seule maintenant. Pourquoi tu ne m'appelles pas plus souvent ?

Mica a fini son verre. elle aimerait se resservir mais la bouteille est vide. elle ne s'en veut pas, n'a pas compté, puisqu'il s'agissait là d'une compagnie bienvenue en après-midi - juste un verre, un verre sans fond, mais un verre quand même, porté aux lèvres machinalement, dans l'ignorance de la boisson, de son odeur ou de son prix. elle pose la bouteille sur la table mise.
Bien sûr. Je viens. elle a hoché la tête sobrement, le dos tourné ; puis s'est dirigée elle aussi vers le canapé. assise ainsi à côté de son fils, elle oublie presque la solitude qui la prenait au ventre plus tôt. et la peur, celle-là même qui s'enracine dans la colère et le ressentiment. Mica passe son bras autour de celui de Dean. si son rire ne se fait pas entendre aux mensonges effrontés, son sourire se présente sans travers. Tu me la feras pas, à moi. J'ai été jeune aussi, au cas où tu l'oublierais. Et j'étais reine de ma promo. elle n'a pas besoin d’élaborer car Dean est fait à son image. elle apprécierait, en revanche, que lui en dise davantage. Ah oui ? Qui ça ? quand il s'agit de la famille, Mica connaît tout le monde. sur ce plan, elle a toujours su bien faire, du moins jusqu'à ce que lui vienne l'idée, l'obsession du mieux. la suite, tout le monde la connaît : l'irresponsabilité, affichée au grand jour, de celle qui se voulait par essence irréprochable ! fatalement, le sang familial ne peut qu'être amer.

l'amertume, oui, voilà ce qui l'anime, ce qui la porte. Tu ne m'as pas appelé non plus, dit-il ! C'est toi qui est parti. Tu es occupé, je l'ai compris. d'une voix monocorde. libre d'interprétation, mais pas tant que ça - Tu devrais m'appeler, toi. Mica regarde ailleurs pour ce qui suit : Donc ça t'intéresse de savoir comment je vais ? elle n'aime pas parler d'Hector mais sait qu'il le faut et se permet alors cette cruauté ordinaire. l'amertume, toujours, comme inspiration, essence et moteur. Mica prend une inspiration. Non, et c'est très bien comme ça. pas de nouvelles. elle réalise qu'elle ment. le spectre de ce faux mort est toujours là ; elle l'a senti la dernière fois qu'elle voyait Heidi, une présence lointaine sans l’être, persistante, dont l’existence même se place en travers de son bonheur. à Dean, elle n'en dit rien, car il faudrait pour cela lui expliquer les lettres échangées, l’absence, l’amour en somme, qu’elle ne s’explique pas.

bien qu'elle ne commente pas sur la nouvelle rencontre de Dean, Mica retiendra ce prénom - Pascal. elle n'oublie pas ce genre de choses. elle a simplement hôché la tête, n'y accordant sur le moment que peu d'importance, incapable de deviner bien sûr ce que présageait cette sommaire introduction. elle est fixée sur autre chose.

Dean s'excuse tout de suite. Mica ne se surprend pas de sa docilité complaisante dont elle sait être la préceptrice. pourtant, cela ne la soulage pas et lui déplait même - ce qui ne l'empêche pas, néanmoins, d'avoir recours à la culpabilisation. c'est plus fort qu'elle. elle oublie toujours, en le faisant, qu'elle regrettera tout de suite après. brièvement, elle s'autorise à se demander ce qu'il faudrait que Dean fasse alors : qu'il s'énerve, qu'il la pique en retour ? qu'il se défende, se justifie ? ou qu'il se taise sous les accusations, à la manière de son père, exempt de honte ou d'angoisse à l'idée de décevoir ? bien sûr, il ne la déçoit pas, pas du tout, et si cette idée venait à effleurer son fils, Mica s'en verrait heurtée, fautive à nouveau. mais il est question d'Hector et dans ces cas-là, elle se surprend encore à exprimer une amertume aussi persévérante que persécutrice.

Alors ne lui parle pas. pas plus un conseil qu'un ordre, qu'elle adoucit directement d'une tendresse un peu dure : Rien ne t'oblige à lui parler. Tu ne lui dois rien. C'est lui qui te doit tout. Mais ça lui est bien égal. elle ne veut pas que Dean aime son père. elle n'a pas peur de cette éventualité, puisqu'elle sait qu'Hector n'ira jamais vers lui et ne fera pas l'effort de panser les plaies. quand bien même, elle se sent obligée de le discréditer ainsi. ce réflexe dépend davantage de l'instinct que de l'envie : elle a besoin que Dean sache que son père est la cause de tous ses maux. c'est sans méchanceté qu'elle énonce ce qui lui semble être la vérité pure, immuable. Il ne t'aime pas. la cruauté de ce constat ne lui échappe pas, simplement il s'agit pour elle d'une vérité inévitable dont elle ne veut surtout pas effleurer les nuances. elle ne connait que l'amour inconditionnel, celui qui se concrétise par un poids sans appel.