Ils ont construit leurs murs sur l’enchevêtrement de tes entrailles. Posé leurs briques une à une sur tes racines, n’ont pas prêté attention à la sève qui se mêlait au ciment.
Il t’a planté là, dans le ventre de la seule chose qu’il ait jamais réussi à construire. Alors, même sans soleil et sans amour, la mauvaise herbe s’acharne et pousse. Pousse et grandit et rampe et s’infiltre, partout, entre les briques, sous les tapis, dans le creux des moulures.
Si le Danaé est un navire, c’est de ton bois qu’il est fait.
Quoi d’étonnant, alors, à ce que tu y sois partout sans y apparaître vraiment nulle part, que tu ne sois qu’yeux, qu’oreilles, et frémissements ; l’ordre n’a pas besoin de t’être envoyé que tu l’as déjà reçu et si tu n’arrives que bien plus tard, c’est que tu l’as voulu.
Tu as, comme toujours, mis un point d’honneur à prendre ton temps avant de pousser sans y toquer, la porte de son foutu bureau. Qui croît-il tromper encore, derrière ces tas de papiers qu’il ne lit plus que d’un œil ?
Tu entres en riant, goguenard de ces scènes récentes qui n’ont pas réussi à t’échapper. Alastor t’a planté.e dans son ventre et tu y es resté.e ; qu’il ne se plaigne pas que, plutôt que son ombre, tu sois devenu.e cette excroissance de son corps, aussi vitale que parasite.

“Elle n’a pas voulu de toi donc c’est moi que tu appelles pour faire le travail ?” lances-tu d’un ton moqueur en t’asseyant sur son bureau, sans prêter attention ni aux feuilles que tu éparpilles ni à celles que tu froisses sous ton poids.
Toujours, l’or de tes yeux cherche celui qui s’appelle ton maître. Si tu n’as jamais eu le droit à de l’amour, il n’est que justice que lui non plus ne réussisse à en trouver nulle part.
“Si c’est les vieilles que tu aimes, tu as de la chance, je lui mets plusieurs millénaires. Sauf si tu appelais pour que je te cire les pompes ?”

Aujourd’hui, Alastor ne se démonte pas.
Tant mieux, penses-tu ! Tu le provoques aussi pour ne plus le voir comme tu l’as vu trop de soirs, amorphe et désespéré. Ses yeux brillent de quelqu’ambition que tu pensais ne plus jamais y trouver, après de trop nombreuses déceptions.
Le verre est repoussé tandis que tu bondis de l’autre côté du bureau pour lui faire face plus franchement. Un sourire à ton tour, s’est permis d’étendre tes lèvres.

“Enfin !”

Et d’excitation tu sens pousser depuis le bois-même du bureau de petites feuilles caduques. Tu en oublierais presque de lui demander les raisons de ce soudain revirement d’attitude, tant il exauce tes souhaits.

“Ça doit bien t’arranger alors… Tu pourras le bouter dehors plus facilement, et tu n’auras pas à craindre que je lui tombe un peu trop franchement dans les bras. Même si, soyons honnêtes… Tu ne manques tout de même pas à ce point de confiance en toi ?”

Les bras croisés sur ta poitrine, tu le défies du regard. D’atteindre le niveau des empereurs que tu as toujours servi. D’aller plus loin encore. De réclamer ce qui vous appartient.

“Dis-moi alors, comment nous nous y prendrons. Et ne t’avise pas d’oublier de me donner le rôle qui m’appartient : pas derrière toi, jamais derrière.”

“Si tu crèves, souviens-toi, ça ne sera que de mes mains maintenant. Et je vais là où je veux.” Que tu grondes, sachant pertinemment mentir.

La laisse qu’Alastor t’impose n’a jamais été bien longue et tu peux compter sur les doigts de tes mains les fois où il t’a laissé revoir le ciel bleu pendant plus d’une heure sans surveillance. Il devrait craindre que tu prennes la fuite à la première occasion mais il se doute bien que tu ne le fuirais pas.
Ces derniers temps, il a bien compris que tu n’avais que lui. Que lui et ta colère que personne ne te prendra, celle qui vibre sous tes os quand tu repousses sa main sans ménagement.

“Ah ! Je m’en doute bien. Je pense même me douter de quelle traîtresse tu parles.” Tu rétorques, fière volte-face à l’injure dont il te fait cadeau.

Il faut bien que tu lui rappelles qu’il n’est pas le seul dans ces lieux à laisser son pouvoir bouillir et fermenter ; tu es partout au Danaé, tu entends tout, de la bouche des hommes comme de l’herbe qui bruisse de l’autre côté des murs. Parfois une abeille chargée de pollen se perd sur une fleur fanée du hall et ce qu’elle dissémine te murmure des secrets venus de loin, des secrets de mauvaises herbes et de plantes grimpantes.

“Mais comment t’y prendre ? Tu veux appeler ton ancienne chérie, pour qu’elle te dépose la petite fuyarde qu’ils abritent là-bas ? Laisse-les s’entretuer d’abord plutôt. Tu as toujours été un vautour, Alastor, tu es bon pour festoyer sur les restes.”

“Et tu sais que je le ferai avec toi, si c’est ce que tu veux, je festoyerai de leur chair après le coup fatal et s’il faut qu’il nous abatte, ce ne sera pas sans y payer le prix de leur sang !” Les mots t’échappent, sans que tu les retiennes, alors que tes mains viennent s’emparer de son visage, sans détourner la trajectoire de ses yeux.

Car c’est dans ces moments-là qu'il te ressemble le plus ; quand il daigne enfin sortir de la léthargie qui le prend trop souvent, quand il relève la tête pour regarder le ciel, son royaume, celui qui aurait dû lui revenir de droit !
Le même ciel que tu as toujours voulu conquérir, enchaîné.e à la Terre et aux hommes depuis ta naissance, mais le regard fixe, toujours fixe, fixé sur les nuages qui camouflent l’Olympe que tu détruirais brique par brique si ta liberté avait ce prix.

“Réfléchis donc à tes magouilles, si tu les as déjà en tête. Kidnappe la traîtresse ou un de ces monstres de petit acabit, si ça te chante… Mais la guerre, non, la guerre, nous la ferons, tôt ou tard.”

Attendre, pour aucun de vous deux, n’a jamais été une option choisie à la légère. Cela vous coûte cher, de ronger votre frein pendant des décennies, des millénaires, en ne faisant que rêver au goût du sang contre votre palais !
Mais vous avez aussi appris, plus durement que d’autres, que parfois, vous ne pouviez qu’attendre.
Pour le moment, cependant, ce n’est pas ce à quoi tu penses. Tu penses juste à ce feu qu’il rallume, cette flamme des empereurs dont tu as toujours été l’ombre. Cette fois, vous brûlerez à deux et c’est ce que tu entends bien lui faire comprendre lorsque, sous l’impulsion de tiges de lierre jaillissant de tes cheveux pour s’appuyer sur le bois de son bureau que tu le renverses de sa chaise pour le plaquer au sol.
Toujours, cependant, les yeux au ciel.

“Je mènerai tes armées jusqu’au Tartare s’il le faut, Alastor. Je n’ai jamais voulu que mettre le feu à ce monde qui ne nous a jamais considérés, tu le sais… Alors, ce soir, s’il faut que cela soit la veille de cette guerre que tu déclareras, laisse-moi t’offrir mes bras plutôt que mes dents.”

“Il me vient de ton sang.” souffles-tu entre tes dents qui s’approchent dangereusement de sa jugulaire.

La haine, demande-t-il ! Ne se doute-t-il pas de son origine ?
Elle est aussi vieille que toi, elle a eu le temps, de fermenter, de répandre ses racines  dans chacune de tes veines, elle parle ton langage et tu es son hérault, tu n’as que la haine pour visage et pour seul drapeau.
Zeus t’a fait.e pour servir, pensant naïvement qu’à force d’obéir, tu finirais par aimer ; il n’a fait que désigner les victimes de ta haine. Ni dieu ni maître sur la Terre, voilà ton but ! Et s’il faut pour l’obtenir brûler tout l’univers, ne respirer que la cendre éparpillée par les branches de tes semblables, tu le feras.
Tu as eu le goût de la haine à défaut de connaître celui de l’amour.
Il faut bien que tu te nourrisses.

“Ah ! C’est là que tu me ressembles. Toi aussi, tu ne sais que mordre.”

Face au refus d’Alastor, destiné peut-être à te narguer, à tourner en humiliation un de tes rares dons, tu te redresses sans le libérer, pour le toiser longuement.
Dans une autre vie, peut-être que vous vous seriez aimés. La vérité, c’est que vous ne pouvez pas vivre l’un sans l’autre ; vous vous offrez la certitude qu’au bout du monde, jusqu’à ce que la Terre ait brûlé, il restera quelqu’un pour nourrir votre haine.

“Fais ce que tu veux mais tu ne me chasseras pas ce soir.” Et c’est un ordre, que tu oses imposer au maître ! “Je sais que tu dors mal, quand tu es seul.”

C’est là peut-être, que vous vous ressemblez le plus.