Dès que l'on entre dans cette salle, on est immédiatement frappé par la solennité qui y règne. L'éclairage de la pièce, tamisé et doux, invite à la concentration, à la réflexion, à l'échange. Un rendez-vous, qui aura lieu dans la journée même. Une avance sur les autres ambassadeurs, parce que tu apprécies profiter du silence, de l’absence de tes confrères. Tu as pris place sur le vessel, celui qui est le tien.

Celui qui répond au titre de prince des songes.

Le trône d'Hypnos est bien plus qu'un simple siège, il est le symbole de la paix et de la quiétude, où tout ce qui importe est la tranquillité de l'esprit et l'apaisement du corps. Assis sur celui-ci même, tu te sens enveloppé par une douceur infinie, prêt à te laisser porter par les songes les plus doux et les plus sereins. C’est presque comme si ton père veillait sur toi.

Sensation unique, une impression de froideur qui envahit tout ton être. Le marbre, dur et lisse, semble te rappeler sa force, son élégance, sa beauté. Caché sous un masque, tu ne peux que compter sur tes autres sens pour profiter de l’instant. Un moment éthéré, divin, même.

Quelqu’un te coupe. Une présence - déjà ?!

“  — Je ne pensais pas qu’on me rejoindrait aussi tôt.

En direction du nouvel arrivant, que tu ne peux pas reconnaître, tu tournes la nuque lentement. Tes réflexes, ceux d’un combattant, ceux qui ne manifestent que quand tu es privé de la vision, hurlent de te concentrer sur les pas qui approchent, les discrets souffles, ceux d’une respiration à peine audible.

“ — Une chaise, sans propriétaire, n’a aucune raison d'exister.

Esquisse satisfaite. Bien heureux de reconnaître sa voix, tu ne peux espérer un meilleur partenaire pour partager cette salle. Tu ne lui réponds pas, comme pour lui obéir. Une insolence presque manquante, quand on y pense. Tel un rêveur, tes membres ne bougent pas tandis que tu l’écoutes en train de cracher son venin.

Difficile de savoir que tu jubiles, derrière ce masque.

Impossible encore de réaliser que tu t’amuses avec tes pouvoirs. Unique trahison de tes pupilles, qui te permettent d’indiquer au monde que tu es plein dessin sur un voile, celui de la réalité.

“ — Je n’ai pas besoin de prendre la parole pour donner mon opinion, olympien.

Une voix qui reprend celle d’Emon. Une hallucination, celle de grotesques figures. Des pantins désarticulés de tes confrères se trouvent sur les différents trônes. Pitoyable spectacle, ils sont maintenus par des fils qui semblent s’étendre vers les cieux.

“ — Les autres m’écoutent sans le réaliser, contrairement à toi.

Les yeux des pantins des autres ambassadeurs se tournent toutes et tous en direction du blond.

“ — Mais tu tombes bien. Je voulais te remercier. Grâce à toi, je suis ici. Le fort enfant d’Hadès, qui pourrait penser qu’il me verrait comme un égal ? Les choses auraient été bien différentes, sans toi, Cecil.

Un plaisir coupable. Tu adores l’entendre, sentir la peur dans sa voix. Tu frémis, comme si tu respirais cette crainte, tu as l'impression de devenir plus fort juste à l’entendre. Tu peux sentir le malaise palpable dans l'air, tu pourrais presque le toucher si tu tends la main.

Ce n’est pas un adversaire, c’est un jouet. Un objet, sans aucune valeur, ni émotions. Tu ne peux pas te sentir mal, tu n’as pas le droit, tu dois lui faire payer. Il est responsable de la totalité des maux du monde, sur l’instant. Il est l’antagoniste, alors, continue.



Tu ne t’arrêteras pas. Tu ne peux pas voir la personne derrière le plaisir que tu prends. Sinistres mannequins, ceux qui se déplacent de manière absurde, poupées de porcelaines loin d’être vivantes.




Arrête d’exister, alors.




Tu t’arrêtes.

Fleurs de coquelicots, les mannequins se dispersent en fins pétales fragiles. Après quelques longues secondes, ils finissent par totalement disparaître. Fouet de l’air qui a frôlé ton visage. Quelques cheveux qui s’envolent avec la brise, une réalisation.

Il est humain. C’est la première fois que cela te vient à l’esprit. Tu laisses tomber ton masque au sol, pour lui dévoiler ton visage. Tu es terrifié. Non pas par lui, ni même la lame, mais par toi-même. Tu ne veux pas l’admettre mais tu es devenu le reflet de ce que représente le fils d'Arès à tes yeux. Un monstre.

“ — … Je suis désolé.

Souffle rapide qui sort de tes lèvres, tu essayes de te relever brusquement avant de retomber à tes genoux. Violence sur tes articulations, tu regardes en sa direction. Voix tremblante, choc qui t'empêcher de même penser au fait de te relever. Une réalisation soudaine. Tu parles plus doucement.

“ — ... Je suis désolé d’être vivant.

Doigts écrasés, tu ne peux t’empêcher d’hurler de douleur. Craquement léger, une certitude en toi qu’il vient de te détruire les phalanges. Bruit sourd, tes yeux sont sur ta propre main. Rougeur, écarlate du sang qui reprend possession de ta main. Qui s’en prend à quelqu’un au sol, encore plus à quelqu’un qui a clairement abandonné le combat.

Les secondes s’écoulent et tu réalises. Ce qu’il vient de faire, ce qu’il vient de réaliser sans aucune honte, ni regret. Souiller l'emblème, le semblant de dignité de ton père dans cet endroit. Choc qui t'empêche de réfléchir, tu ne sais pas comment faire, dans cette situation. Encore une fois, personne pour t'aider.

“ — …

Tu es terrifié. Par toi-même, mais maintenant par lui.

Il t’ordonne et tu exécutes. Avec difficulté, tu lèves l’intégralité de ton corps las, de ce vessel qui ne sait que choisir entre haine et effroi. Tu lui offres un regard, un que tu n’as jamais offert à personne, comme si tu allais vraiment en finir avec lui, cette fois. Un sourire en coin, discret, presque sadique.

Tu ne lui réponds pas. Tu l’approches, de la manière qu’on approche une biche égarée. De plus en plus proche, tu n’ignores pas sa lame. Au contraire, même. Tu approches ta gorge de cette dernière, à quelques millimètres de l'argent, celui qu'on utilise pour les créatures dans votre genre. Déglutir même pourrait être une erreur fatale.

“ — J’assume.

Ta voix tremble. La lumière se reflète sur la lame, si proche de ton visage. Du coin de l'œil, tu la fixes, sans pourtant fuir le regard de ta proie, de ton prédateur. Tu le dévores du regard, comme si tu n’avais jamais mangé, comme si tu savais qu'il serait ton dernier repas.

“ — Je t’offre la victoire sur un plateau d’argent. C’est ce que tu veux, non ?

Des actes irrationnels, tu n’es pas sûr de totalement de te maîtriser à ce moment. Une vision amère, celle de le voir si frêle, si fragile. Tu n’es pas sûr de comprendre ce qu’il veut de toi. Est-ce que ça l’amuse d’être au centre de ton esprit en permanence, le réalise-t-il même ?

Un jour, tu regretteras de fermer les yeux au monde, à la douleur. Cependant, aujourd’hui, tu te laisses enlacer par un danger étouffant, un toucher qui finit toujours par t’abandonner. Tu espères secrètement qu’il en termine, qu’il te libère du monde éveillé. Tu dois endormir le monde, mais tu oublieras vite ce fardeau une fois dans un sommeil sans fin.  

Si quelqu’un doit m’envoyer aux hadès, c’est toi, Cecil.

Un lien entre vous. Bien plus qu’une rivalité, une tragédie. Une offrande qui se cache sous l’incendie que représente ses mots. Feu de joie qui te brûle l’esprit, un bûcher où tu es le condamné. Marre de l’entendre se faire des histoires, des cendres qu’il s’est construites, incapable de comprendre ta façon de voir le monde.

“ — Ouvre les yeux.

Tes doigts délicats, ceux de ta main gauche, la seule encore fonctionnelle, se couchent sur le manche de l’arme. Tu la caresses langoureusement, comme si tu caressais sa main. Aucun geste pour la récupérer, de manière à prolonger ce contact avec celui que tu méprises.

“ — Ne vois-tu pas que je t’envie déjà tellement ?

Tes yeux passent de cette maudite lame, cet échange étonnant, à ses bras fins, sa chair dont tu te délectes, tu passes sur ses épaules succulentes, sa gorge si fragile, pour finalement t’arrêter sur la partie inférieure de son visage.

“ — Cette manière de parler, d’être. Tout ce qui sort de tes fines lèvres, ton expression délicate. Je veux devenir la personne que tu es. Tu m’obsèdes. Depuis notre enfance.

Le poignard est le tien désormais. Tu tiens pathétiquement son manche, presque faiblement, tandis que les lames de ses mots s’enfoncent sous ta peau. Une impression de déjà-vu, comme si par le passé, il t’avait déjà craché ces vérités au visage, c’est seulement maintenant qu’elles te touchent.

Tu tentes de garder cette neutralité hostile, ce regard blanc, celui du guerrier fier d’il y a encore vingt secondes, mais il a touché, peut-être même remporté la victoire. Comme à l’époque, tu as essayé de tout balancer pour l’intimider, mais cette fois, ça se retourne contre toi. Les dieux se moquent probablement de toi.

“ — N’utilise pas ça… Non… Contre moi…

Tu hésites, ta voix tremble, tu balbuties. Ce charisme, où est-il maintenant que tu en as le plus besoin ? Tourment de l’âme, celui qui serre le cœur, qui transperce ton corps et le fait souffrir. Tu n’as jamais ressenti ces émotions, aussi violentes. Ce rejet, tu le vis mal.

“ — … C’est toujours la même chose. Tu es répugné par ceux qui voient des qualités en toi.

Tu serres le poing, sur la lame. Tu le laisses se balancer dans le vide comme cette dernière. Tu grinces des dents, comme sous frustration, avant de prendre la parole, bien plus fort que d’habitude.

“ — Et si je le faisais ?!

Tu t’approches, bien plus rapidement cette fois-ci. Tristesse dans les yeux, violence dans le poing, fermeté à laquelle on ne t’associe pas. Maintenant, tu te trouves à quelques centimètres de son visage.

“ — Avoue-le ! Tu te détestes, Cecil.

Un crescendo. Des informations, des données que tu n’arrives pas à cerner, à identifier. Une agression, la kératine qui semble vouloir arracher la peau de tes joues. Pression impossible à ignorer, tu ne réalises même pas ce qui a suivi cet acte. Ton esprit se porte à la lame. Un combat pour la survie, tu pourrais y mettre fin. Des fleurs de sang en train d’éclore dans ce dos, une ironie divine de finir noyé de la couleur des coquelicots.

Un mouvement des phalanges sur ce bijou d'orfèvrerie, avant d’enfin comprendre ce qu’il vient de se passer. La brutalité de la vérité te fait lâcher le poignard. Un bruit sourd que tu ne peux pas entendre. Source de misère, une volupté engloutissante. Le temps ne s’arrête pas, au contraire, il va bien trop vite.

Si seulement tu pouvais retourner le temps, revivre encore et encore l’allégresse de ses lèvres en pleine conquêtes des tiennes. Il t’a dérobé de ton premier baiser, sans même savoir s’il en était de ta volonté. Tu ne le repousses pas, au contraire. Tu ne veux pas le repousser. Presque comme si cette situation te plaisait, mais tu ne veux même pas te pencher sur cette possibilité.

Une main qui vient mettre fin à l’échange.

L’idée de passer tes paumes autour de sa taille pour reprendre votre pourparler est venue à l’esprit, mais dans les faits, tu ne fais rien de la sorte.

Tu recules d’un pas, puis deux, expression de choc sur le visage qui se forme, peu à peu.

“ — Tu ne peux pas… Non.

Vent de frayeur dans l’âme. Respiration haletante, saccadée. Des sueurs froides, une incapacité à former des pensées. Torrents d’idées, sans jamais trouver pied. Le monde semble de plus en plus menaçant, comme flou. Panique. Tu t’installes à genoux, comme pour tenter de récupérer ta - votre lame.

Un océan de silence, celui dans lequel tu sembles te noyer. Une étreinte froide, celle du tumulte de tes émotions te submergeant sous des vagues violentes. Les lames que sont les sentiments t’empêchent de respirer, de lutter contre le courant qui semble le faire chavirer. Eau dans tes poumons, ton être est plongée sous les maux, ceux du cœur et de l’esprit.

Tu te concentres, comme tu sais le faire, sur ta respiration. Tu affrontes la tempête, et peu à peu, tu remontes vers le haut. Une fixation sur l’instant présent, pendant de longues secondes, suffit pour le voir, l’entendre, créer un gouffre si profond entre vous deux.

Cet instant est en train de s’écouler dans le céruléen de cette mer qui vous sépare. Plus tu t’approches de la lumière, celle de la surface, plus il - Cécil s’enfonce dans les abysses infinies. Lame en main, premier et dernier cadeau de l’homme aux cheveux rappelant le sable fin, tu ne la lâches pas. Quelques mots s’échappent de tes lèvres, trop discrets pour que quelqu’un se retourne.

“ — Cecil…

Tu le connais ce visage. Dernière expression de regret avant que mère t’abandonne, avant que Cecil t’abandonne. Ce n’est pas grave. Encore une preuve que ce monde doit s’endormir pour son propre bien. Ceux que tu as blessés, ceux qui t’ont blessé, tous feront de beaux rêves. Allez, il est temps de te lever, futur maître du sommeil. Ne laisse pas la souffrance, ne laisse pas cet obstacle te faire perdre des yeux ton objectif.

Quelques pas vers ton masque, tu t’es permis une nouvelle faiblesse, tu t’es retourné, comme pour voir s’il est resté - s'il est revenu.

C’est la dernière vision que tu auras avant de recouvrir de nouveau tes yeux.