‹ Et moi mes mains pleines de savon
Je les lui plaque sur les yeux ›

Lui aussi étouffe, il ne faut pas croire ; que Zana n'aille pas tout garder pour lui ! Innocent est incapable de rester trop longtemps dans ses bureaux sans crever d'ennui ; alors l'image du détective et la douleur qu'elle inspire le poursuit sur les chemins. Elle est d'une permanence troublante : Zana de dos, de profil, de face surtout pour accentuer la fixité de son regard sur lui — tous les angles lui donnant une envergure nouvellement déployée. Rotoscopie des dominants. Que lui fait tout son possible pour ne pas respecter. C’est son modèle de dévotion.

À force d'irrévérence il faut savoir se renouveler : pour être dans ses mauvaises grâces, mais dans ses grâces quand même — Innocent doit ruser et pousser l'aséduction à de nouveaux sommets. Il l'a donc invité. Il est même surpris que Zana ait accepté de venir. Mais ça lui fait chaud au cœur, vraiment : une chaleur rance et organique lui parcourt le corps pendant qu’il se prépare. En toute logique il arrive donc en retard et mal rasé au rendez-vous. Depuis l’entrée du café il voit Zana assit dans le fond, le dévisage carrément avant d'être abordé par la serveuse. ‹ Bonjour, oui, je m'assois là au fond, avec le monsieur- un chocolat chaud et un café s'il vous plaît. › À Monsieur, son plus beau sourire canaille, traversé d’une joie grossière ; en contraste avec sa fermeté, qui le rend fou. Une folie brûlante anime ses pas et le fait tressailler jusqu'à la table. En quelques enjambées le voilà devant lui. ‹ Monsieur le détective ›, il ne l'appelle pas patron, mais roucoule sur le même ton soumis, ‹ vous avez rien commandé ? Il fallait pas m'attendre ! › Il commence à parler avant de s'asseoir, fort d'ailleurs, en faisant racler sa chaise, et les frottements de son blouson quand il l'ôte remuent le parfum de tabac froid qui l’imprègne. Zana, assis en face de lui, dos au mur, est une icône : le contraste de ses cheveux noirs sur le fond bleu uni du papier peint le fait frissonner.

Il ne faut pas croire. L'image n'éveille pas chez lui la moindre fibre artistique : Zana — et tous ses surnoms, surtout — ne lui inspire rien de plus haut qu'un désir de désacralisation, qui est chez lui chose instinctive. Il voudrait arracher la toile. Comme on arrache l'herbe ; comme on tire sur l'écorce. Zana est beau comme la nature, d'une beauté qui se tient toute seule, et qui n’attend effectivement personne pour être admirée. Et il a de l'argent pour lui, ce qui le rend plus charmant. Le cachet est placé entre eux en évidence. C'est un piège grossier qui ne prend même pas la peine de se dissimuler ou de se tendre vraiment ; Zana sait qu’Innocent ne partira pas tout de suite. C'est qu'il n'a rien d'intéressant à lui dire ; il ne l'a invité que pour le voir sous une lumière différente, et déguster son dégoût dans un cadre propice. Les plafonniers du bureau font une lumière égale mais là, dans la lueur douce des appliques, sa froideur lui apparaît pour ce qu’elle est vraiment, totalement intime et intérieure. Il pourrait presque voir battre sa poitrine, grossie d'elle-même. Ses yeux battent pour regarder ses paupières. Lui en observe pieusement le relief externe. C'est un recueillement vain et ridicule, mais objectivement, un spectacle fascinant de beauté plastique, intimement compactée dans son mystère. Innocent l'observe cinq longues secondes sans rien dire, l'air parfaitement satisfait, les coudes sur la table en lui souriant bouche fermée. Son regard oscille sans arrêt entre sa frange — son nez — ses sourcils taillés — ses yeux sans cernes — son col sans plis — ses mains si douces, le mur enfin. Il ne peut pas capturer d'un regard tous les méticuleux détails de cet idéal. Le pouvoir ça se déguste ; c'est pour ça, que c'est puissant. On se sent débordé par cette rigueur inhumaine et marginale. On prépare leurs boissons dans le fond. L'ennui de l'attente le gagne d'un coup, comme les enfants, alors Innocent souffle comme en prière : ‹ Monsieur, vous êtes trop bon. › Lorsqu'on tire sur le revêtement — mi-peau mi-formica —, qu'il a si lisse, comme du plastique, est-ce que ça saigne ? Ou est-ce qu'un deuxième Zana Hysenaj apparaitra avec des expressions pleines et franches que l'intériorité n'étouffe plus ? Innocent essaiera de le déceler avec ses lèvres d'abord. C'est son plan. Il ploie le cou, lui attrape puis lui baise les mains.

‹ Et moi mes mains pleines de savon
Je les lui plaque sur les yeux ›

Le coup le surprend naturellement, comme le coup de griffe pour imprudent-es qui crient au loup ; mieux, comme un coup de tonnerre, une punition venue de plus haut que lui et qui le cible spécialement, dont la douleur châtiée le transcende de part en part. La douleur elle-même est d'une rondeur assourdissante qui s'annihile dans son propre choc. Il la ravale, avec son sang. Ses mains agrippent machinalement celles de Zana, avec une tendresse hargneuse, avant d'y enfoncer ses ongles courts ; ainsi on dirait que c'est Innocent lui-même qui le mène à sa gorge. Il le regarde de tout près désormais, porté par son élan, les yeux plissés et la tête parcourue d'une bouffée de chaleur. Son visage est tiré en arrière comme si une épingle à nourrice à l'arrière de son crâne venait saillir ses traits pour le forcer à sourire : cela lui fait un regard tendu et absolument vilain.
‹ Lâchez-moi ! › Sa voix est précipitée, crissante, rieuse. ‹ Lâchez-moi, vous me faites mal ! ›
Une inspiration a tout juste le temps de se faufiler entre ses lèvres, et il la souffle, chaleureusement, sur les doigts du détective. Innocent prend toute la hauteur de son jugement et de son absence de pitié. Il l'appréciera mieux encore, ce livre d'images en papier glacé — sur toutes les photos Zana le regarde droit dans les yeux —, quand il en aura corné les pages ; pour placer sa marque d'intérêt innocente, il lui pince la peau au niveau du poignet.
Tout le café ameuté retient son souffle depuis les tribunes ; l'applique continue de brûler gentiment sur le mur, toujours, elle inonde maintenant les cheveux de Zana d'une lumière dorée et diffuse. Innocent se prend cette vision dans les yeux qui lui fait rejaillir l'irritation du coup de poing sur l'aile de son nez. Il se bat avec un ange. Voilà qu'il arque les sourcils en réalisant l'ampleur de la scène. Un trait de sang file de sa narine gauche.
D'un mouvement quasi-unanime et merveilleux il semble que tout le monde ait eu la même réaction que lui, et on se lève par vagues entières pour arrêter la scène, blasphématoire, réservée aux tableaux et à leur intimité absente. ‹ Arrêtez ! › La serveuse qui l'a accueilli les observe avec effroi depuis la porte. C'est une de ses collègues qui fonce sur eux pour les séparer, une main sur chacune de leurs épaules. ‹ Oh, qu'est-ce qui vous prend ?!  ›
Plein d'indulgence, Innocent ressert sa prise sur son poignet. Il se balance au bout de sa poigne, rêveur, le sang coule jusqu'à ses lèvres.
‹ Venez, on sort. Il le goûte, lascif. La saveur salée l'ancre un peu et il sent toute l'humilité euphorique qui le transcende d'être ainsi observé de partout. ‹ Sauf si vous voulez me frapper encore. › Autour d'eux, des dizaines d'yeux acquiescent. Ils dérangent et Zana avant lui. De toute la pièce c'est Innocent qui l'aime le plus désormais.

‹ Et moi mes mains pleines de savon
Je les lui plaque sur les yeux ›


Il ressemble à un animal, une sorte de gros insecte à six pattes recroquevillées lorsqu'il déboule sur le trottoir, les jambes flasques, les coudes ramenés contre les côtes, traîné par la nuque. Innocent ne dit rien, ne proteste pas. Les regards des client-es sont des dizaines de couteaux dans leur dos — il aime s'imaginer que Zana et lui partagent le même à cet instant, car ils sont des âmes-sœurs aux yeux des autres — et lui ne fait qu'un petit gargouillis en guise de réponse, un cri guttural rentré dans sa gorge. Son cou lui chatouille affreusement.
La porte claque au moment où Zana se sépare de lui, et le laisse tituber et s'éblouir dans la lumière du jour. Innocent lui montre un instant son profil éclairci par le soleil, où les rigoles de sang ressemblent à des ratures d'encre sur un portrait académique, quelque chose de trop grossier pour la réalité des quartiers mondains.
Alors Zana continue de parler, raye son visage à nouveau, je cite : il le tue. La proposition ne vient pas d'Innocent, mais allume dans son regard — désormais dirigé vers lui — une lueur avide et malade qui ne comprend pas les métaphores : il pense que celles-ci prennent toujours racine dans une vérité substantielle, dans ce cas, que Zana veut le tuer comme il tuerait un moustique : moins pour la nuisance que pour l'être, pour la forme que pour le fond. On l'a dit, il ressemble à un insecte. Il pense au fait qu'il faut qu'il retourne payer, faire un numéro, mais une phrase l'arrête et le reprécipite sur terre ; une absurdité que Zana déclare comme une évidence. Il serait comme tout le monde.
‹ Pardon ? › Ce mot, vidé de toute volonté d'excuse, mais aussi de toute offense, est étrangement prononcé dans sa bouche. C'est un mot creux fait pour mieux rebondir sur ceux de Zana, qui mène toute leur conversation. Ils ont beau être dehors, Innocent n'entend que lui, sa voix met en cloche les bruits de la ville.
Il est comme tout le monde. Il attrape le mouchoir de sa main en pince de crabe, se tamponne la lèvre et remonte lentement jusqu'à son nez. C'est quand la douleur devient insupportable qu'il gémit puis le retire lentement, sans un sourire. ‹ Vous êtes culotté de me dire ça après m'avoir pété le nez. › Lui non plus ne le regarde pas, les yeux baissés sur son ouvrage. Le mouchoir déplié dans ses mains, il observe la forme anguleuse qu'a laissé son sang sur le papier. Il est comme tout le monde. Cette réflexion le laisse pensif, alors candidement il demande à l'intéressé : ‹ Allez-y, dites-moi ce que je cherche, c'est vous le détective. › Il renifle audiblement, une boule de sang coagulé se précipite au fond de sa gorge, le fait tousser, il la goûte malgré lui sans y trouver le même plaisir que précédemment. Il est comme tout le monde. Faudrait-il qu'il le frappe, lui aussi, pour se rattraper ? Faut-il qu'il baisse encore dans son estime pour s'y inscrire ? Il semble étrangement normal, comme refroidi. Blessé, confus, les sourcils naïvement arqués, Innocent ne comprend pas. Il est un chien battu observant la conséquence de son mauvais comportement. Si l'on récapitule il s'est fait insecte, sale cabot dans la prise solennelle de Zana, une de ces créatures que l'on soumet à volonté, personne n'en dira rien. Ce n'est pas ça qui le dérange.

‹ Et moi mes mains pleines de savon
Je les lui plaque sur les yeux ›


Il dit Innocent comme les juges las diraient coupable. Ce nom complet ne veut rien dire. Lui-même s’est souvent faite cette réflexion, qu'il ne sait pas à quoi ce rapporte ce mot suturé et d'ailleurs imprononçable, mais son nom formulé par Zana fait apparaître de manière plus éclatée, écartelée, l’étymologie de son mépris. Ce n’est pas un nom de famille qu’il a mais une sorte de grosse particule collée au mot qui lui sert de prénom, qui n'a de sens que lorsqu'elle est utilisée pour le prendre de haut : professionnellement, humainement, cela dépend. Souvent l’un suivait l’autre.
Il frissonnait du vide et de la promesse inachevée de ce nom dans la bouche de Zana. La sienne, de bouche, se sépare comme une ravine d'où le sang fuit sur les pavés d’émail sur laquelle le passant s’est trop promené.
‹ C’est un truc d’Aphrodites, de demander à ce qu’on les aime, ou c’est que vous ? ›
La carcasse de son amour dévidé de sa substance est tout ce qu’il peut offrir. Il n'a ni désir, ni compassion, ni volonté de bien faire. Son amour est celui des cols repassés et remontés ; son amour, celui transfugé dans ses veines pour tout ce qui lui est supérieur, est celui qui le fait le sentir au plus bas, et qui fait honte à toutes ses mères. Celle de Zana aussi doit être embarrassée. Lui qui n'en a plus qu'une, de ce qu'on lui a dit, que pense-t-elle de cette parodie qu'ils jouent ? Les dieux, les passants froncent le nez devant la comédie qui anime leurs gestes, et le sang, et le pus ; car il l’a blessé. Mais il réinsiste :
‹ Vous voulez que je vous supplie à genoux de pas me laisser c’est ça ? ›
Il n’est pas Jésus car il n’a pas son amour et que ses plaies à Lui ne sont pas purulentes. Innocent recule d’un pas et manque de tomber à terre, sans personne pour le relever, il se maintient debout par un mouvement animal, ses pupilles en forme de croix. Il répond en questionnant méchamment : ‹ C'est ça ? Est-ce que c'est parce que vous avez pas de parents ? On m'a dit. › On ne veut rien dire. Debout devant lui, il le dépasse à peine, le front frappé d’un éclat de soleil tombant des toits, transcendé par la douleur offerte. Par précaution, il penche la tête et lui présente sa mâchoire piquée d'un duvet dru, à part ça impeccable.